Au nombre des méfaits commis par les figures
dirigeantes du Parti socialiste, il convient d’ajouter la propagation de l’ignorance
–ceci, non pas seulement en matière de réformes éducatives, mais également dans
le dénigrement public de la science. Je pense en particulier à l’hostilité de
nos élites vis-à-vis des effets de dévoilement produits par la sociologie qui,
non contente de souligner les conditions matérielles et historiques permettant l’apparente
majesté du pouvoir, dissout également l’apparente opacité des faits du monde
social. Dans ces conditions, tous les pouvoirs qui aspirent à la peur des
masses, afin se poser comme remparts (incritiquables) face aux ténèbres, n’ont
qu’un recours : tuer le messager. Ainsi, de Lionel Jospin à Manuel Valls,
les soi-disant progressistes qui passent leur temps à parler du social (« lien
social », « dialogue social », « justice sociale », etc.),
n’ont eu de cesse de rejeter toutes tentatives d’explications des causes sociales de phénomènes tels que la délinquance ou le terrorisme islamiste. Pour les politiciens paresseux et les intellectuels faussaires, il
est en effet plus confortable de faire des individus des sujets à la Sartre, nageant
dans la pure liberté. Et les petits constructivistes de gauche qui veulent, sous couvert de la laïcité, créer
une société religieusement neutre, sont bien contents de faire de la religion la source de la violence, comme si la
religion n’était pas elle-même un produit
des conditions d’existence des hommes, comme si les diverses interprétations et
pratiques religieuses n’étaient pas produites dans des circonstances
historiques toujours particulières, pour répondre à des objectifs donnés.
C’est pour rompre avec cet obscurantisme officiel
que j’invite le lecteur à parcourir quelques extraits du premier chapitre de l’excellente
étude de l’historien britannique Norman Cohn, Les Fanatiques de l’Apocalypse (1957). Au travers du cas
particulier du millénarisme antique et médiéval, on peut aisément s’apercevoir
que la religion n’est pas une force transhistorique flottant au-dessus de la
vie sociale, mais au contraire un produit de l’activité des hommes, fluctuant
dans les remous de l’Histoire.
« De la
fin du XIème siècle jusqu’à la première moitié du XVIème siècle, l’Europe vit à
plusieurs reprises les pauvres, désireux d’améliorer leurs conditions de vie,
mêler ce désir au rêve chimérique d’un nouveau Paradis terrestre, d’un univers
libéré de la souffrance et du mal, d’un Royaume des Saints.
L’histoire
de ses siècles est, bien entendu, parsemée de luttes innombrables entre les
privilégiés et leurs inférieurs : soulèvements des villes contre leurs
seigneurs, des artisans contre les négociants capitalistes, des paysans contre
les nobles. En règle générale, ces soulèvements ne se proposaient que des
objectifs strictement limités –obtention de certains privilèges, abolition de
certaines injustices- ou alors il s’agissait d’explosions de fureur
destructrice suscitées par la misère pure et simple, et dont la
Jacquerie constitue un exemple célèbre.
Certains soulèvements revêtirent toutefois une portée différente. Le Moyen Age
avait hérité de l’Antiquité –des Juifs et des chrétiens primitifs- une
tradition prophétique qui connut un fantastique regain de vitalité. Pour parler
le langage qui s’impose ici, celui des théologiens, il se constitua une
eschatologie (un corps de doctrine concernant le sort ultime de l’univers)
d’ordre chiliastique (dans le sens le plus large du terme, c’est-à-dire qui
prédisait l’avènement d’un Millénium non pas limité à mille ans, mais
pratiquement illimité, au cours duquel le monde serait habité par une humanité
à la fois parfaitement bonne et parfaitement heureuse). Cette eschatologie,
riche d’un réconfort que la doctrine officielle de l’Église médiévale
s’interdisait de prodiguer, finit par exercer sur le peuple une fascination
puissante et durable. Chaque génération s’adonnait, ne fût-ce que
temporairement, à l’espoir fébrile de quelque événement subit et miraculeux qui
entraînerait la transformation intégrale du monde, ou de quelque prodigieuse
lutte finale qui, opposant les cohortes du Christ à celles de l’Antéchrist,
constituerait à la fois l’apogée et la justification de l’histoire. Il serait
certes simpliste d’assimiler le monde de l’exaltation chiliastique à celui de
l’agitation sociale. Mais il n’est douteux qu’à maintes reprises les masses affligées
et mécontentes furent séduites par quelque « prophète » millénariste.
