L’autre jour, je cherchais sur Internet une bonne typologie des vertus morales.
Je suis tombé sur une traduction française d’un manuel éducatif espagnol de 2007, d’inspiration catholique / thomiste. Je suis toujours en train de lire l’exposé des vertus que développe David Isaacs. Le matérialiste athée que je suis n’y voit guère à redire. Signe que l’auteur a bien réalisée son intention d’exposer les vertus morales naturelles -c’est-à-dire celles qui ne présupposent pas forcément la foi chrétienne.
Comme je le suggérais moi-même précédemment, l’auteur tient le patriotisme pour une vertu morale.
On pourra souligner à quel point cet exposé ressemble à celui (laïc) du philosophe Michel Lacroix, jusque dans la dénonciation des égarements que constituent à la fois le nationalisme et le cosmopolitisme (nous reviendrons sur ce dernier danger dans un prochain billet). Si l’approche catholique du patriotisme est conduite à rejeter le nationalisme, c’est parce que, comme l’a montré Lacroix, l’amour patriotique dans sa forme « droite », non pervertie, comporte une dimension universaliste / transcendante (ici, l’universalisme chrétien).
C’est un texte qu’il me semble utile de méditer.
Je vous souhaite une agréable lecture :
« “Le patriote reconnaît ce que son pays lui a donné et continue de lui donner. Il lui rend l’honneur et le service qui lui sont dus, défendant et renforçant les valeurs qu’il représente, tout en partageant les nobles aspirations de tous les pays”.
Avant d’aborder l’éducation proprement dite de cette vertu, il nous faut expliquer les différents aspects de la définition ci-dessus. La patrie assure à l’individu les conditions indispensables à son développement intellectuel, moral, social et économique. C’est pourquoi ce dernier doit d’abord reconnaître ce qu’il a reçu d’elle et continue de recevoir, pour être en mesure d’agir en toute justice vis-à-vis d’elle. Au départ, le patriotisme fait référence aux relations personnelles de chaque individu avec sa patrie. Ce n’est qu’ensuite que prennent tout leur sens la défense et la promotion des valeurs qu’elle représente face aux influences extérieures hostiles. Il est intéressant de savoir que Saint Thomas inclut ce devoir de la personne envers sa patrie dans la vertu de piété, vertu qui régit également ses rapports avec ses parents et, par extension, avec sa famille au sens large. Il dit : “Après Dieu, les parents sont également principes de notre être et de notre gouvernement, puisqu’ils nous ont donné la vie et la patrie, dans laquelle nous avons été élevés. C’est pourquoi, après Dieu, c’est à nos parents et à la patrie que nous devons le plus”. […]
Le patriotisme implique, d’une part, de reconnaître les bienfaits de sa patrie. D’autre part, de lui rendre l’honneur et le service qui lui sont dus, en défendant et en promouvant les valeurs qu’elle représente. Par rapport à ce dernier aspect du patriotisme, on trouve l’un des vices qui peut le dénaturer. Il s’agit du cosmopolitisme, qui suppose l’indifférence - affective ou effective - pour ce qui touche à la patrie. En conséquence, l’individu finit par se désintéresser du bien commun et, simplement, chercher une satisfaction personnelle aux dépens des autres.
D’autre part, le patriotisme fait référence au respect des autres pays. A ce sujet, le point 75 de Gaudium et spes de Vatican II dit : “Que les peuples cultivent avec magnanimité et loyauté l’amour de la patrie, mais sans étroitesse d’esprit, de façon à rechercher le bien de toute l’humanité”. L’individu ne doit pas réduire ses devoirs en portant une attention exclusive à sa propre patrie. Ce serait faire preuve d’un nationalisme exagéré conduisant au mépris des autres, en parole et en action. La vie nationale doit être apolitique. “La vie nationale s’est transformée en principe de décomposition de la communauté des peuples lorsqu’on a commencé à l’utiliser comme un moyen pour des fins politiques, c’est-à-dire, lorsque le pouvoir central organisé d’un Etat a fait de la vie nationale la base de son expansion et de sa soif de domination. Pour cette raison, nous considérons la politique nationaliste comme un germe de rivalités et un foyer de discordes”.
