mercredi 23 janvier 2019
Robert Nisbet, Conservateurs et libertariens: un cousinage malaisé
[Traduction partielle de l’article du sociologue états-unien Robert Nisbet, "Conservatives and Libertarians: Uneasy Cousins", publié pour la première fois dans la revue Modern Age, XXIV, Hiver 1980, pages 2-8]
"Que sont-ils, quelles sont leurs ressemblances et quelles sont leurs différences [...] ? Par souci de clarté, je commencerai par ce qui semble être commun entre les deux courants de pensée.
Est premièrement commune l'aversion vis-à-vis de l'intervention du gouvernement -en particulier du gouvernement national, centralisé- dans la vie économique, sociale, politique et intellectuelle des citoyens. Edmund Burke était tout aussi intransigeant à cet égard (voir ses jugements sévères sur la centralisation française et la nationalisation dans les Réflexions sur la Révolution de France) que Mill ou tout autre libéral classique l'était ou le deviendrait, et cette position a été maintenue jusqu'à aujourd'hui. Les conservateurs sont sans doute plus disposés que les libertariens à voir la nécessité occasionnelle de suspendre ou d'abroger cette position à l'égard du gouvernement national -comme en ce qui concerne la défense nationale, sur laquelle je reviendrai plus tard- mais en général, sur une période de temps substantielle, le conservatisme peut être considéré comme aussi clairement libertarien qu'une philosophie ancrée dans l'opposition à l'étatisme. Par rapport à ce que l'on appelle aujourd'hui le "libéralisme" [Ndt: le liberalism correspond, dans les pays anglo-saxons, à la gauche social-démocrate], le progressisme, le populisme et la social-démocratie ou le socialisme, il y a très peu de différences entre les libertariens et les conservateurs en ce qui concerne les attitudes à l'égard de l'État politique.
Deuxièmement, et encore une fois par comparaison avec les autres groupes que je viens de citer, il y a un fort consensus entre les conservateurs et les libertariens quant à ce que devrait être l'égalité légitime dans la société. Une telle égalité est, en un mot, légale. Encore une fois, nous pouvons nous reporter à Burke et Mill sur ce sujet. Pour l'un comme pour l'autre, l'égalité devant la loi est vitale pour l'épanouissement de la liberté individuelle. Je ne vois rien dans les écrits contemporains des libertariens et des conservateurs qui laisse entendre qu'il existe davantage qu'une nuance ou une emphase occasionnelle séparant les deux groupes lorsqu'il s'agit d'égalité. Il y a une condamnation égale de ce qu'on en est venu à appeler l'égalité de résultat, de condition sociale, de revenu ou de richesse.
Troisièmement, il existe une croyance commune dans la nécessité de la liberté, et plus particulièrement de la liberté économique. Encore une fois, il semble y avoir plus de conservateurs que de libertariens qui, à l'occasion, sont prêts à cautionner des atteintes occasionnelles à la liberté économique individuelle par le biais de lois et d'organismes de réglementation conçus pour protéger ou favoriser l'un ou l'autre groupe défavorisé. On pense au Toryisme britannique au XIXe siècle ou au sénateur Robert Taft sur le logement social à la fin des années 1940. Dans la mesure où peu de libertariens, voire aucun d'entre eux, n'ont déjà fait face aux pressions exercées dans les hautes fonctions publiques par des groupes qui réclament l'un ou l'autre privilèges ou exemptions, il n'est pas possible de comparer les libertariens et les conservateurs en termes d'adhésion démontrée aux principes philosophiques lorsque des considérations pratiques politiques et des objectifs à long terme sont en jeu.