Des mouvements se constituaient alors qui, en dépit de leurs proportions
réduites et de leur caractère éphémère, nous frappent rétrospectivement par
l’analogie qu’ils présentent avec les grands mouvements totalitaires
contemporains.
Ce
rapprochement ne manquera pas de susciter certaines réserves. N’est-ce pas
projeter sur une civilisation disparue des préoccupations qui n’appartiennent
qu’à notre temps ? Je ne le pense pas. Je n’irai certes pas jusqu’à nier
que dans cet imprévisible kaléidoscope que nous appelons l’histoire, chaque
constellation éphémère possède son irréductible spécificité. Mais l’histoire
des conduites sociales révèle certains schèmes récurrents, dans leurs grandes
lignes du moins, et dont les analogies semblent très frappantes. Cela
n’apparaît nulle part plus clairement que dans les mouvements de masse
éminemment émotionnels qui constituent le sujet de notre étude. On ne compte
pas les cas où les gens se groupèrent au sein de mouvements millénaristes d’une
sorte ou d’une autre, et ceci à différentes époques de l’histoire, dans bien
des régions et au sein de sociétés fort diverses du point de vue de leurs
techniques, de leurs institutions, de leurs valeurs et de leurs croyances. Leur
ton allait de l’agressivité la plus outrancière au pacifisme le plus doux. Leur
but, de la spiritualité la plus éthérée au matérialisme le plus vil. On ne
saurait dénombrer ni les différentes représentations du Millénium ni les voies pour
y parvenir. Mais les analogies apparaissent autant que les différences, et plus
l’on compare les explosions du chiliasme social militant de la deuxième moitié
du Moyen Age aux mouvements totalitaires modernes, plus on est frappé par leurs
ressemblances. Une tyrannie mondiale va succomber sous peu sous les coups du
peuple élu guidé par une élite infaillible et inspirée. Ce conflit imminent
revêtira une importance incomparable et unique, car il permettra de purifier à
jamais l’univers du mal qu’il renferme et amènera l’histoire à sa consommation
prévue de toute éternité. Ces chimères n’ont rien perdu de leur puissance de
fascination. Même si les vieux symboles et les slogans d’autrefois ont été
remplacés, la structure des rêves fondamentaux n’a pratiquement pas changé. […]
La
genèse de cette eschatologie n’a fait jusqu’à présent l’objet d’aucune étude
détaillée. Les sectes les plus strictement religieuses, qui naquirent et
disparurent durant cette même période, ont au contraire été amplement
analysées. L’histoire des cathares, dont la religion gnostique s’épanouit sur
de vastes secteurs de l’Europe méridionale, et celle des vaudois que certains
considèrent comme des précurseurs de la Réforme, ont suscité une littérature
plus qu’abondante. On a beaucoup parlé également de ces chiliastes
particulièrement ascétiques, les franciscains dits spirituels. Mais on s’est
rarement interrogé sur la façon dont, pendant près de quatre siècles et demi, les doctrines apocalyptiques
cristallisèrent les aspirations, les rancœurs et les angoisses sociales
qu’elles dotèrent en retour d’un dynamisme nouveau. […] Ces différents
mouvements ne peuvent être considérés (ils ne le furent pas de leur temps)
comme constituant une secte hérétique unique dotée de caractéristiques propres.