A partir de ces éclaircissements, nous allons à présent centrer notre attention sur l’éducation du patriotisme.
Le sentiment patriotique
Le patriotisme compris comme vertu suppose le développement de la capacité intellectuelle d’agir avec justice en fonction de quelques valeurs morales reconnues et assimilées. Mais cette bonne habitude s’appuie sur une base affective susceptible de croître toute la vie, quoique tout spécialement durant l’enfance. Le sentiment patriotique se forme à partir d’une disposition d’attirance pour le lieu de naissance dans les premières années de la vie, qui s’étend progressivement aux structures plus amples et plus complexes : ville, province, région et pays. A cet égard, le devoir des parents consiste à faire en sorte que l’enfant apprenne quelles sont les valeurs spécifiques de son entourage immédiat. Cela l’aidera à se sentir uni aux camarades qui partagent ses expériences - en montagne, au bord des rivières, sur les routes, etc. - au fil des saisons. Qui ne garde aucun souvenir de ces moments de son enfance ?
Ce sentiment d’unité, fruit d’expériences communes, doit aussi s’ouvrir à la
connaissance d’autres aspects culturels moins en rapport avec la nature : il
s’agit d’expliquer quelques aspects de l’histoire locale, avec ses héros, ses
personnages célèbres, et d’enseigner des coutumes typiques, des danses, de
telle sorte que les enfants se sentent intégrés dans un parcours historique
commun. Mais il ne faut pas réduire le champ de cet intérêt à la seule ville,
car d’autres valeurs valent la peine d’être partagées avec des personnes de la
même province, du même pays, voire du monde entier. L’objectif consiste à
obtenir des enfants qu’ils se sentent très liés à leur entourage immédiat et,
sans perdre ce lien, qu’ils s’ouvrent aux valeurs communes à des secteurs
géographiques plus vastes.
Nous avons parlé de la nécessité d’un sentiment patriotique pour le développement de la vertu. Cependant, réduit à ce sentiment, le patriotisme serait sans efficacité et sans valeur. Il s’agit de partager des valeurs avec des concitoyens mus par la recherche d’une situation meilleure ou par la défense de biens acquis. Il est facile d’observer, en de nombreux pays, un patriotisme très développé en période de guerre, quand les individus s’efforcent de défendre leurs droits et leurs idéaux. Mais comment, en temps de paix, réussir à partager des valeurs communes dans une nation pluraliste ?
Défendre et renforcer des valeurs
Le terme de “bien commun” englobe toutes les valeurs que l’on peut vivre au niveau national. Et ce “bien commun” demande à tous les membres de la société de travailler de façon responsable et efficace, de s’efforcer de faire régner la justice, la paix et le respect de leur pays, avec ses institutions, ses coutumes, son histoire et ses conquêtes.
Nous avons vu précédemment comment l’enfant peut apprendre de son pays à travers son histoire, sa langue, sa culture, etc. Le fait de se sentir intégré dans un patrimoine commun suppose d’abord de le connaître, puis de savoir l’expliquer pour pouvoir le transmettre aux autres. A cet égard, il est clair que la mission des parents consiste à chercher les moyens de faire connaître à l’enfant leur patrimoine commun en l’accompagnant dans des musées, en lui achetant les livres à sa portée, en lui parlant de l’histoire de son pays, en soulignant ses gloires et ses erreurs, etc. Les parents doivent aussi faire en sorte que les enfants soient capables de transmettre à leur tour ces connaissances. A l’échelle régionale, ils pourraient inviter les enfants à expliquer des aspects historiques à des personnes de passage chez eux et ne connaissant pas la région. A l’échelle nationale, il faudrait faire de même avec des étrangers.
D’autre part, on peut apprendre aux enfants à respecter l’ordre et la propreté de l’endroit où ils vivent, en évitant de jeter des papiers par terre ou d’écrire sur les murs. Cela s’appelle communément le civisme, mais, si l’enfant admet qu’il a le devoir de s’intéresser au bien commun de tous, ce type de comportement peut être considéré comme faisant partie du patriotisme. Certains, grâce à la formation adéquate, arrivent à travailler au service de la défense de l’environnement, notamment dans la lutte contre la pollution. D’autres profitent de leur temps libre pour organiser des activités visant à protéger le bien public. Cela peut être également considéré comme du patriotisme si la personne se sent responsable de ce qui appartient à tous les membres de son pays. Et l’on peut ainsi se sentir fier des succès remportés par son pays ou, peut-être, prendre conscience de certaines de ses lacunes et tâcher de les combler. Une personne qui se plaint de son pays n’est pas un patriote. Un patriote peut se plaindre de certains problèmes mais il essayera en même temps d’y remédier.
