vendredi 5 octobre 2018

Le capitalisme, source du progrès moral et matériel



S’agissant de la relation du progrès technique au progrès moral, il est devenu, depuis la fin des Trente Glorieuses (au moins), banal d’affirmer que 

« Le progrès technico-scientifique […] n’a pas contribué au perfectionnement moral de l’homme mais, pour une seule partie de l’humanité, à l’amélioration de ses conditions matérielles. » (Norberto Bobbio, « Progrès scientifique et progrès moral », Cités, 2001).

Il est pourtant très facile de donner des exemples de progrès moraux consécutifs de progrès technico-économiques.

Que l’on songe par exemple aux transformations du rapport parents/enfants depuis la généralisation des méthodes contraceptives dans le monde occidental (et au-delà). L’enfant n’est plus dès lors un imprévu, un « cadeau du ciel », un fatum ; mais le projet d’un choix, d’une décision. N’est-il pas plus que vraisemblable d’en déduire qu’un nombre incalculable d’enfants s’en sont trouvés désirés, attendus, aimés –une condition (non suffisante mais nécessaire) s’il en est pour espérer devenir une personne décente, bienveillante, équilibrée ; en un mot, morale ?

On peut généraliser cette réflexion :

« Dans la société moderne, encore terriblement arriérée, avec ses vestiges de cruauté, avec ses soubresauts de sauvagerie, avec ses pratiques d’injustice sociale, se manifeste pourtant une amélioration des rapports sociaux quand on la compare avec les sociétés du passé. Il y a moins de brutalité, un plus grand souci de la souffrance humaine un plus grand respect de la vie, du moins dans les conditions courantes de l’existence. 

Ces constatations apparaissent clairement quand on lit les mémoires ou la correspondance privée, les documents officiels, les relations historiques où l’écrivain d’autrefois note sèchement les faits de la vie ordinaire, sans y attacher d’importance. Je rappelle, en passant, la « question » appliquée aux accusés, les supplices et les tortures infligés aux coupables, les punitions corporelles exercées sur les enfants, etc. [...]

Que des cas de brutalité se voient en Europe occidentale, cela ne fait pas de doute. Mais ils sont isolés et ils apparaissent comme des monstruosités.

On dira qu’autrefois on ne faisait pas attention à la brutalité. Tout le monde était brutal, et telle était la règle de vie. Oui, mais les faibles en pâtissaient. La faiblesse physique est-elle toujours dégénérescence ? Les femmes et les enfants sont des faibles. Ils souffraient dans une société où la force musculaire primait tout.

Actuellement, où le machinisme a fait disparaître la supériorité de la force musculaire, l’intelligence et la sensibilité ont pu s’épanouir plus facilement. Ce n’est pas au détriment de la force physique ; car la culture physique et les sports ont reconquis la vogue qu’ils avaient perdue depuis la civilisation grecque. On recherche un développement harmonieux du corps, tandis que, dans les sociétés barbares, la gaucherie allait souvent de pair avec la brutalité.

Ce sont ces conditions de la civilisation moderne qui ont rendu possible l’émancipation féminine. N’est-ce pas un progrès que la condition actuelle de la femme, comparée à ce qu’elle était, il y a seulement cinquante ans ?

En même temps, l’éducation s’est transformée. L’enfant n’a plus la terreur de l’école. Il n’a plus peur du maître, ni de ses camarades. Les féroces brimades de jadis se sont changées en farces.

* * * *

Comment s’est fait cet adoucissement des mœurs ? Sans doute avec l’apparition d’un certain degré de bien-être matériel. Le bien-être général comporte l’atténuation de toutes les souffrances, soit physiques, soit morales.

Aux époques de famine, au contraire, l’égoïsme brutal prédomine. Les rapports d’entr’aide disparaissent. Les préoccupations amoureuses s’effacent. Les liens affectifs se dissolvent. Des parents abandonnent leurs enfants. La conservation de l’individu prime la conservation de l’espèce.

