A l’heure où le défaut de paiement imminent de la
Grèce rend plus que probable sa sortie de la zone euro (à la grande panique des
euro-atlantistes [R1]), il n’est pas inutile d’expliquer (la conscience de mes
limites en matière de science économique me pousserait plutôt à dire « de
tenter d’expliquer ») pourquoi la zone euro n’est ni souhaitable, ni
tenable, et pourquoi, sauf formation d’un « Etat européen unique »,
elle est vouée à l’éclatement à plus ou moins long terme.
Je laisse de côté le caractère anti-libéral de tout le système [R2], pour me concentrer sur son irréalisme intrinsèque. Et pour cela, comme l’a si bien dit Simon Ganem, rien de tel que retourner aux fondamentaux de la théorie des zones monétaires optimales.
Je laisse de côté le caractère anti-libéral de tout le système [R2], pour me concentrer sur son irréalisme intrinsèque. Et pour cela, comme l’a si bien dit Simon Ganem, rien de tel que retourner aux fondamentaux de la théorie des zones monétaires optimales.
Cette théorisation trouve son origine dans le
célèbre article de l’économiste canadien Robert A. Mundell « A Theory of
Optimum Currency Areas » ( The
American Economic Review, Vol. 51, No. 4, pp. 657–665, 1961), soit, en
français, « Une théorie des zones monétaires optimales. »
L’article date certes d’un demi-siècle, mais il est
pourtant encore très régulièrement cité dans les discussions relatives au
fonctionnement des zones monétaires [R3]. Il expose les conditions nécessaires au bon fonctionnement d’une union monétaire
entre différents Etats. L’examen montre, de manière implacable, que la zone
euro ne remplit pas (et ne remplira vraisemblablement jamais) de telles
conditions, et qu’en conséquence l’euro constitue, sinon une catastrophe
économique, du moins un sérieux handicap pour l’avenir de notre continent.
Qu’est-ce
qu’une zone monétaire optimale ? Il s’agit d’une
« zone géographique (et non
politique) optimale dans laquelle les équilibres économiques interne (faible inflation et plein emploi) et externe (une position soutenable de la balance des paiements) pourraient être plus facilement atteints avec un régime de taux
de change fixe. »
Qu’est
qu’un régime de change fixe ? Il s’agit d’un système
monétaire où « le taux de change [de
la monnaie] est fixé arbitrairement par les autorités monétaires. L'équilibre
du marché des changes est assuré par l'intervention de la banque centrale qui
vend les devises étrangères si l'offre dépasse la demande des devises et achète
les devises si l'offre est inférieure à la demande ». Un tel système
s’oppose au régime de changes flottants.
Les régimes de changes flottants ont progressés au
niveau international depuis les Accords de la Jamaïque en 1976. Ils présentent
comme avantage l’ajustement automatique de la balance des paiements. Un déficit commercial entraînera une dépréciation de la monnaie domestique
qui permettra une amélioration de la compétitivité des prix. A l’inverse, un
excédent commercial entraîne une appréciation du pouvoir d’achat de la monnaie.
Ce système permet donc au marché de
change de refléter la « santé » économique d’un pays au travers de sa
capacité à maintenir une balance commerciale neutre ou excédentaire (ou, ce
qui est la même chose, à éviter les déficits commerciaux). Dans le cas
européen, un régime de change flottant aurait conduit à la dépréciation de la
monnaie des pays réalisant des déficits commerciaux (France, Grèce, etc), ce qui les aurait alertés sur leur
situation économique et contraint à prendre des mesures correctrices (tout
simplement parce que les importations deviennent plus coûteuses dans une
monnaie dont la valeur baisse).
C’est
précisément cette sanction du marché que les Européens ont frileusement cherché
à éviter, en poursuivant leur projet politique d’unification monétaire.
Ils ont essayé de fuir la réalité et de vivre au-dessus de leurs moyens en
croyant qu’adopter la monnaie forte d’un pays économiquement avancé (l’Allemagne)
les conduiraient à la prospérité. Ce qui était inverser la cause et l’effet, car
ce n’est pas parce que la monnaie allemande est forte que le pays est prospère,
mais au contraire parce que le pays
est prospère (et réalise des excédents commerciaux depuis des décennies) que la
monnaie s’apprécie.
