samedi 23 juin 2018

Les Idées politiques de la France, d’Albert Thibaudet



Quelques extraits des Idées politiques de la France. On fait parfois de cet ouvrage la première « histoire des idées » en langue française. C’est discutable. Certes, Thibaudet n’y expose pas des doctrines, ne s’intéresse pas fondamentalement à des auteurs individuels, comme pouvait le faire Henry Michel dans L’idée de l’Etat (et beaucoup d’autres avant lui au XIXème siècle). Il cherche à dégager des courants doctrinaux plus généraux, sur longue période. Sa typologie n’est pas mauvaise (quoique l’« industrialisme » me paraisse une catégorie bancale), mais son insuffisance se discerne assez vite. D’ailleurs Thibaudet lui-même ne la suit pas toujours. 

Il manque beaucoup de contextualisation, de géographie, d’analyse des mécanismes de diffusion, pour qu’on puisse véritablement parler d’une histoire des idées. Reste quelques remarques parfois précieuses.  
 
"La politique, ce sont des idées. Et les courants d'idées politiques, les familles politiques d'esprits, sont loin de coïncider avec les partis officiels et les groupes parlementaires. Il y a là deux systèmes de morcelage assez différents. Cependant les partis et les groupes doivent, dans leurs divisions et leurs articulations, révéler quelque chose de ces familles d'idées politiques, qui comme eux, sinon avec eux, naissent, meurent, évoluent. Les familles d'idées politiques n'apparaissent à peu près formées qu'après 1815, lorsque quelques données fondamentales, à savoir l'opposition d'une ancienne France et d'une nouvelle, de grands partis contrastés en politique, en religion, en littérature, émergent dans la conscience générale, forment un dialogue animé, suivi, et presque, à l'intérieur de la France, un diminutif d'Europe divisée. Elles ont certes changé depuis cette époque, mais en gardant, le long de ce changement, une ligne intelligible. Leurs figures anciennes demeurent aujourd'hui reconnaissables ; chacune relève d'une tradition qui l'enracine en pleine histoire." (p.6-8 )

"On distinguerait dans la carte générale actuelle des idées politiques françaises six familles d'esprits, que j'appellerais la famille traditionaliste, la famille libérale, la famille industrialiste, la famille chrétienne sociale, la famille jacobine, la famille socialiste." (p.9)

"Le terme de "traditionalisme" est d'origine littéraire et n'a été mis en circulation qu'à la fin du XIXe siècle, par des disciples de Le Play et de Taine, Bourget, Barrès, les critiques de droite. Il n'est jamais pris en mauvaise part. Il se sent mieux qu'il ne se définit. On peut en donner cette définition d'attente: un mode de pensée, une règle d'action, une attitude politique qui tiennent l'imitation et la continuation du passé par un bien en soi -qui respectent particulièrement les deux forces de l'ancienne France, la monarchie et l'Église, -qui ne pardonnent pas à la Révolution d'avoir rompu systématiquement avec ce passé, -qui veulent un Etat en accord et en sympathie avec les forces de conservation, la famille, la fortune acquise, les cadres de l'armée, l'Académie française, les usages mondains, -qui demandent la solution de la question sociale au maintien et à la concorde des classes, au patronage des autorités sociales, à la formation d'une élite par la culture humaniste, -qui sont exposés aux noms injurieux de réactionnaires et de conformistes, et, ce qui est, paraît-il, plus grave, de bien-pensants.
Le terme de réactionnaire appartenant à la polémique, celui de conservateur n'ayant plus cours qu'au Sénat, les étiquettes plus récentes ayant été vite démodées, nous sommes donc obligés ici de demander au monde littéraire un terme assez large et assez significatif pour désigner l'ordre des idées qui sont à droite. Et nous le faisons d'autant plus volontiers que le trait le plus volontiers que le trait le plus remarquable de la famille traditionaliste, c'est son importance dans le monde qui écrit et sa faiblesse dans le monde politique
." (p.13-15)

"A la Chambre des Députés, l'extrême droite est représentée par les "indépendants", nom qui désigne aujourd'hui d'anciens royalistes. Or on conviendra que le terme d'indépendant exprime l'idée absolument contraire au système de dépendances qu'implique le traditionalisme." (p.16)

"Il est probable que la marche vers la gauche s'explique, qu'il y a une cause générale de ce mouvement sinistrogyre. Il remonte aux années qui suivent 1830, quand se forment les deux partis nommés partis de la résistance et parti du mouvement." (p.19)

"En général la législation ouvrière de la troisième République n'a fait que suivre, avec du retard, les exemples donnés par l'Angleterre et par l'Allemagne." (p.22)

"Le XXe siècle a vu les lettres et Paris passer en majorité à droite, au moment même où, pour l'ensemble de la France, les idées de droite perdaient définitivement la partie." (p.30)

"Les idées de droite, exclues de la politique active, rejetées dans les lettres, s'y cantonnent, y militent, exercent par elles, tout de même, un contrôle, exactement comme les idées de gauche le faisaient, dans les mêmes conditions, au XVIIIe siècle, ou sous les régimes monarchiques du XIXe. Paris reste plus fidèle à son rôle historique qu'il ne le semble. Il était de l'opposition sous les rois. Il reste de l'opposition sous la République." (p.32)

"L'Affaire Dreyfus n'a pas diminué la situation littéraire de ses protagonistes de droite: Barrès et Maurras, malgré leur désastre moral et politique, en sont sortis littérairement moins diminués que Zola et France, ces maréchaux de la victoire morale et politique. Mais elle a dégoûté à jamais le pays de toute expérience réactionnaire." (p.38)