Dans toute société où la lutte pour l’existence est âpre et dure, les mœurs sont dures aussi. Un certain bien-être moral accompagne le bien-être matériel. Un mufle lui-même est porté à la bienveillance après un bon dîner, tandis que celui qui est fatigué et affamé n’est plus maître de ses impulsions brutales, il devient méchant.

Dans une société prospère on a davantage de loisirs (et c’est là une question que je traiterai plus tard à propos du progrès social). On s’occupe davantage des enfants et de leur éducation. On leur inculque la politesse, c’est-à-dire qu’on leur apprend à ne pas heurter, ni incommoder autrui. On leur dit qu’ils ne doivent pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît. On leur enseigne à réfréner leurs impulsions, à acquérir la maîtrise de soi-même.

Cette éducation amène des relations plus agréables entre les hommes, tout au moins dans les conditions ordinaires de la vie courante. On le voit par l’exemple des parvenus, de ceux qu’on appelle aujourd’hui les nouveaux riches. N’ayant pas appris à masquer le cynisme de leurs appétits ou la satisfaction de leur vanité, ils font figure de malotrus.

Notons que la politesse ne s’exerce qu’à l’intérieur d’une classe ou d’une caste. Chaque classe a ses mœurs et son genre de politesse. Si la politesse est la partie principale de l’éducation pour l’enfant de la classe aisée, elle s’exerce vis-à-vis des individus de la même classe et n’empêche pas un mépris non dissimulé pour les pauvres mal habillés.

On a vanté la douceur de vivre en France au XVIIIe siècle. Cette douceur de vivre ne s’applique qu’aux aristocrates qui habitaient Paris et surtout Versailles. Ces gens de cour ne faisaient aucune attention à la misère terrible du paysan, taillable et corvéable à merci.
 » (Marc Pierrot, "Le progrès moral", Plus Loin, n°3, 15 mai 1925).

Puisque la prospérité (toutes choses égales par ailleurs), favorise la moralité, la défense de la justice et de la vertu implique logiquement de favoriser les conditions du progrès purement matériel.

Or -n’en déplaise aux anarchistes comme M. Pierrot- la cause essentielle de ce progrès matériel en Occident -sans précédent dans l’histoire humaine- réside dans la naissance du capitalisme au XVIIIème siècle.

Mais, par une action circulaire des facteurs moraux et matériels, le capitalisme lui-même n’est pas né d’une simple « accumulation de forces productives » (comme le soutient un certain marxisme). Il n’est pas né uniquement de transformations juridico-politiques (dont on a déjà mentionné le rôle).

Tous ces progrès inouïs s’origine dans une révolution intellectuelle :

« C’est un changement dans la manière dont les gens honoraient les marchés et l’innovation qui a causé la révolution industrielle, pour donner le monde moderne. L’ancienne sagesse conformiste, en revanche, ne laisse pas de place aux attitudes en faveur du commerce et de l’innovation, et pas de place pour la pensée libérale. Le vieux récit matérialiste affirme que la révolution industrielle provient de causes matérielles, de l’investissement ou du vol, de taux d’épargne plus élevés ou de l’impérialisme. Vous avez entendu cela : « L’Europe est riche en raison de ses empires », « Les États-Unis ont été construits sur le dos des esclaves », « la Chine devient riche grâce au commerce ».

Mais si la révolution industrielle avait été provoquée plutôt par des changements dans la façon dont les gens pensaient, et surtout dans la façon dont ils se pensaient les uns les autres ? Supposons que des moteurs à vapeur et les ordinateurs soient provenus d’un honneur tout nouveau rendu aux innovateurs, et non pas d’un empilement de briques ou de cadavres africains ?