La résurrection de l’économie dirigée soviétoïde
aurait encore pu avoir quelque chance si la future zone euro possédait les
caractéristiques d’une zone monétaire optimale.
Quelle sont, selon Robert. A. Mundell, les
caractéristiques d’une zone monétaire optimale ? « La mobilité des facteurs (notamment du travail), la flexibilité des prix, l’ouverture commerciale, la diversification industrielle, des différentiels d’inflation faibles, un (ou des) système de partage des risques (intégration financière, budgétaire). »
Attardons nous sur trois de ces caractéristiques.
1 :
La mobilité des facteurs de production.
Pour être optimale, une zone monétaire doit
permettre le déplacement libre et rapide des facteurs de production (travail et
capital) depuis les bassins économiques stagnants vers les zones attractives. Vis-à-vis de l’euro-zone, le problème
insoluble est évidemment le déplacement des personnes au gré des oscillations
de l’emploi. La double barrière de la langue et de la culture (inexistante
aux USA, le modèle absolu des euro-fédéralistes), ne permet aux travailleurs
européens de se déplacer (sauf de manière marginale) depuis leur pays d’origine
vers les espaces de prospérité.
Voilà pourquoi les grecs et les espagnols (parmi
d’autres), ne parviennent pas à « exporter » leurs chômeurs en
Allemagne, ni à résorber leur 50% de chômage (chez les moins de 25 ans),
n’ayant pas une monnaie adaptée à leurs besoins.
2 :
Les différentiels d’inflation faibles.
« La
politique monétaire, donc de change, affecte significativement l'activité
économique nationale. Il faut donc que les conjonctures soient exactement
semblables dans deux pays pour que la politique monétaire souhaitable y soit
identique. » (Jean-Jacques Rosa, L'erreur
européenne, 1998)
A l’heure actuelle, 19 pays de l’Union européenne
utilisent l’euro. Les cycles économiques et les besoins de monnaie n’étant pas
les mêmes dans ces différents pays (et ce parce que leurs économies, leurs
structures productives sont différenciées [R4]), l’application d’une monnaie commune, émise par la BCE au même
rythme pour tous, est un non-sens économique, qui s’apparente à un vendeur de vêtements ne pouvant fournir qu’une seule
taille à ses différents clients [R5].
3 :
Le système de partage
des risques (intégration financière, budgétaire).
Le problème précédent pourrait trouver une ébauche de résolution si un gouvernement
fédéral européen, doté d’un solide budget, jouait un rôle stabilisateur et redistributif,
depuis les zones riches et adaptées à l’euro (c’est-à-dire l’Allemagne et
l’Autriche, car l’euro est en réalité le Mark), vers les zones pauvres et
inadaptées à cette monnaie (Europe du Sud en particulier).
« C'est
l'existence d'un système fiscal commun, constituant une sorte d'assurance
contre les chocs conjoncturels asymétriques, qui permet de maintenir un taux de
change irrévocablement fixe entre plusieurs Etats qui ne constituent pas
ensemble une zone monétaire optimale. » (Jean-Jacques Rosa, L'erreur européenne, 1998)
Ce type de mécanisme existe à l’échelle nationale.
En France, l’Etat subventionne à perte des régions dont il maintient le niveau
de vie proche de la moyenne (Corse, Bretagne, etc). Les défenseurs de
l’Etat-Nation voient là un signe de solidarité et un moyen de maintenir la
cohésion du pays [R6]. Mais un tel mécanisme n’existe pas (et n’existera
jamais) aussi longtemps que les européens « riches » n’accepteront
pas de payer pour augmenter le niveau de vie des européens
« pauvres » (ce qui se comprend).
Simon Ganem ne dit d’ailleurs pas autre chose :
« J’accepte la redistribution qui a
lieu à l’intérieur de mon pays même si elle est quasi-inconditionnelle,
unidirectionnelle et permanente, mais pour celui qui est de l’autre côté de la
frontière, "c’est une tout autre histoire". C’est caricatural, mais c’est bien ce problème d’identité qui est à
la base de l’existence et de la persistance de la crise économique dont les
solutions sont identifiées clairement, mais difficile pour certaines à
appliquer en l’état (par exemple, une union de transferts budgétaires entre
États). »
L’avenir
de la construction européenne dépend donc in
fine de la capacité des européistes à « créer un peuple
européen », ayant un sentiment d’appartenance assez fort pour accepter des
transferts de richesses [R7] et l’établissement d’un gouvernement fédéral, sans
lequel la monnaie commune est vouée à l’échec. Tel était
d’ailleurs la manœuvre des défenseurs du traité de Maastricht qui pensaient que
l’Europe économique allait nécessairement forcer
à construire à l’Europe politique.
