Une
fable postmoderne est l’un des textes qui composent le
recueil Moralités postmodernes.
Jean-François Lyotard y narre d’abord une apocalypse conforme avec nos
connaissances scientifiques modernes, à savoir la mort du soleil, que Wikipédia décrit ainsi : « Lorsqu’il sera
âgé de 10,5 milliards d’années, l’équilibre hydrostatique sera rompu. Le Soleil
aura converti tout l'hydrogène de son cœur en hélium. Le noyau d'hélium se
contractera et s’échauffera fortement tandis qu’une couronne externe du cœur
fusionnera l’hydrogène en hélium. Ses couches superficielles, dilatées par le
flux thermique croissant et ainsi partiellement libérées de l’effet
gravitationnel, seront progressivement repoussées : le Soleil se dilatera,
d'abord lentement sur 500 millions d'années, puis plus rapidement sur 500
millions d'années supplémentaires, pour finalement se transformer en géante
rouge. Au terme de ce processus, le diamètre du Soleil sera environ 100 fois
supérieur à l’actuel et près de 2 000 fois plus lumineux. Il dépassera l’orbite
de Mercure et de Vénus. La Terre, si elle subsiste encore, ne sera plus qu’un
désert calciné. »
La fable traite de la lutte entre la vie, qui a
besoin d’énergie pour perdurer, et le processus d’entropie, extrapolé de la
seconde loi de la thermodynamique, qui pourrait mener l’univers à un état final
stable, inerte et sans vie (sa « mort thermique »). Elle met en avant
l’idée que, si l’humanité veut échapper à la destruction de la terre, cela
suppose non seulement un développement technique, mais aussi une évolution
biologique, car la vie devra s’adapter à des conditions étrangères à celles du monde qui l’a vu naître. D’où la question
suivante : l’être qui quittera (hypothétiquement) la Terre sera-il encore
humain ?
La seconde partie du texte met à distance la « fable
» (dont le statut, fictionnel ou non, reste délibérément ambigu), et en tire un
certain nombre d'observations sur nos manières de pensées. Lyotard explique
notamment que la fable est construite à l’encontre des présupposés à l’œuvre dans
ce qu’il a appelée ailleurs les « métarécits »
de la modernité. La construction d’une fable qui rejette les éléments
structurants de ces récits visent à souligner leur caractère contingent et
dépassé (pour le postmoderniste du moins).
« On voit
l’immense chantier que sera la Terre pendant des millénaires avant la mort du
Soleil. L’Humanité, ce qui s’appellera peut-être encore Humanité alors, prépare
dans le détail les vaisseaux spatiaux destinés à l’exode. Elle a lancé toute
une banlieue de stations périphériques qui serviront de relais. Elle pointe les
fusées. Elle minute, sur des milliers de siècles, les opérations
d’embarquement.
On
peut voir cet affairement de fourmilières avec quelque réalisme parce que
certains des moyens sont déjà réalisables à l’époque où la fable se raconte. Il
reste, il ne reste que quelques milliards d’années solaires pour réaliser les
autres moyens. Et, en particulier, pour faire que ce qui se nomme aujourd’hui
les humains soit capable de les réaliser. Il reste beaucoup à faire, les
humains doivent beaucoup
se transformer pour y arriver. La fable dit qu’ils peuvent y arriver
(éventualité), qu’ils sont poussés à le faire (nécessité), que c’est leur
intérêt de le faire (obligation). Elle ne peut pas dire ce qu’ils seront
devenus alors. » (p.80)
« Comme
pour tous les systèmes clos, l’espérance de vie du Soleil était limitée par
l’entropie. » (p.81)
« Et il
arriva quelque chose d’inattendu à la surface de la Terre. Grâce à la
conjugaison fortuite de diverses formes d’énergies –les molécules constitutives
des éléments terrestres, notamment l’eau, le filtrage des radiations solaires
par l’atmosphère, la température ambiante-, il arriva que les systèmes les plus
improbables, les cellules, se synthétisent à partir des systèmes moléculaires.
Ce fut là le premier événement dont l’énigmatique occurrence devait
conditionner la suite de l’histoire, et aussi la possibilité même de la
raconter. La formation des cellules dites « vivantes » signifiait en
effet que des systèmes différenciés d’un certain ordre, le règne minéral,
pouvaient, sous certaines conditions,
celles qui existaient alors à la surface de la Terre, produire des systèmes
différenciés d’un ordre supérieur, les premières algues. Un processus contraire à l’entropie était donc possible. » (p.81)
« Les
sources d’énergie utile étant en quantité limitée, la compétition entre les
systèmes était inévitable. Ainsi naquit la guerre. » (p.83)
« La
fable raconte l’histoire d’un conflit entre deux processus affectant l’énergie.