"A l'époque de M. Piou, libéral a été l'un des prénoms parlementaires de la "réaction"." (p.40)

"Il faut distinguer le parti libéral et les idées libérales. Il n'y a plus de parti dit officiellement libéral." (p.41)

"L'anti-sémitisme, qui, en 1902, trublionnait à tour de bras et de matraques, a disparu." (p.50)

"Si l'on demandait quelle est la loi essentielle et utile de la République, celle qui mieux que toute autre a assuré son triomphe et sa durée, il nous faudrait nommer la loi de 1884 sur l'élection des maires, la plus hardiment libérale que le pouvoir central ait jamais donnée aux trente-six mille communes de France. Dans toute la France, sauf à Paris, qui connaît des compensations et qui a cessé de se plaindre, la République est le régime du maire élu. Aucun gouvernement ne s'était dessaisi d'une pareille part de pouvoir électoral et administratif." (p.53)

"Nous entendrons par industrialisme le système politique où le point de vue de la politique est subordonné à celui de la production." (p.56)

"Le saint-simonisme apparaît comme un socialisme, dénonce l'exploitation de l'homme par l'homme, préconise la suppression de l'héritage (je dis le saint-simonisme et non Saint-Simon lui-même) et que l'industriel est pour lui le travailleur de l'industrie, quelles que soient sa partie ou sa fonction." (p.60-61)

"Le catholicisme social, sous la figure qu'il présente aujourd'hui, et qu'il tient d'un certain passé, n'est point un cléricalisme." (p.82)

"M. Jamby Schmidt, dans un livre de propagande sur les Grandes thèses radicales, rappelle que le mot [radical] date, en France, de la monarchie de Juillet: importation anglaise, comme le reste de la vie parlementaire." (p.119)

"Le radicalisme n'est pas un parti traditionaliste. Mais il peut passer pour le plus traditionnel des partis français. Il est en effet le parti de la Révolution française. Et la tradition vivante et vivace de la France d'aujourd'hui, c'est celle de la Révolution française. Est radical qui professe à l'égard de la Révolution française un loyalisme analogue à celui des royalistes pour leur roi. A droite du radicalisme, il y a les partis qui tiennent la Révolution pour une chose passée, acquise, plutôt mal que bien, et qui, tout en la supportant, ne la feraient pas si elle était encore à faire." (p.121)

"Le nationalisme, dont le nom, les attitudes et les doctrines sont dus à Barrès et à d'anciens boulangistes, appartient aujourd'hui à l'idéologie réactionnaire, et, par un curieux renversement, ce mot, discrédité devant l'électeur, noté de dextrisme et de réaction, évité avec soin par les politiques, ne figure plus que sur le titre du journal royaliste: l'Action française, organe du Nationalisme intégral. Or, bien que le suffixe isme soit ici récent, son radical dérive d'un sentiment et d'un ordre d'idées révolutionnaires et anti-royaliste. Le nationalisme, cela signifie la politique vue sous l'angle des intérêts, des droits et de l'idéal de la nation. Et la nation distinguée du roi, puis séparée du roi, puis opposée au roi, puis héritière du roi supprimé, est une idée et une création de la Révolution, ou plutôt du XVIIIe siècle, puisque Louis XV s'élevait contre elle dans le discours qu'il prononça devant le Parlement, au lit de de justice appelé, pour l'énergie de ses propos, séance de flagellation. Le jour où Goethe déclara que quelque chose était changé dans l'histoire du monde est celui où des Allemands entendirent, à Valmy, ces Français qui se battaient contre eux depuis des siècles au cri de Vive le Roi ! pousser cette clameur insolite: Vive la Nation ! La nation eut ses soldats comme le roi avait eu les siens. Elle eut ses procureurs et ses légistes comme le Capétien avait eu ses légistes et ses procureurs." (p.125-126)

"Chacune des familles spirituelles de la France [...] a ses raisons particulières de se sentir fière d'être française: les unes en regardant la Colonne, les autres en invoquant la Révolution, et ceux-là en pensant au roi de France." (p.128)

"Le radicalisme est le parti du Français moyen." (p.130)

"Léon Bourgeois fut un des politiques les plus éminents de la troisième République, et par ses qualités d'homme d'Etat, et par sa culture, et par son intégrité, -qu'il fournit au parti radical un homme, un drapeau autant qu'un chef effectif, -que, s'il occupa excellemment  les ministères les plus différents, Intérieur, Justice, Affaires étrangères, si le prestige qu'il acquit à la Société des Nations acheva magnifiquement sa carrière, l'Éducation nationale n'en était pas moins sa place normale, utile." (p.175)
(p.175)

"Les systèmes traditionalistes [...] ne fondent de foyer, n'ont des enfants, qu'avec les classes aristocratiques et bourgeoises ; ils trouvent, depuis Bonald jusqu'à Maurras, leur milieu le plus favorable soit dans la grande propriété, soit dans le loisir, ou dans des lettres (ce qui ne les empêche pas d'attirer une frange, toujours un peu extérieure, d'éléments prolétariens)." (p.179-180)

"Le socialiste descend de Rousseau." (p.184)

"S'il est un ancêtre auquel on puisse rattacher le radicalisme français, dans toutes ses dimensions et avec toutes ses racines, c'est Michelet." (p.235)

"Il ne faut pas confondre l'école et la culture. La culture est liberté, l'école est discipline. La culture est individualiste, l'école est conformiste, l'école, toute école, est un système de conformisme." (p.261)
-Albert Thibaudet, Les Idées politiques de la France, Librairie Stock, Paris, 1932, 264 pages.

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