Les économistes et les historiens commencent à réaliser qu’il a fallu beaucoup, beaucoup plus que le vol ou l’accumulation de capital pour initier la révolution industrielle : il a fallu un grand changement dans la façon dont les Occidentaux pensaient le commerce et l’innovation. Les gens ont dû commencer à aimer la « destruction créatrice », c’est à dire l’idée nouvelle qui remplace l’ancienne. C’est comme en musique. Un nouveau groupe a une nouvelle idée dans la musique rock, qui remplace l’ancienne si suffisamment de gens adoptent librement la nouvelle. Si la musique ancienne est jugée moins bonne, elle est « détruite » par la créativité. De la même manière, les lampes électriques ont « détruit » les lampes à pétrole, et les ordinateurs ont « détruit » les machines à écrire. Pour notre bien.

L’histoire correcte est la suivante. Jusqu’à ce que les Hollandais, vers 1600, ou les Anglais, vers 1700, changent leur façon de penser, l’honneur ne se concevait que de deux façons : en étant soldat ou en étant prêtre, au château ou à l’église. Les gens qui, simplement, achetaient et vendaient des choses pour gagner leur vie, ou qui innovaient, étaient méprisés comme des tricheurs, des pécheurs. Un geôlier autour de 1200 rejetait les demandes de miséricorde d’un homme riche : « Allons, Maître Arnaud Teisseire, vous avez croupi dans une telle opulence ! Comment pourriez-vous ne pas être pécheur ?
». » (p.32-33)

« Puis quelque chose a changé. En Hollande, puis en Angleterre. Les révolutions et les réformes en Europe, de 1517 à 1789, ont donné la parole aux gens ordinaires, en dehors des évêques et des aristocrates. Les européens, puis d’autres, en sont venus à admirer des entrepreneurs comme Benjamin Franklin, Andrew Carnegie ou encore Bill Gates. La classe moyenne a commencé à être considérée comme bonne, et a commencé à être autorisée à faire le bien, et à le faire bien. Les gens ont alors signé une sorte de « contrat de classe moyenne » qui allait ainsi caractériser des régions désormais riches comme la Grande-Bretagne, la Suède ou Hong Kong : « Permettez-moi d’innover et de faire beaucoup d’argent à court terme grâce à l’innovation, et sur le long terme je vais vous rendre riche ».

Et c’est ce qui s’est passé. À partir des années 1700 avec le paratonnerre de Franklin et le moteur à vapeur de Watt, allant encore plus loin dans les années 1800, et toujours plus loin dans les années 2000, l’occident, qui pendant des siècles avait pris du retard sur la Chine et l’Islam, est devenu incroyablement innovateur.

Donnez dignité et liberté à la classe moyenne pour la première fois dans l’histoire humaine et voici ce que vous obtenez : la machine à vapeur, le métier à tisser mécanique, la chaîne d’assemblage, l’orchestre symphonique, le chemin de fer, la société anonyme, l’abolitionnisme, l’imprimerie à vapeur, le papier bon marché, l’alphabétisation à grande échelle, l’acier bon marché, le verre de vitre bon marché, l’université moderne, le journal moderne, l’eau potable, le béton armé, le mouvement des femmes, la lumière électrique, l’ascenseur, l’automobile, le pétrole, les vacances au parc de Yellowstone, les plastiques, un demi-million de nouveaux livres en langue anglaise par an, le maïs hybride, la pénicilline, l’avion, l’air propre en ville, les droits civiques, la chirurgie à cœur ouvert, et l’ordinateur.

Le résultat a été que, chose unique dans l’histoire, des gens ordinaires, et surtout les plus pauvres, ont vu leur situation grandement s’améliorer – rappelons-nous ce « contrat de la classe moyenne ». Les cinq pour cent des Américains les plus pauvres sont maintenant à peu près aussi bien nantis en termes de climatisation et d’automobile que les cinq pour cent d’Indiens les plus riches.