L’un conduit à la destruction de tous les systèmes, de tous les corps, vivants
ou non, qui existent sur la planète Terre et dans le système solaire. A
l’intérieur de ce processus entropique, continu et nécessaire, un autre
processus, contingent et discontinu, du moins pendant longtemps, agit en sens
contraire par différenciation croissante de ces systèmes. Ce dernier mouvement
ne peut pas enrayer le premier (à moins qu’on trouve le moyen de fournir le
Soleil en carburant), mais il peut se soustraire à la catastrophe en abandonnant
son site cosmique, le système solaire.
Sur
la Terre comme ailleurs, l’entropie conduit l’énergie vers l’état le plus
probable, une sorte de soupe corpusculaire, un chaos froid. L’entropie négative la combine au
contraire en systèmes différenciés, plus complexes, nous disons : plus
développés. Le développement n’est pas
une invention des Humains. Les Humains sont une invention du développement. Le héros de la fable n’est pas l’espèce
humaine, mais l’énergie. La fable narre une suite d’épisodes où se marque
le succès tantôt du plus probable, la mort, tantôt du plus improbable, du plus
précaire, qui est aussi le plus efficient, le complexe. C’est une tragédie de
l’énergie. Comme Œdipe roi, elle
finit mal. Comme Œdipe à Colone, elle
admet une ultime rémission.
Le
héros n’est pas un sujet. Le mot énergie ne dit rien, sauf qu’il y a de la
force. Ce qui arrive à l’énergie, formation en systèmes, mort ou survie de
ceux-ci, apparition de systèmes plus différenciés, l’énergie n’en sait rien et
n’en veut rien.
Elle obéit à des lois aveugles, locales, et à des hasards.
L’espèce
humaine n’est pas le héros de la fable. Elle est une forme complexe
d’organisation de l’énergie. Comme les autres formes, elle est sans doute
transitoire. D’autres formes peuvent apparaître, plus complexes, qui
l’emporteront sur elle. C’est peut-être l’une de ces formes qui se préparent à
travers le développement techno-scientifique dès l’époque où la fable est
racontée. C’est pourquoi la fable ne peut pas commencer à identifier le système
qui sera le héros de l’exil. Elle peut seulement prédire que ce héros, s’il
réussit à échapper à la destruction du système solaire,
devra être plus complexe que ne l’est
l’espèce humaine au moment où la fable se raconte, puisque cette espèce n’a pas
alors les moyens de son exode, bien qu’elle soit l’organisation la plus
complexe de l’énergie que l’on connaissance dans l’Univers. »
(p.86-87)
« La
fable qu’on a entendue n’est pas récente ni originale. Mais je la prétends
postmoderne. Postmoderne ne signifie pas récent. Il signifie comment
l’écriture, au sens le plus large de la pensée et de l’action, se situe après
qu’elle a subi la contagion de la modernité et qu’elle a tenté de s’en guérir.
Or la modernité non plus n’est pas récente. Elle n’est même pas une époque.
C’est un autre état de l’écriture, au sens large.
On
peut voir apparaître les premiers traits de la modernité dans le travail
accompli par Paul de Tarse (l’apôtre), puis par Augustin pour accommoder l’une
à l’autre la tradition classique païenne et l’eschatologie chrétienne. Un
élément distinctif de l’imaginaire moderne est l’historicité, qui est absente
de l’imaginaire antique. Les modernes subordonnent au déploiement du temps
historique la légitimation du sujet collectif que l’on nomme Europe ou Occident.
Avec Hérodote et Thucydide, Tite-Live et Tacite, les Anciens ont certes inventé
l’histoire
et l’ont opposé au mythe et à l’épopée,
autres genres narratifs. Et, d’autre part, avec Aristote, ils ont élaboré le
concept de telos, de fin comme
perfection, et la pensée téléologique. Mais c’est le christianisme repensé par Paul et Augustin qui introduit au
cœur de la pensée occidentale l’eschatologie proprement dit, qui va commander
l’imaginaire moderne de l’historicité. L’eschatologie raconte l’expérience
d’un sujet affecté par un manque, et prophétise que cette expérience s’achèvera
à la fin des temps par la rémission du mal, par la destruction de la mort, et
par le retour à la maison du Père, c’est-à-dire au signifiant plein.