Quatrièmement, il y a une aversion commune pour la guerre et, plus particulièrement, pour la société de guerre, le genre de société que ce pays a connu en 1917 et 1918 sous Woodrow Wilson et de nouveau sous FDR pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les libertariens peuvent protester contre cela, et sur une base solide. Car le libertarien accompli est certainement plus susceptible de résister ouvertement que le conservateur - pour qui le respect de la nation et sa conception du patriotisme sont susceptibles d'être décisifs, même lorsqu'il s'agit d'une guerre à laquelle il est opposé. Même ainsi, je pense qu'il y a suffisamment de points communs, du moins en ce qui concerne les principes, pour réunir les conservateurs et les libertariens. Et n'oublions pas qu'à partir de la guerre hispano-américaine, à laquelle le conservateur McKinley s'est fortement opposé, et après chacune des guerres dans lesquelles les États-Unis se sont engagés au cours de ce siècle, la principale opposition à l'entrée en guerre américaine provenait des éléments de l'économie et de l'ordre social qui étaient généralement identifiables comme conservateurs - qu'il s'agisse de l'"isolationnisme du Middle-West", des républicains traditionnels, de groupes ethniquement originaires de l'Europe centrale, des petites entreprises ou de toute autre manière dont nous souhaitons désigner une telle opposition. Je ne suis certainement pas sans connaitre l'opposition libertarienne à la guerre qui pouvait venir d'un Max Eastman et d'un Eugene Debs et d'un nombre considérable d'objecteurs de conscience libertariens durant les deux guerres mondiales, mais l'opposition solide et vraiment formidable contre l'entrée en guerre américaine venait de ceux qui sont étroitement liés aux affaires, à l'église, à la communauté locale, à la famille et à la moralité traditionnelle. (Tocqueville a correctement identifié cette classe aux U.S.A. comme étant réticente à s'engager dans une guerre étrangère en raison de son impact prévisible sur les affaires et le commerce, principalement, mais aussi sur d'autres activités sociales et morales). C'était cet élément de la vie américaine, et non l'élément libertarien ultra-minoritaire, que Woodrow Wilson et FDR ont dû courtiser, persuader, endoctriner, convertir et, dans certains cas, virtuellement terroriser, afin d'ouvrir la voie à l'envoi éventuel de forces militaires états-uniennes en Europe et en Asie.
Comme certaines remarques précédentes l'ont déjà suggéré, il y a une aversion partagée par les libertariens et les conservateurs pour ce que l'on appelle aujourd'hui le "libéralisme" [NdT: c.a.d la social-démocratie, "progressiste" et "libertaire"] : cette engeance dont la présence est si évidente dans les écoles, les églises établies, les universités et, surtout, les médias, plus spectaculairement les médias audiovisuels et numériques. En passant, j'aimerais suggérer que le conservatisme, sur le plan historique, a fait plus pour s'opposer, contourner ou vaincre des manifestations spécifiques de ce soi-disant "libéralisme" que le libertarianisme. Je me souviens de nombreux conservateurs qui, dans les années 1930, s'élevaient contre la sécurité sociale [...] la National Rifle Association, la toujours plus arrogante Association nationale de l'éducation, laquelle a canonisé le "libéralisme" progressiste à destination des tout-petits en maternelle. Peut-être qu'il y avait aussi des libertariens actifs à cette époque, mais je ne me souviens pas. Cependant, je ne fanfaronne pas. L'histoire décide de ces choses. Il y avait beaucoup plus de conservateurs que de libertariens dans l'Amérique de l'époque, ou du moins des conservateurs identifiés et politiquement actifs. Au cours de la prochaine décennie ou des deux prochaines décennies, les choses pourraient bien s'inverser dans ce domaine.
Passons maintenant aux différences, ou du moins à certaines d'entre elles. Elles sont importantes, très importantes ! Car tout indique pour l'instant que les différences entre le conservatisme [...] et le libertarianisme, l'anarcho ou le constitutionnel, vont devenir de plus en plus grandes et de plus en plus conflictuelles. Peu à peu, il sera impossible, je suppose, que les expressions "libertarien-conservateur" et "conservateur-libertarien" soient autre chose qu'un oxymore: ce sera comme se référer à un optimiste lugubre ou à une gentillesse cruelle. Ici aussi, j'éviterai les exemples et je me limiterai aux principes et aux perspectives.