Il faudrait en outre enseigner aux enfants les coutumes et institutions de toute la nation, car en consacrant trop de temps à l’étude de la région où ils vivent, ils pourraient perdre de vue ce qu’est leur pays dans sa totalité, et ce serait cultiver le patriotisme avec exclusivisme, en omettant de leur faire prendre conscience des besoins de tous leurs concitoyens.
Il ne faut pas oublier que les enfants - comme les adultes - ont besoin d’accomplir régulièrement des actes qui leur permettent de se sentir membres d’une même patrie. Cela pourrait être à l’occasion d’une fête nationale, du succès d’un compatriote à l’étranger, d’un programme de télévision régional, d’un défilé militaire, d’un congrès national de spécialistes, etc. Il ne faut pas sous-estimer non plus les symboles fréquemment utilisés comme l’hymne national que l’on écoute avec respect ou le drapeau national. Si les parents écoutent avec respect l’hymne national, s’ils sont fiers de leur histoire et enseignent à leur enfants différents aspects de leur pays, s’ils leur présentent son histoire, les enfants prendront conscience de leur héritage. Ils respecteront leur patrie et seront en mesure de contribuer personnellement à son bien. […]
Partager les nobles aspirations de tous les pays
Nous avons plusieurs fois mis en garde le lecteur contre le danger de s’intéresser exclusivement à sa propre région : cet intérêt constitue la base du sentiment patriotique, mais devrait s’élargir aux dimensions nationales. Cela veut dire qu’il ne suffit pas d’éprouver un tel sentiment, mais qu’il s’agit d’apprécier intellectuellement la situation de son pays. A présent, on peut aller encore plus loin et montrer que le patriotisme ne devrait pas se limiter à un intérêt pour la seule patrie. Chaque homme et chaque femme ont une responsabilité envers leurs concitoyens et, par conséquent, envers tous, à l’échelle du monde. Cela signifie que chacun devrait connaître, autant que possible, quels sont les succès des autres pays : les valeurs qu’ils défendent. Pour les enfants, cela doit se traduire par une saine curiosité pour tout ce qui concerne les autres peuples, afin d’apprendre d’eux et de savoir ce qu’ils peuvent leur offrir.
Cette vertu du patriotisme, un chrétien peut particulièrement bien la comprendre. Parmi les dons du Saint-Esprit qu’il reçoit au baptême figure le don de piété, qui éveille une affection filiale envers Dieu, considéré comme un Père, et un sens de la fraternité universelle pour tous les hommes en tant que frères et enfants du même Père.
Sur cette base, le patriotisme peut être le fondement d’une compréhension universelle. « Etre “catholique”, c’est aimer sa patrie, sans le céder à quiconque dans cet amour. Mais c’est aussi faire siennes les belles aspirations de tous les pays. Que de gloires françaises sont aussi mes gloires ! Et de même, bien des motifs de fierté des Allemands, des Italiens, des Anglais..., des Américains, des Asiatiques et des Africains sont aussi ma fierté ! ». »
-David Isaacs, L'éducation aux vertus humaines, 2007 pour l'édition espagnole d'origine, traduction à: http://eduka.free.fr/education/vertushumaines/sommaireVH.html
Hum… Je lisais justement hier dans Les Phéniciennes d’Euripide la sentence suivante : « L’amour de la patrie est une nécessité pour tous les hommes. »
RépondreSupprimerPour le reste, la situation a quand même beaucoup évolué depuis le Criton, dans lequel Socrate recommandait la gratitude à la patrie qui nous a donné la vie. Aujourd’hui, il y a davantage une société globalisée : les Américains, les Français, les Italiens partent grosso modo avec les mêmes avantages. Il faudrait donc être reconnaissant à la civilisation occidentale plutôt qu’à la France.