mercredi 22 août 2018

Penser le patriotisme avec Michel Lacroix




A l’heure où d’aucuns s’inquiètent de la montée des nationalismes en Europe et au-delà, il est devenu banal de mettre en cause le sentiment national. Mais n’est-ce-pas là céder à un préjugé ? La pente du patriotisme mène-t-elle nécessairement au nationalisme, à la xénophobie, aux velléités protectionnistes ? 

Rien n’éclaire mieux cette grave et importante question que l’ouvrage du philosophe Michel Lacroix : Éloge du Patriotisme. Petite philosophie du sentiment national.

M. Lacroix part d’une analyse psychologique. Il s’agit de savoir « en quoi consiste l'amour de la patrie » (p.11). Le patriotisme n’est pas une doctrine ou un projet politique. Avant tout, il « relève du domaine de l'affectivité » (p.13). Il est « un sentiment ». Une forme d’amour. Il est acquis par l’habitude, et ne s’exprime d’ordinaire guère (« Nous aimons notre pays dans une sorte de demi-conscience, parce qu'il nous procure le sentiment d'être "chez nous", parce qu'il est le cadre habituel où notre existence se déroule. Dans son étiage normal, l'amour patriotique ne dépasse pas cette sensation de familiarité et de bien-être. », p.14).

Quel est l’objet de l’amour proprement patriotique ? Il vise d’abord un territoire, le « substrat physique » de la patrie (fleuves et montagnes, villes et champs). Comme tout amour, il est donc limité par son objet même. Le patriotisme est par nature borné « par une frontière, c'est-à-dire une limite séparant le dedans et le dehors, l'intérieur et l'extérieur » (p.15). On ne peut pas véritablement aimer le monde entier, faute de pouvoir s’y accoutumer.

Mais l’amour patriotique vise aussi le peuple qui occupe et façonne ce territoire. Il donne chair et humanité à ce que l’on entend par patrie. Par suite, le patriotisme est un amour pour la culture qu’a produit un peuple sur son territoire. Un peuple auquel le patriote se sent appartenir (l’amour supposant une forme d’identification entre le sujet aimant et la chose aimée). Ainsi, le patriotisme porte sur « des traditions, des coutumes, par exemple les manières de se vêtir, de faire la cuisine, de recevoir ses amis, de converser, de fabriquer les objets d'artisanat, de jouer de la musique populaire, de décorer sa maison, de célébrer les grandes dates de l'année, de fêter les événements familiaux. Il s'exprime également à travers l'intérêt pour l'histoire nationale, c'est-à-dire l'épopée vécue par nos ancêtres […] Il s'exprime enfin à travers la langue. » (p.15). Aimer son pays, c’est donc aussi aimer ses concitoyens en tant qu’ils le composent. On peut ne pas aimer telle personne, mais on aimera pourtant reconnaître en elle ces traits familiers.

Il s’ensuit nécessairement que « la géographie, l'histoire, les traditions, les usages, la langue […] autant d'aspects qui fondent l'originalité de mon pays » le rendent « différent des autres » (p.17). Le patriotisme comporte donc par nature un élément particulariste. Tous les hommes peuvent être patriotes, mais tous ne peuvent pas communier dans l’amour patriotique d’un seul et même objet. L’amour patriotique ne peut unir que des humanités locales et plurielles.

Mais cet élément particulariste du patriotisme est contrebalancé par un élément universaliste. En effet, les raisons d’aimer son pays ne se limitent pas à son originalité irréductible. Elles incluent aussi sa conformité à des valeurs universalisables, à un idéal. Pour M. Lacroix, ces valeurs sont la démocratie et les droits de l’homme (« Je suis attaché à cette terre où le hasard m'a fait naître parce que les droits de l'homme y sont respectés. », p.22). Mais la validité de la proposition ne tient pas au contenu concret des valeurs tenues pour estimables ; l’élément universaliste est formel, toute doctrine morale ou politique peut y trouver sa place (« Ma patrie mérite mon affection parce qu'elle incarne des idéaux politiques qui sont valables pour l'humanité entière. En vertu d'une espèce de clause de conditionnalité, je me sens lié à mon pays pour autant qu'il participe de cet universel. », p.22).

(Il s’ensuit qu’accuser tel ou tel projet ou personnalité politique de manquer de patriotisme est erroné, car le patriotisme ne vise aucun contenu politique substantiel).

Une fois analysé le sentiment patriotique, que peut-on juger s’agissant de sa valeur morale ? S’agit-il d’une vertu ou d’un vice ?

Le chapitre 11 de l’ouvrage analyse avec brio les conflits de valeurs dans lesquels le patriotisme se trouve impliqué. Le patriotisme n’étant qu’un sentiment, il ne peut pas se substituer à la raison. Il n’est pas une boussole morale. Et il peut se trouver en conflits avec d’autres valeurs désirables (par exemple : « en temps de guerre, est-il légitime, au nom de la défense de la patrie, de tuer d'autres êtres humains ? […] Si, par exemple, un tribunal militaire rend un verdict inique, ai-je le droit de m'élever contre ce dernier, bien que, ce faisant, j'ébranle la confiance dans l'armée, à un moment où celle-ci est nécessaire à la survie de mon pays ? On reconnaît le dilemme soulevé par l'affaire Dreyfus. […] Autre question dérangeante: faut-il systématiquement ouvrir ses frontières aux étrangers fuyant la pauvreté ou l'oppression politique ? Le devoir d'hospitalité exclut-il toute considération relative à l'identité culturelle de mon pays ? », p.62).