Mais ce mauvais calcul ne tenait pas compte des affects en jeu (pour parler le langage
de Spinoza). Le sentiment d’identité et la solidarité ne se décrètent pas, ils
relèvent d’une construction politiquo-historique forte.
Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, l’hétérogénéité
et la diversité qui font la richesse du continent européen rendent plus
qu’improbable la réussite du projet politique de l’Union européenne. La
violation du vote des peuples (Traité de Lisbonne, etc.), et l’antidémocratisme
inhérent au projet européen [R8] le condamnent à se poursuivre au mieux dans une
indifférence polie, mais plus probablement dans une hostilité croissante,
jusqu’à son échec final.
[Remarque 1]: « Il faut tout faire pour que la Grèce reste dans l'euro » a
déclaré Manuel Valls, lors de l'émission Le Grand Rendez-Vous (Europe 1, iTELE,
Le Monde). On sait également que dans un échange téléphonique au sujet de la
crise grecque, la chancelière A. Merkel et le Président B. Obama « ont convenu qu'il était très important de prendre toutes les mesures
pour revenir sur un chemin qui permette à la Grèce de mener à nouveau des
réformes et de revenir à la croissance au sein de la zone euro »
(Communiqué de l’exécutif américain).
[Remarque 2] : « Au lieu d'être la marque d'un libéralisme moderne, la défense d'une
parité fixe du franc par rapport au mark, c'est-à-dire la fixation par les
autorités monétaires du prix externe de la monnaie, le taux de change,
s'inscrit dans la tradition des politiques dirigistes de contrôle des prix. »
(Jean-Jacques Rosa, L'erreur européenne,
1998)
[Remarque 3] : Il est par exemple cité par Alexandre
Delaigue au bout de quelques minutes de débat sur la situation européenne.
[Remarque 4] : A noter que le libre-échange
entre pays européens, seul bon côté de l’évolution politique d’après-guerre,
rend de plus en plus insensée l’utilisation d’une monnaie commune : « L'unification d'un grand marché détermine en
effet un accroissement de la spécialisation industrielle au sein des économies
qui s'y inscrivent. Or la spécialisation
fait diverger les structures économiques nationales. [...] Contrairement au
slogan de la Commission, le marché unique plaide en réalité pour une
différenciation accrue des politiques monétaires au lieu d'appeler une monnaie
unique… » (Jean-Jacques Rosa, L'erreur
européenne, 1998)
[Remarque 5] : D’où les conflits incessants
entre partisans d’un euro fort (Allemagne, Autriche), plus conforme à leurs
anciennes monnaies et donc à leurs besoins, et ceux d’un euro faible (France,
Europe du Sud). Tout cela était lucidement annoncé par l’économiste
Jean-Jacques Rosa il y a plus de quinze ans : « Forcer des
économies hétérogènes à se couler dans le carcan d'une politique monétaire
unique provoque nécessairement des conflits entre les gouvernements nationaux. »
(Jean-Jacques Rosa, L'erreur européenne,
1998)
[Remarque 6] : Les libéraux se doivent
néanmoins de faire preuve de sévérité critique vis-à-vis de cette illusion
fiscale qui aboutit au pillage des uns par les autres. Le patriotisme n’est pas
une excuse pour le dogme de Cicéron.
[Remarque 7] : C’est ici que le parallèle entre
l’UE et l’URSS est le plus intéressant. On demande aujourd’hui aux citoyens
européens d’accepter des sacrifices, financiers (payer pour les autres) ou
passionnels (quitter son pays), qui n’ont que peu à voir avec la solidarité
(car il n’y a pas de vertu contrainte), tout ça pour « construire l'Europe ». On demandait de la même façon aux citoyens soviétiques de se
sacrifier pour « construire le socialisme »…Mais l’Histoire enseigne
que les utopies antidémocratiques finissent mal, et la morale sacrificielle
n’en est pas une.
[R8] : Robert Schuman ne prévoyait même pas
d’établir un simulacre de démocratie type parlement européen.
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