Les documents attestent plutôt l’existence d’une longue tradition salutiste
populaire fondée sur des croyances pour la plupart tolérées par l’Église à une
époque ou à une autre, mais qui, par l’interprétation qui en était donnée et la
façon dont elles s’exprimaient, mettaient en péril l’ordre social existant. Le
présent ouvrage se propose, dans la mesure du possible, de suivre l’évolution
de cette tradition dans certaines parties de l’Europe au Moyen Age. »
(p.7-11)
« Déjà
les livres prophétiques de l’Ancien Testament, dont certains remontent au
VIIIème siècle, décrivaient une immense catastrophe cosmique, dont émergeraient
une Palestine qui ne serait rien de moins qu’un nouvel Éden, un paradis
reconquis. Ayant négligé son Dieu, le peuple élu devait connaître la famine, la
peste, la guerre et la captivité, avant d’être soumis à un jugement qui, par sa
sévérité, effectuerait une rupture totale avec un passé coupable. D’abord
viendra le Jour de Jéhovah, le jour de colère. Le soleil, la lune et la étoiles
seront enveloppés de ténèbres, les cieux se replieront comme un parchemin qu’on
roule, et la terre tremblera. Alors sonnera l’heure du Jugement qui verra les
mécréants (c’est-à-dire les élus qui n’auront pas eu foi dans leur Seigneur et
les païens, ennemis d’Israël) jugés et éliminés, sinon totalement anéantis.
Mais ce ne sera pas tout : certains Juifs, « les restes
salvifiques », survivront à ces châtiments et deviendront l’instrument des
desseins de Dieu. Le peuple élu ainsi amendé et régénéré, Jéhovah renoncera à
sa vengeance et se muera en Libérateur. Les Justes […] se regrouperont en
Palestine et Jéhovah viendra s’établir parmi eux. Il sera leur Seigneur et leur
Juge. Il régnera sur Jérusalem reconstruite, sur Sion devenue capitale
spirituelle du monde, vers laquelle convergeront tous les peuples. […]
Les
textes apocalyptiques, destinés aux couches inférieures de la population juive
et qui représentent une forme de propagande nationaliste, frappent par leur
grossièreté et leur démesure. Ceci, dès le premier texte apocalyptique, la
vision ou songe du chapitre vu du Livre de Daniel, rédigé vers 165 avant
Jésus-Christ, à une période particulièrement difficile de l’histoire juive.
Après l’exil de Babylone, les Juifs de Palestine avaient joui, plus de trois
siècles durant, d’une sécurité et d’une paix relatives sous l’égide des Perses,
puis de la dynastie des Ptolémées. Mais la situation changea lorsque, au IIème
siècle avant Jésus-Christ, la Palestine tomba aux mains de la dynastie
gréco-romaine des Séleucides. Les Juifs eux-mêmes étaient en proie à d’amères
divisions : si l’aristocratie mondaine adoptait d’enthousiasme les mœurs
grecques, le peuple, lui, persévéraient avec une résolution accrue dans la foi
de ses pères. Lorsqu’Antiochus IV Épiphane, de la dynastie des Séleucides,
intervint en faveur du parti grécophile, allant jusqu’à interdire l’observance
des rites judaïques, il se heurta à la riposte populaire : ce fut la
révolte des Macchabées. Dans le Songe de Daniel, composé au moment où cette
révolte faisait rage, quatre bêtes symbolisent quatre puissances mondiales
successives : les Babyloniens, la dynastie mythique des Mèdes, les Perses et les Grecs ; la quatrième
bête : « sera différente de tous les
royaumes et … dévorera toute la terre, la frappera et la brisera. »
(Daniel, VII, 23). A la chute de
l’empire, Israël, incarné par le « Fils de l’Homme », « vint
dans les nuées des cieux… et il vint jusqu’à l’Ancien des jours… et il lui fut
donné la seigneurie et l’honneur et le règne… et tous les peuples et les nations
le servirent. Sa domination est une domination éternelle qui ne passera point…
et les Saints du Souverain receveront le Royaume et y règneront jusqu’au siècle
des siècles » (Daniel, VII, 13-14, 27). Aucun des prophètes n’était allé aussi loin. Pour la première fois, le
royaume glorieux de l’avenir embrasse, dans l’imagination d’Israël, non
seulement la Palestine mais l’ensemble de l’univers.