Tout d'abord, il y a la perception contrastée de la population par les deux groupes. Les conservateurs, à partir de Burke, ont eu tendance à voir la population de la même manière que les légistes médiévaux et les philosophes réalistes (par opposition aux nominalistes) la voyaient : composée non pas d'individus directement, mais de groupes naturels au sein desquels les individus vivent invariablement : famille, localité, église, région, classe sociale, nation, et ainsi de suite. Les individus existent, bien sûr, mais ils ne peuvent être vus ou compris qu'en termes d'identités sociales qui sont inséparables des groupes et des associations. Si le conservatisme moderne est né essentiellement d'une œuvre telle que l'attaque de Burke contre la Révolution française, c'est parce que la Révolution, si souvent au nom de l'individu et de ses droits naturels, a détruit ou diminué les groupes traditionnels - guilde, aristocratie, famille patriarcale, église, école, province, etc., que Burke avait déclaré être les molécules irréductibles et constitutives de la société. Les premiers conservateurs comme Burke, Bonald, Haller et Hegel (celui des Principes de la philosophie du droit) et les libéraux conservateurs comme les Lamennais matures et bien sûr Tocqueville, voyaient l'individualisme - c'est-à-dire la doctrine absolue de l'individualisme - comme une menace pour l'ordre social et la véritable liberté -menace d'ampleur équivalent à la doctrine absolue du nationalisme. En effet, disaient-ils, c'est la pulvérisation de la société en un amas de particules individuelles, chacune revendiquant des droits naturels, qui rend inévitable l'arrivée du nationalisme collectiviste.
Les libertariens ne sont pas aveugles à l'existence de groupes et d'associations, ni aux traditions et coutumes qui en sont le ciment, et il serait absurde de qualifier les libertariens d'ennemis indiscriminés de toute forme d'association. Ils ne proposent pas le retour à l'état de nature imaginée par les Lumières. Il est rare qu'un libertarien ressemble à un clone de Max Stirner. Ils sont aussi dévoués au principe de l'association volontaire que n'importe quel conservateur. [...] Même ainsi, en lisant les revues libertariennes des dernières années, je suis convaincu qu'il y a un égoïsme beaucoup plus grand dans la physiologie libertarienne que dans la physiologie conservatrice. De plus en plus, on a l'impression que pour les libertariens d'aujourd'hui, comme pour les théoriciens du droit naturel au XVIIe siècle, les individus sont les seuls êtres véritablement réels ; les institutions ne sont que leurs ombres. Je crois qu'un état d'esprit se développe chez les libertariens dans lequel les coercitions de la famille, de l'église, de la communauté locale et de l'école sembleront bientôt presque aussi hostiles à la liberté que celles du gouvernement politique. Si tel est le cas, cela élargira certainement le fossé entre les libertariens et les conservateurs.
Ce qui m'amène à une deuxième grande différence entre les deux groupes. La philosophie conservatrice de la liberté découle de la philosophie conservatrice de l'autorité. C'est l'existence de l'autorité dans l'ordre social qui empêche les empiètements du pouvoir depuis la sphère politique. Le conservatisme, depuis Burke, a perçu la société comme une pluralité d'autorités. Il y a l'autorité du parent sur le petit enfant, du prêtre sur le fidèle, de l'instituteur sur l'élève, du maître sur l'apprenti, etc. La société telle que nous l'observons actuellement est un réseau ou un tissu de telles autorités ; elles sont vraiment innombrables lorsque nous pensons aux types d'autorité qui se trouvent même dans le plus petit des groupes et des relations humaines. Une telle autorité peut être lâche, douce, protectrice et conçue pour permettre l'épanouissement de l'individualité, mais c'est néanmoins une autorité. Pour les conservateurs, la liberté individuelle réside dans les interstices de l'autorité sociale et morale. Ce n'est que grâce aux efforts de retenue et de direction d'une telle autorité qu'il devient possible pour les êtres humains de maintenir un gouvernement politique aussi libéral que celui que les Pères fondateurs ont conçu dans ce pays et qui s'est épanoui en Angleterre à partir de la fin du XVIIe siècle. Supprimez les liens sociaux, comme l'ont proposé les individualistes libertariens les plus zélés et intransigeants depuis William Godwin, et vous émergez du rêve utopique non pas un peuple libre, mais un peuple chaotique, non pas avec des individus créatifs, mais avec des impuissants. La nature humaine, écrit Balzac à juste titre, ne peut supporter un vide moral.