Aujourd’hui nous voyons le même mouvement se dérouler en Chine et en Inde, soit près de 40 pour cent de la population mondiale. La grande histoire économique de notre époque n’est pas la grande récession de 2007-09 – aussi désagréable qu’elle ait pu être. La grande histoire économique c’est que les Chinois en 1978, puis les Indiens en 1991 ont adopté des idées libérales dans leurs économies, et ont embrassé la destruction créatrice. Désormais, la quantité de biens et services par personne chez eux quadruple à chaque génération
. » (p.33-35)

« Tous les autres « sauts » dans le monde moderne (plus de démocratie, la libération des femmes, l’amélioration de l’espérance de vie, une meilleure éducation, le développement spirituel, l’explosion artistique…) sont fermement attachés à ce Grand Fait de l’histoire moderne, l’augmentation par un facteur de 2900 pour cent en matière d’alimentation, d’éducation et de voyages.

Ce Grand Fait sans précédent est si important qu’il est impossible de le voir comme provenant de causes routinières telles que le commerce, l’exploitation, l’investissement ou l’impérialisme. C’est ce que les économistes sont bons à expliquer : la routine. Pourtant, toutes les routines avaient eu lieu à grande échelle en Chine et dans l’Empire ottoman, à Rome et en Asie du Sud. L’esclavage était commun au Moyen-Orient, le commerce était très développé en Inde, l’investissement en canaux et routes dans l’empire romain ou en Chine était immense. Pourtant, aucun Grand Fait ne s’était matérialisé. Il doit y avoir quelque chose de profondément erroné dans les explications économiques habituelles.

En d’autres termes, il est faux de se reposer exclusivement sur le matérialisme économique pour expliquer le monde moderne, que ce soit le matérialisme historique de gauche, ou l’économisme de droite. Le tour de magie est venu des idées de dignité et de liberté humaine. Comme l’historien économique Joel Mokyr l’a écrit : « le changement économique, à toutes les époques, dépend, bien davantage que ce que la plupart des économistes ne le pensent, de ce que les gens croient ». Les changements matériels gigantesques ont été un résultat et non pas la cause. Ce sont les idées, ou la « rhétorique », qui ont été la cause de notre enrichissement, et avec lui, de nos libertés modernes.
» (p.35-36)
-Deirdre N. McCloskey, « La liberté et la dignité expliquent le monde moderne », in Tom G. Palmer (ed.), La moralité du capitalisme, Petro Ofsetas, 2012, 138 pages, p.32-36.

1 commentaire:

  1. Eh, cher Johnathan Razorback, voilà une proposition paradoxale et une prise de position courageuse : le capitalisme est un facteur de développement moral.

    Les textes cités sont bien argumentés, et j’aimerais avoir les capacités pour y répondre finement. On pourrait vous renvoyer aux grands textes anti-modernistes : Les Particules élémentaires de Houellebecq (analyse de l’atomisation des relations humaines, de la destruction de la solidarité familiale dans nos sociétés libérales), Le Bluff technologique d’Ellul (entreprise de dégrisement de l’euphorie technologique), etc. C’est un problème complexe, qui mériterait une analyse sérieuse. Certes, les cas de violence physique diminuent de manière linéaire depuis des décennies, les mécanismes de solidarité institutionnelle sont plus développés qu’aux siècles passés. Mais comment ne pas sentir l’atmosphère d’étouffement spirituel de notre époque ? Je suis sûr qu’un individu cultivé comme vous la ressent aussi. On nous parle de Macron, de féminisme, de la coupe du monde de foot. Mais où est l’idéal ? Une société peut-elle vivre sans idéal ? Que pourra mettre notre époque en regard des temples grecs et des cathédrales gothiques ? Le Stade de France ? Bill Gates et Andrew Carnegie ne constituent pas une raison de vivre.

    Le monde moderne est hanté par une angoisse sourde. Les jeunes ont peur, les vieux ont peur, les femmes ont peur, les hommes ont peur. Nous nous agitons dans les ténèbres.

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