On
retrouve là l’essentiel de ce qui allait devenir le thème central de
l’eschatologie révolutionnaire. L’univers est dominé par une puissance
maléfique et tyrannique dont la capacité de destruction est infinie, puissance
d’ailleurs conçue comme surhumaine et démoniaque. Sous cette dictature, les
outrages se multiplient, les souffrances des victimes deviennent de plus en
plus intolérables, jusqu’à ce que sonne l’heure où les saints de Dieu seront à
même de se dresser pour l’abattre. Alors les saints eux-mêmes, le peuple élu,
ce peuple saint, qui n’a cessé de gémir sous le joug de l’oppresseur, héritera
à son tour de l’hégémonie universelle. Ce sera l’apogée de l’histoire. Le
Royaume des Saints surpassera en gloire tous les règnes antérieurs : bien
plus, il n’aura pas de successeurs. C’est par cette chimère que l’apocalyptique
juive et ses nombreux dérivés, devaient exercer une incomparable fascination
sur tous les insurgés, sur tous les mécontents à venir. »
(p.16-19)
« Baruch
prédit l’avènement certain d’une ère de souffrance et d’injustice terribles,
l’ère du dernier empire, celui des Romains. C’est alors, au moment même où le
mal aura atteint son apogée, que paraîtra le Messie. Formidable guerrier, il
sèmera la déroute parmi les cohortes ennemies qu’il réduira à néant. Il fera
prisonnier le chef des Romains et le traînera enchaîné sur la montagne de Sion,
où il le mettra à mort. Le royaume qu’il instaurera durera jusqu’à la fin du
monde. Toutes les nations qui ont régné sur Israël seront passées au fil de
l’épée ; certains peuples survivants seront placés sous la coupe du peuple
élu. Une ère de béatitude s’ouvrira. » (p.20)
«Simon
bar-Cochba qui mena la dernière guerre d’indépendance juive, en 131, fut encore
acclamé comme messie. Mais la répression sanglante de ce soulèvement et la
suppression d’Israël en tant que nation mirent un terme à la foi apocalyptique
et à l’ardeur militante des Juifs. Si au cours des siècles suivant, un
certain nombre de soi-disant messies surgirent au sein des communautés
essaimées dans divers pays, ils ne prétendaient plus créer un empire mondial
eschatologique, mais se proposaient seulement de reconstituer le foyer
national. […] L’élaboration des prophéties messianiques, dans la tradition du
Songe de Daniel, était passée des mains des Juifs à celles des chrétiens, et ce
furent eux qui continuèrent à s’en inspirer. » (p.21)
« Comme
les Juifs, les chrétiens réagirent contre l’oppression dont ils étaient
l’objet, en proclamant avec une vigueur accrue, à la face du monde et
d’eux-mêmes, leur foi dans l’imminence de l’ère messianique qui verrait les
tors redressés et les ennemis de Dieu jetés bas. » (p.23)
« En 156
après Jésus-Christ, un certain Montanus de Phrygie se proclama l’incarnation du
Saint-Esprit, de cet Esprit de Vérité qui selon le quatrième Évangile devait
dévoiler les choses à venir (Jean XV,
26, XVI, 13). Autour de lui se regroupèrent bientôt un certain nombre
d’extatiques qui s’adonnaient généreusement à des expériences visionnaires
auxquelles ils attribuaient aveuglément une origine divine, et qui
constituaient pour eux le Troisième Testament. Leurs illuminations avaient pour
thème l’avènement prochain du royaume : la nouvelle Jérusalem allait
descendre des cieux sur la terre phrygienne où elle deviendrait le tabernacle
des saints. Ils appelaient en conséquence tous les chrétiens à se rendre en
Phrygie pour y attendre la parousie –ou Second Avènement-, dans le jeûne, la