Soutenir, comme l'ont fait certains libertariens, qu'un corps d'autorité solide et fort dans la société est incompatible avec la créativité individuelle, c'est ignorer ou mal lire l'histoire culturelle. Pensez aux grandes efflorescences culturelles du 5e siècle av. J.-C. à Athènes, de la Rome augustéenne du 1er siècle, du 13e siècle en Europe, de l'époque de Louis XIV et de l'Angleterre élisabéthaine. L'un et l'autre étaient des âges d'ordre social et moral, soutenus par des codes moraux et des statuts politiques. Mais les Eschyle, Sénèque, Roger Bacon, Molière et les Shakespeare ont tout de même prospérés. [...] Comme A. L. Rowse l'a souligné et documenté en détail, la structure sociale de l'Angleterre de Shakespeare n'était pas seulement solide, son autorité était omniprésente, mais rien ne jetait une telle peur dans le peuple que la pensée que l'autorité -en particulier celle conçue pour repousser les ennemis étrangers et pour traquer les traîtres- pourrait être rendue trop lâche et ténue. Bien sûr, une telle autorité pouvait parfois devenir trop insistante, et les dramaturges et les essayistes ont trouvé des moyens ingénieux pour déjouer le gouvernement et ses censeurs. Après tout, c'était une autorité sociale et morale forte sous laquelle vivaient les esprits créatifs - et non pas les gouvernements oppressifs, politico-bureaucratiques, illimités, envahissants et totalitaires du XXe siècle.
On peut enfin noter que les plus grandes manifestations littéraires qui sont apparues jusqu'à présent dans la culture occidentale du XXe siècle ont presque toutes été des partisans de la tradition et de l'autorité culturelle. Eliot, Pound, Joyce, Yeats et d'autres ont tous prêché l'autorité dans leurs poèmes, essais et romans, et tous, sans exception, ont vu la mort éventuelle de la culture occidentale découlant de l'annihilation de cette autorité au nom de l'individualisme et de la liberté.
Il est certain qu'il existe -et cela est pleinement reconnu par les conservateurs- un degré de liberté en dessous duquel rien de créatif ne peut être accompli. Sans au moins ce degré de liberté, pas de Shakespeare, pas de Marlowe, pas de Newton. Mais ce qui est moins souvent réalisé, diraient les conservateurs, c'est qu'il existe un degré de liberté au-dessus duquel rien de ce qui a une signification créative ne peut être accompli, ou est susceptible de l'être. Les écrivains de la fin du XXe siècle font leur travail dans l'air le plus libre que les écrivains aient jamais respiré, tout en composant leurs œuvres littéraires. Mais il est évident, d'après le désordre misérable du narcissisme [...] et la soif régressive juvénile pour le scatologique et l'obscène, que l'atmosphère s'est raréfiée au point d'avoir perdu son oxygène.
Tout compte fait, je dirais que pour les libertariens, la liberté individuelle, dans presque tous les domaines imaginables, est la plus haute de toutes les valeurs sociales - indépendamment des formes et des niveaux de dégradation morale, esthétique et spirituelle qui peuvent s'avérer être les conséquences involontaires d'une telle liberté. Pour les conservateurs, en revanche, la liberté, bien qu'importante, n'est qu'une des nombreuses valeurs nécessaires dans la société bonne ou juste, et non seulement peut mais devrait être restreinte lorsque cette liberté montre des signes d'affaiblissement ou de mise en danger de la sécurité nationale, de violence envers l'ordre moral et le tissu social. L'ennemi commun aux libertariens et aux conservateurs est ce que Burke appelait le pouvoir arbitraire, mais du point de vue conservateur, ce genre de pouvoir devient presque inévitable lorsqu'une population en vient à ressembler à celle de Rome pendant les décennies menant à l'accession d'Auguste en 31 avant J.-C. ; de Londres pendant la période précédant le règne puritain et ensuite le règne de Cromwell ; de Paris avant l'accession de Napoléon au pouvoir de la France ; de Berlin pendant la majeure partie de Weimar ; et, selon certains, de New York dans les années 1970. Ce n'est pas la liberté, mais le chaos et la licence qui, selon les conservateurs, dominent lorsque les autorités morales et sociales -celles de la famille, du voisinage, de la communauté locale, du travail et de la religion- ont perdu leur attrait pour les êtres humains. Est-il probable que l'époque actuelle, celle, disons, des quarante dernières années et, pour autant que nous puissions le voir aujourd'hui, les deux prochaines décennies au minimum, sera jamais considérée par les historiens comme une époque majeure de la culture ? A peine. Et peut-on sérieusement penser, à l'ère du Naked Lunch, Oh ! Calcutta !, Hustler, et "Broadway Sex Live" et "Explicit", que notre médiocrité décadente en tant que culture sera un jour expliquée en termes d'autorité sociale et morale excessive ?