Par cette remarquable analyse, M. Lacroix peut parvenir à saisir conceptuellement l’essence du nationalisme. En effet, « ces conflits du devoir résultent de la structure dualiste du patriotisme. ». Dès lors, « tandis que le patriote est empêtré dans ces multiples cas de conscience, un mauvais génie se tient à côté de lui, et lui murmure ces paroles insidieuses: "Si tu faisais taire, une fois pour toutes, la voix de l'universalisme, si tu réduisais le patriotisme au seul élément particulariste, tu échapperais à toutes ces questions dérangeantes. Tu serais à l'abri de ces pénibles conflits éthiques. Ta patrie ne serait plus en débat. Elle serait hors d'atteinte". Ce mauvais génie, c'est le nationalisme. » (p.67-68).

L’essence du nationalisme, c’est d’être un « patriotisme réduit à sa composante particulariste » (p.69). C’est un amour appauvri, inquiet et jaloux ; un sentiment d’appartenance et d’attachement coupée de la visée idéelle, « transcendante », du patriotisme « normal ». C’est un amour pathologique car hissé au rang de valeur suprême, insoucieux de la justice (et qu’on peut résumer par la célèbre formule : my country, right or wrong).

Il s’ensuit qu’accuser le patriotisme de mener inéluctablement au nationalisme a autant de sens que d'accuser l’amour romantique de mener fatalement aux extrêmes de la jalousie, au crime passionnel ou au suicide. Et l’auteur de citer ce mot de Camus : « J'aime trop mon pays pour être nationaliste. » (Albert Camus, Lettre à un ami allemand).

Non content de distinguer conceptuellement entre patriotisme et nationalisme, l’ouvrage de M. Lacroix réhabilite en profondeur le sentiment patriotique contre le procès que lui intentent les idéologies post-nationales : « A toute les époques, les êtres humains ont été attachés à leur terre natale. Cet attachement est une constante de la nature humaine. » (p.77). Aux travers de ses multiples avatars, ce rejet de l’amour patriotique est pour M. Lacroix une des sources du malaise identitaire qui nourrit les « populismes » actuels. Le soupçon, le mépris condescendant, la misopatrie contemporaine, entraînent mécaniquement communautarisme et concurrence victimaire.

A l’inverse, reconnaître la légitimité du patriotisme est une condition préalable à la concorde de tous les citoyens, parce que ce sentiment aide à limiter les conflits –inévitables- entre particularismes (religieux, communautaires, politiques, etc.). Il n’y pas d’assimilation possible sans patriotisme (« L'amitié compatriotique n'a rien à voir avec les filiations réelles, biologiques, génétiques. Elle se moque de savoir s'il y a ou non entre nous ces fameux "liens du sang" auxquels les nationalistes attachent tant d'importance. Ce qui compte, ce sont les filiations symboliques, ce sont les généalogies voulues, les liens désirés, adoptés. [...] L'immigré et moi, nous nous considérons mutuellement comme des compatriotes non pas parce que nous sommes tout deux "de souche", ce qui est à tout à fait secondaires, mais parce que nous nous revendiquons des mêmes ancêtres symboliques. », p.54).

C’est désormais du retour en grâce du patriotisme que dépend en grande partie la capacité des démocraties d’Europe d’échapper au chaos des conflits communautaires ou au triomphe de partis politiques xénophobes et démagogiques (« Seul le sentiment national peut rassembler des groupes ethnoculturels qui, livrés à eux-mêmes, n'auraient d'autre avenir que de s'isoler et de se dresser les uns contre les autres. C'est pourquoi la question du patriotisme se pose aujourd'hui de façon cruciale. »).

1 commentaire:

  1. Eh, cher Johnathan Razorback, ça fait plaisir de vous voir prendre la plume ! Tout cela est très clair, limpide, on sent que conceptuellement vous maîtrisez. Mais je ne vais pas trop m’étendre parce que ce n’est pas un sujet que j’ai vraiment approfondi (et pour cause…).

    La distinction entre patriotisme et nationalisme est très clairement établie dans votre texte, ainsi que la tension permanente avec l’universalisme, horizon et ferment de tout véritable amour de la patrie. Mais enfin, vous l’écrivez vous-même, le patriotisme repose en fin de compte sur un amour irraisonné, c’est-à-dire au fond sur une croyance. Et moi je n’y crois pas, voilà tout. J’ai toujours adhéré à des systèmes universalistes, que ce soit philosophiquement ou spirituellement. Et sans aller jusqu’à la formule célèbre : « Le nationalisme, c’est la guerre », il me semble que le patriotisme n’a jamais rien produit de bon dans l’histoire des peuples, rien produit du tout, à part des rassemblements, des drapeaux, des chants et des invectives. Ce qui génère la concorde et permet l’assimilation, ce n’est pas le patriotisme (qui est au contraire toujours invoqué aux moments de crispations, souvenons-nous des Marseillaises au moment de Charlie), mais c’est le progrès partagé, le développement de ce que l’on appelait jadis les Lumières, et, disons un gros mot, l’émergence en nos cœurs atrophiés de la charité. Rien de bon ne peut sortir du patriotisme, et n’en est jamais sorti (quel bon écrivain patriote ? Barrès ? Péguy ?). J’ajouterais que sur un plan historique, le patriotisme réel est mort en 14-18, tout comme la foi aux idéologies totalitaires est morte en 45.

    RépondreSupprimer