prière et les larmes du repentir. […]
Rien
n’était aussi propice à l’expansion du montanisme que la persécution :
aussi, lorsqu’à partir de 177 les chrétiens furent l’objet de nouvelles
persécutions dans nombre de provinces romaines, le montanisme perdit soudain
son caractère local pour se propager non seulement en Asie Mineure mais aussi
en Afrique, à Rome et même en Gaule. […] Tertullien, le plus célèbre théologien
occidental de ce temps […] se joignit au mouvement montaniste. »
(p.25-26)
« Irénée,
originaire lui aussi d’Asie mineure, porta ces prophéties sur la terre de Gaule
vers la fin du premier siècle. Évêque de Lyon et théologien émérite, il fit
probablement plus que tout autre pour enraciner les croyances chiliastiques en
Occident. » (p.28)
« C’est
dans l’œuvre de Commodianus, très médiocre poète latin du Vème siècle, que ces
chimères traditionnelles, où la vengeance est inséparable du triomphe, se
résument pour la première fois en un appel aux armes, première esquisse de
l’esprit de croisade chiliastique qui devait déferler sur l’Europe médiévale,
puis à notre époque. » (p.29-30)
« Au
IIIème siècle eut lieu la première tentative visant à discréditer les doctrines
chiliastiques : Origène, le plus influent peut-être des théologiens de
l’Église, assure en effet que l’avènement du Royaume se situera non pas dans
l’espace et dans le temps, mais uniquement dans l’âme des fidèles. A une
eschatologie millénariste collective, il substitue donc une eschatologie de
l’âme individuelle. […] De fait, ce déplacement d’intérêt répond admirablement
aux besoins d’une Église désormais organisée, jouissant d’une paix pratiquement
ininterrompue et d’un statut universellement admis. Lorsqu’au IVème siècle, le
christianisme établit son hégémonie sur le monde méditerranéen et devint la
religion officielle de l’Empire, l’Église prit de plus en plus nettement ses
distances à l’égard des théories chiliastiques. L’Église catholique,
institutionnalisée, puissante et prospère, suivait une routine solidement
établie, et ses responsables n’éprouvaient aucune envie de voir les chrétiens
se cramponner à des rêves démodés et trompeurs d’un nouveau paradis terrestre.
Au début du Vème siècle, saint Augustin élabora la doctrine correspondant à ces circonstances nouvelles. La
Cité de Dieu explique que l’Apocalypse
doit être interprétée comme une allégorie spirituelle. Quant au millénium, la
naissance du christianisme en avait marqué l’avènement et l’Église en était la
réalisation sans faille. Cette théorie prit rapidement valeur de dogme, au
point que le Concile d’Éphèse (431) condamna la croyance au Millénium comme une
superstition aberrante. » (p.32)
« Si les
mouvements révolutionnaires d’inspiration plus ou moins eschatologique furent
relativement nombreux en Europe au Moyen Age, ils furent pourtant loin d’être
universels ou continus. Rien ne prouve qu’il s’en soit produit avant les
dernières années du XIème siècle, et même par la suite (du moins pour l’Europe
du Nord), seule la vallée du Rhin possède une tradition chiliastique
révolutionnaire presque interrompue jusqu’au XVIème siècle. Une telle tradition
marque, de la fin du XIème jusqu’au milieu du XVIème siècle, l’histoire de
certaines régions de l’actuelle Belgique ou du Nord de la France, et de certaines
parties de l’Allemagne centrale et méridionale, du milieu du XIIIème siècle
jusqu’à la Réforme ; on la retrouve ensuite en Hollande et en Westphalie.