L’espérance
chrétienne liée à cette eschatologie se refonde dans la rationalité issue du
classicisme païen. Il devient raisonnable d’espérer. Et réciproquement, la
raison grecque se transforme. Elle n’est plus le partage équitable des
arguments entre des citoyens délibérant de ce qu’il faut penser et faire dans
l’épreuve du destin tragique, du désordre politique ou de la confusion
idéologique. La raison moderne est le partage avec autrui, quel qu’il soit,
esclave, femme, immigré, de l’expérience propre à chacun d’avoir péché et
d’avoir été acquitté. L’éthique de la virtù couronne l’exercice antique de la raison,
celle du pardon, son exercice
moderne. La conscience classique est en conflit avec les désordres passionnés
qui secouent l’Olympe. La conscience moderne remet, en toute confiance, son
sort entre les mains d’un père unique, juste et bon.
Cette
caractérisation peut paraître trop chrétienne. Mais, à travers d’innombrables
épisodes, la modernité laïque maintient ce dispositif temporel, celui d’un
« grand récit », comme on a dit, qui promet
à son terme la réconciliation du sujet
avec lui-même et la levée de sa séparation. Bien que sécularisés, le récit des Lumières, la dialectique romantique
ou spéculative et le récit marxiste déploient la même historicité que le
christianisme, parce qu’ils en conservent le principe eschatologique.
L’achèvement de l’histoire, serait-il toujours repoussé, rétablira une relation
pleine et entière avec la loi de l’Autre (grand A) comme cette relation était
au commencement : loi de Dieu au paradis chrétien, loi de la Nature dans
le droit naturel fantasmé par Rousseau, société sans classes, avant la famille,
la propriété et l’Etat, imaginée par Engels. C’est toujours un passé immémorial
qui se trouve promis comme fin ultime. Il est essentiel à l’imaginaire moderne
de projeter sa légitimité en avant, tout en la fondant dans une origine perdue.
L’eschatologie réclame une archéologie. Ce cercle, qui est le cercle
herméneutique aussi bien, caractérise l’historicité comme imaginaire moderne du temps.
La
fable que nous avons entendue est certes un récit, mais l’histoire qu’elle
raconte n’offre aucun des principaux traits de l’historicité.
D’abord,
c’est une histoire physique, elle ne concerne que l’énergie et la matière comme
état de l’énergie. […]
Ensuite,
le temps qui est mis en jeu dans cette histoire n’est qu’une diachronie. La
succession est découpée en unités d’horloge arbitrairement définies à partir de
mouvements physiques supposés uniformes et réguliers. Ce temps n’est pas une
temporalité de conscience qui exige que le passé et le futur, dans leur
absence, soient néanmoins tenus « présents » en même temps que le
présent. La fable n’admet une telle temporalité que pour les systèmes dotés du
langage symbolique, qui permettent en effet la mémorisation et l’attente,
c’est-à-dire la présentification de l’absence. […]
En
troisième lieu, cette histoire n’est
nullement finalisée vers l’horizon d’une émancipation. […]
En
quatrième lieu, l’avenir pour nous aujourd’hui, que la fable raconte au passé
(non par hasard), ne fait pas l’objet d’une espérance. L’espérance est celle d’un sujet de l’histoire qui se promet, ou à qui
il a été promis, une perfection finale. La fable postmoderne raconte toute
autre chose. L’Humain, ou son cerveau, est une formation matérielle
(c’est-à-dire énergétique) très improbable. Cette formation est nécessairement
transitoire puisqu’elle est dépendante des conditions de la vie terrienne, qui
ne sont pas éternelles. La formation nommée Humain ou Cerveau devra être
dépassée par une autre plus complexe, si elle doit survivre à la disparition de
ces conditions. L’Humain ou le Cerveau n’aura été qu’un épisode dans le conflit
entre différenciation et entropie. […]
Sans
aller plus loin, on voit assez que la fable ne présente pas les traits d’un
« grand récit » moderne. Elle ne répond pas à la demande de rémission
ou d’émancipation. Faute d’eschatologie, la mécanicité et la contingence
conjuguées de l’histoire qu’elle raconte laissent la pensée en souffrance de
finalité. Cette souffrance est l’état
postmoderne de la pensée, ce qu’il est convenu d’appeler ces temps-ci sa crise,
son malaise ou sa mélancolie. La fable n’apporte aucun remède à cet état,
elle en propose une explication. Une explication n’est ni une légitimation ni
une condamnation. La fable ignore le bien et le mal. […]
Et
c’est ainsi qu’elle se fait l’expression, presque enfantine, de la crise de la
pensée aujourd’hui : crise de la modernité, qui est l’état de la pensée
postmoderne. Sans prétention cognitive ni éthico-politique, elle s’octroie un statut
poétique ou esthétique. Elle ne vaut que par sa fidélité à l’affection
postmoderne, la mélancolie. Elle raconte le motif d’abord. Mais aussi, toute
fable est mélancolique, puisqu’elle supplée à la réalité.