Les libertariens, d'autre part, semblent considérer l'autorité sociale et morale et le pouvoir politique despotique comme des éléments d'un seul et unique ensemble, comme une continuité ininterrompue. Si, selon leur argument, nous sommes épargnés par le Léviathan, nous devons contester toutes les formes d'autorité, y compris celles qui sont inséparables du lien social. Les libertariens me semblent reconnaître de moins en moins la différence très substantielle entre les coercitions de la famille, par exemple, de l'école et de la communauté locale et celles de l'État bureaucratique centralisé. Pour moi, c'est une régularité prouvée d'innombrables fois dans l'histoire que le surgissement d'un pouvoir politico-militaire toujours plus extrême a pour nécessaire prélude l'érosion et à l'effondrement des autorités au sein du lien social qui servent à donner à l'individu un sentiment d'identité et de sécurité, dont la diversité même et le manque de pouvoir inconditionnel empêchent la formation de tout monopole invulnérable, et qui dans l'ensemble sont les remparts indispensables contre l'invasion du pouvoir politique centralisé - qui est bien sûr inconditionnel. Mais, de nos jours, je ne trouve pas souvent parmi les libertariens une reconnaissance claire de cette thèse.
Il y a un dernier domaine dans lequel la différence entre conservateurs et libertaires est susceptible de croître régulièrement : la nation. Je maintiens tout ce que j'ai dit en faveur de l'autorité sociale, de la diversité et du pluralisme, et en opposition à la concentration du pouvoir national. Je n'ai pas besoin d'être instruit davantage sur le nombre de fois où la guerre, et la mobilisation et la poursuite de la guerre ont conduit à des centralisations et nationalisations "temporaires" qui, hélas, se sont avérées permanentes. La guerre est, au-dessus de toute autre force de l'histoire, la base de la centralisation et de la collectivisation des ordres sociaux et économiques. Aucun conservateur ne peut apprécier, et encore moins rechercher, la guerre et sa militarisation des sphères sociale et civile de la société.
Malheureusement, nous ne vivons pas dans un monde clément en ce qui concerne les idéaux conservateurs et libertariens. C'est un monde dans lequel un despotisme aussi énorme et puissant que ceux de l'Union soviétique et la Chine survivent et prospèrent - du moins sur les plans politique et diplomatique. Que les États-Unis ignorent ou professent l'indifférence aux actes agressifs de ces derniers et de nombreux autres despotismes militaires agressifs seraient à terme suicidaires. Comme l'écrit Montesquieu dans un contexte différent : il faut un pouvoir pour contrebalancer un pouvoir. Seule une nation américaine forte, bien armée, alerte et active peut éventuellement contrebalancer la nation soviétique, chinoise ou cubaine.
Aucun conservateur, à ma connaissance, n'a jamais renoncé ou vilipendé la nation, conçue comme une entité culturelle et spirituelle, ainsi que politique. Burke adorait la nation. Il a simplement insisté pour la voir - en contraste frappant avec les Jacobins de son époque - comme une communauté de communautés, comme une communauté construite sur une diversité de ce qu'il appelait "les patriotismes plus petits" tels que la famille et le voisinage. Il en est de même pour les conservateurs, ou la grande majorité d'entre eux, depuis qu'ils ont choisi de reconnaître la nation. Mais ce que les conservateurs voient aussi à notre époque, et avec une perception aiguisée qui fait défaut chez les libertariens, c'est l'état précaire de la nation américaine - et aussi de celles des Anglais et des Français. Il y a le bon et le mauvais nationalisme. Mais même le bon nationalisme est devenu un objet de nostalgie ou de répulsion à notre époque. Le patriotisme, le ciment de la nation, est devenu une chose presque honteuse. La faiblesse du gouvernement américain dans le monde des nations, faiblesse qui attire de plus en plus le mépris et la méfiance des nations avec lesquelles nous souhaitons une coopération étroite, et le manque de leadership en Amérique dans quelque domaine que ce soit, sont enracinés dans le fait que notre pays qui montre des signes croissants de morbidité.