[…] Les régions où les prophéties millénaristes séculaires revêtent soudain une
signification nouvelle révolutionnaire, et connaissent un regain de vigueur,
sont celles où l’essor économique est particulièrement rapide et se double
d’une forte expansion démographique. » (p.41-42)
« Si le
dénuement, la misère et l’oppression […] pouvaient suffire à faire naître un
millénarisme révolutionnaire, celui-ci aurait connu un essor considérable dans
les rangs de la paysannerie médiévale. Ce ne fut que très rarement le cas. Des
serfs souvent tentés de prendre la fuite, des efforts réitérés de communautés
paysannes pour arracher certaines concessions, des révoltes sporadiques
éphémères, tout cela relevait presque du quotidien dans plus d’un domaine
seigneurial de l’époque. Toutefois, il est très rare que des paysans, nantis
d’une terre, aient consentis à se lancer dans la quête du Millénium. S’ils le
faisaient, c’est qu’ils se trouvaient entraînés dans un mouvement plus vaste
qui avait pris naissance dans des couches sociales très différentes, ou que
leur propre mode de vie traditionnel se dégradait, ou encore, et c’était le cas
le plus fréquent, pour ces deux raisons ensemble. » (p.44-45)
« Le
réseau des liens sociaux dans lequel le paysan se trouvait jeté dès sa
naissance était si puissant et si solidement ancré qu’il rendait impossible
tout désarroi radical. […] La notion même d’un bouleversement social était
impensable. Dans une économie uniformément primitive où personne n’était
extrêmement riche, rien ne venait susciter des besoins nouveaux ; rien, en
tout cas, ne pouvait inciter à des rêves de puissance ou de faste. »
(p.46-47)
« Cet
état de choses se mit à évoluer à partir du XIème siècle, plusieurs régions
d’Europe bénéficiant d’une paix assez durable pour permettre l’accroissement de
la population et l’essor du commerce. […] Dès le XIème siècle, le Nord-Est de
la France, les Pays-Bas et la vallée du Rhin avaient atteint une densité de
population telle que le système agricole traditionnel se révélait incapable
d’en assurer la subsistance. Nombre de paysans se mirent à défricher des
forêts, des marécages et des franges côtières, ou prirent la route de l’Est
pour participer à la grande colonisation allemande des terres slaves : ces
pionniers eurent généralement la vie plus facile. Restaient de nombreux paysans
sans terre, ou que leur lopin ne suffisait pas à nourrir : il leur fallait
donc se débrouiller tant bien que mal. Une partie de cette population
excédentaire alla grossir les rangs du prolétariat rural. D’autres affluèrent
dans les nouveaux centres urbains et industriels pour donner naissance à un
prolétariat urbain. » (p.48)
« Aux
XIème, XIIème et XIIIème siècles apparu une industrie textile florissante qui
ne cessa de croître jusqu’à ce que l’actuelle Belgique et le Nord-Est de
la France fussent devenus un district manufacturier unique, la région la plus
industrialisée d’une Europe qui demeurait à prédominance agricole. […] Au
XIIème siècle, les négociants flamands trafiquant le long du Rhin, rejoints aux
XIIIème siècle par ceux de la vallée du Rhin elle-même, finirent par règner
sans conteste sur le commerce international de l’Europe septentrionale. Ils
transitaient le tissu flamand vers les marchés nouveaux de l’Allemagne centrale
et méridionale, ou vers le Levant. » (p.48)
« L’industrie
se concentrait dans les villes : or, tout serf qui cherchait asile dans
une ville y recouvrait sa liberté. En outre, il y était infiniment plus facile
pour un pauvre, surtout au début de l’expansion économique, d’améliorer sa
condition. […] L’horizon économique et social s’élargissant, la misère et le
dénuement cessèrent d’apparaître comme le sort inéluctable du peuple.
Nombreux,
cependant, furent ceux qui se contentèrent d’acquérir de nouveaux besoins sans
pouvoir les satisfaire. Le spectacle d’une munificence dont nul n’aurait osé
rêver quelque siècle auparavant éveillait en eux un sentiment d’amère
frustration. Dans toutes ces zones surpeuplées où l’urbanisation et
l’industrialisation étaient fort avancées, une foule d’individus vivait en
marge de la société dans un état d’insécurité chronique. Même à ses meilleurs
jours, l’industrie n’était pas en état d’absorber cet excédent de population.