On
pourrait dire que la fable que nous avons entendue est le discours le plus
pessimiste que le postmoderne puisse tenir sur lui-même. Il ne fait que
continuer ceux de Galilée, de Darwin et de Freud : l’homme n’est pas le
centre du monde, il n’est pas la première (mais la dernière) des créatures, il
n’est pas le maître du discours. Reste que, pour qualifier la fable de
pessimiste, il faudrait avoir le concept d’un mal absolu, indépendant des
imaginaires produits par le système humain.
Mais,
après tout, cette fable ne demande pas à être crue, seulement réfléchie. »
(p.89-94)
-Jean-François Lyotard, « Une fable
postmoderne », in Moralités
postmodernes, Galilée, coll. Débats, 1993, 212 pages.
Post-scriptum : Mais est-il si sûr que la
modernité soit inséparable de la fiction consolante d’un sens de l’histoire ?
Il n’est pas vrai qu’on trouve une telle vision de l’histoire chez un Machiavel
(qui, en dépit de son admiration pour les Anciens, ne saurait être exclu des
fondateurs de la modernité intellectuelle et politique), un Hobbes, un Spinoza,
et sans doute pas davantage chez Descartes lui-même…
On peut par ailleurs critiquer la thèse qui fait de
l’eschatologie chrétienne le début de la modernité. S’il est vrai que les
philosophies de l’histoire des Modernes (Kant, Hegel, Marx, Comte, Jaurès et
Durkheim ,etc.) ne sont que le versant sécularisé de la vision providentielle de
l’Histoire, il est erroné de soutenir que cette vision émerge avec le
christianisme plutôt qu’avec le judaïsme, ce qui nous ramène vers une antiquité
plus ancienne encore, peut-être même jusqu’à Zoroastre… Impossible, donc, de
caractériser adéquatement la modernité par son « finalisme
historique » optimiste.
L’auteur de cette fable se défend d’être original, et il n’a peut-être pas tort. Cette « énergie » qui évolue, qui lutte contre l’entropie, cette conception de l’homme comme être transitoire, appelé à évoluer et à se métamorphoser, tout cela me rappelle fortement le vitalisme, même si je ne suis pas très familiarisé avec ce courant philosophique.
RépondreSupprimerSinon, vos objections sur le caractère non historicisé des théories de Machiavel, Descartes ou Spinoza sont tout à fait recevables. Le danger, c’est peut-être d’essentialiser à l’excès cette notion de « modernité ». Le point de bascule se situerait plutôt pour moi à la Révolution française : il n’y a pas vraiment de sens de l’histoire chez Montesquieu et Voltaire, mais des lois immuables de la nature ; quant à Rousseau, l’histoire est pour lui une régression, une chute. Après la Révolution en revanche, difficile de trouver des philosophes indifférents au « sens de l’histoire ». A part Schopenhauer et quelques penseurs marginaux, je ne vois pas…
@Laconique
RépondreSupprimer"Le danger, c’est peut-être d’essentialiser à l’excès cette notion de « modernité »."
En effet, elle tend à varier de lieu et de date d'émergence selon le domaine considéré... Ce n'est pas évident à définir.
"Après la Révolution en revanche, difficile de trouver des philosophes indifférents au « sens de l’histoire »."
Je parlais des philosophies de l'histoire, de l'idée d'annoncer la direction ou le stade final de l'évolution historique. Il y a au contraire nombre de penseurs qui n'ont pas d'avis là-dessus, voire qui considère que cela n'a pas de sens: Husserl, Arendt, Aron, Camus, Cioran, Deleuze, Castoriadis, Rand, Mises, sans doute aussi les philosophes analytiques...