Les libertariens, que je déclare par la présente être des Américains aussi patriotiques et loyaux que n'importe quel conservateur, ne voient pas, à mon avis, le tableau national et mondial tel que je viens de le dessiner. Pour eux, l'image essentielle n'est pas celle d'une nation affaiblie, adoucie et menacée dans un monde d'Union soviétique et de Chine et de leurs satellites, mais plutôt une nation américaine gonflée par le jus du nationalisme, de l'interventionnisme et du militarisme qui n'a vraiment rien à craindre de l'étranger. Les conservateurs restent généralement dévoués aux patriotismes plus petits de la famille, de l'église, de la localité, du travail et de l'association volontaire, mais ils ont tendance à les considérer comme périssables, comme destinés à la destruction, à moins que la nation dans laquelle ils existent ne puisse récupérer un degré d'éminence et d'autorité internationale qu'elle n'a pas eu depuis les années 1950. Pour les libertariens, par contre, à en juger par nombre de leurs écrits et discours, c'est comme si les mesures nécessaires pour récupérer cette éminence et cette autorité internationale sont plus dangereuses pour les Américains et leurs libertés que tout totalitarisme impérialiste agressif dans le monde.
Les conservateurs seront, ou devraient certainement, être attentifs à ces dangers et chercheront avec toutes les forces possibles à les réduire, tout en attendant que la nation américaine récupère son leadership perdu, tant sur le plan intérieur qu'international. Mais pour les conservateurs, le danger suprême sera, j'imagine, et j'espère personnellement, le danger posé par la faiblesse américaine actuelle dans un monde de despotisme militaire dangereusement agressif. Rien n'indique pour l'instant que cette considération sera prépondérante pour les libertariens. Et c'est ce rock plus que tous les autres que j'ai mentionné qui va sûrement séparer les conservateurs et les libertariens, au terme de ce qui a été, au moins depuis le début, une relation malaisée."
-Robert Nisbet, "Conservatives and Libertarians: Uneasy Cousins", First published in Modern Age, XXIV, Winter 1980, pages 2-8.
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Hé, c’est un gros travail de traduction que vous avait fait là. C’est un peu étonnant cet intérêt de votre part pour un penseur « conservateur ».
RépondreSupprimerL’affirmation selon laquelle les « âges d’ordre social et moral » sont particulièrement propices à la création artistique peut se justifier, mais on pourrait tout aussi bien soutenir le contraire. Quant à l’affirmation selon laquelle « les plus grandes manifestations littéraires qui sont apparues jusqu'à présent dans la culture occidentale du XXe siècle ont presque toutes été des partisans de la tradition et de l'autorité culturelle », c’est franchement contestable. Surtout, c’est ramener la création littéraire, d’ordre esthétique avant tout, à des catégories politiques (« conservateurs »), ce qui est passer complètement à côté de l’essence de la chose. Mais certains esprits sont conformés ainsi, qu’ils doivent toujours ramener l’art à des catégories abstraites. Prenez garde de tomber dans un tel travers pour vote compte !
Cher Laconique, je suis, pour une fois, tout à fait d'accord avec vous ;)
SupprimerIl me semble important d'essayer de distinguer conservatisme et libéralisme, dans la mesure où, en France, on les trouve amalgamés sous la catégorie vague de "droite". Mais le conservatisme étant protéiforme et peu porté à l'auto-définition théorique, ce n'est pas chose aisé de l'appréhender ; j'irais même jusqu'à dire que c'est le courant de philosophie politique le plus difficile à saisir qui soit.
Hum, oui, il y a le classique de René Raymond sur Les Droites en France, mais ça excède un peu votre sujet. Et le contexte n’est pas le même dans le monde anglo-saxon et en France, le substrat religieux et le passif historique ne sont pas les mêmes. C’est un peu le problème de la philosophie politique : les courants politiques ne sont pas le fruit d’abstractions, mais d’une histoire vécue.
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