Les mendiants pullulaient dans la moindre bourgade : ils erraient par
bandes dans les rues, ou cheminaient d’une ville à l’autre. Un grand nombre se
faisaient mercenaires […]. » (p.49)
« Le
prolétariat urbain ou rural (paysans déshérités ou incapables de subvenir à
leurs propres besoins, mendiants, vagabonds, journaliers et manœuvres, chômeurs
et ouvriers menacés de chômage), tous ceux qui, pour une raison ou une autre,
ne pouvaient parvenir à un statut stable et reconnu, vivaient dans un état de
frustration et d’anxiété perpétuelles qui en faisaient l’élément le plus
instable et le plus impulsif de la société médiévale. » (p.51)
« Cette
population excédentaire et marginale eut toujours tendance à élire pour chef un
laïque ou un moine défroqué qui s’imposait non seulement comme saint homme,
mais aussi comme prophète et sauveur, sinon comme Dieu vivant. Arguant des
révélations ou des pensées inspirées qu’il prétendait tenir de Dieu, ce chef assignait
à ses disciples une mission collective d’importance cosmique. La certitude de
cette mission, et de l’élection divine pour des tâches prodigieuses, dotait ces
hommes déçus et désemparés de points de repères stables et d’espoirs nouveaux.
Non seulement ils trouvaient ainsi une place dans le monde, mais cette place
unique et rayonnante se situait au centre des choses. […] Ces confréries
avaient conscience de constituer une élite distincte, supérieure au commun des
mortels, sur laquelle rejaillissaient les mérites prodigieux de leurs chefs et
leurs pouvoirs miraculeux. En outre, la mission qui fascinait le plus ces
masses devait naturellement trouver son couronnement dans la transformation
radicale de la société. Elles trouvaient dans les prophéties eschatologiques,
héritées d’un passé immémorial et issues du monde oublié du christianisme
primitif, un mythe social parfaitement adapté à leurs besoins. […] Ces hommes
éprouvaient le besoin pressant de frapper l’infidèle afin de redonner corps,
par la souffrance infligée aussi bien que subie, à ce royaume ultime où les
saints assemblés autour de la grande figure protectrice de leur Messie,
jouiraient d’une richesse, d’un confort, d’une sécurité et d’une puissance
éternels. » (p.53-54)
-Norman Cohn, Les
fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du XIème au
XVIème siècle, Bruxelles, Editions Aden, coll. « Opium du
peuple », 2011 (1957 pour la première édition anglaise), 469 pages.
Ma foi, au moins il n’y a pas d’ambiguïté quant à votre position ! J’ai apprécié la notice introductive, très claire et fort bienvenue en effet face au manichéisme si confortable dans lequel les dirigeants (pas seulement socialistes) se drapent pour s’approprier une légitimité médiatique et masquer leur inutilité patente. Je ne discute pas le coup de griffe à Sartre (le premier Sartre était en effet existentialiste, mais plus il a évolué plus il a pris en compte les conditionnements sociaux). Les extraits cités sont instructifs, mais s’il me semble en effet absurde de nier les déterminismes historiques qui contribuent à façonner les expressions du fait religieux, il me semble tout aussi excessif de ramener toutes les expressions spirituelles à cette seule dimension historico-sociale. Des faits humains complexes comme les faits religieux sont le fruit de plusieurs facteurs qui se conjuguent et se superposent, et au cœur de chaque fait de ce genre, même les plus dévoyés comme le terrorisme, il y a un noyau purement spirituel, concernant la finitude humaine et l’aspiration à l’inconditionné, lequel noyau est transhistorique. On peut ne pas y être sensible, mais on ne peut pas le nier. Et si le vocabulaire millénariste chrétien, juif ou musulman a pu perdurer pendant des siècles et garder intacte sa portée effective, c’est bien qu’il renferme un élément transhistorique – métaphysique oserais-je dire, si je ne savais pas que ce terme est proscrit par une doxa matérialiste souvent aussi obtuse et intolérante que ceux qu’elle prétend combattre…
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