mercredi 14 novembre 2018

Yves Vargas : Jean-Jacques Rousseau, l'avortement du capitalisme


Je terminais mon billet précédent en disant que la sympathie à l’endroit de l’auteur du Contrat social était un signe éclairant d’antilibéralisme. Rousseau demeure pourtant un incontournable, toujours enseigné en philosophie et en théorie politique, dans un pays qui méconnait complètement les écrits politiques d’un Frédéric Bastiat.
 
Enseigner Rousseau, passe encore. Mais le scandale arrive lorsqu’on essaye de le nimber des vertus de la démocratie libérale [R1]. (Voir ce texte de Jean-Herman Guay, entre autres). Quel espèce de folie furieuse peut aboutir à faire percevoir Rousseau comme un penseur libéral ?

On pourrait facilement revenir de cette illusion en suivant l’influence revendiquée de Rousseau dans le communisme romantique français des années 1840, dans le socialisme d’un Jean Jaurès, ou bien chez nombre de marxistes comme le philosophe Michel Clouscard (voir aussi cet article de Luc Vincenti. L’historien marxiste Zeev Sternhell qualifie quant à lui Rousseau de « plus grand de tous les critiques de l’inégalité » et de « prédécesseur de Marx », cf Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIème siècle à la guerre froide. Saint-Amand, Gallimard, coll. Folio histoire, 2010, 945 pages, p.24). C'est chez Rousseau, et non chez Marx, que l'égalité juridique est pour la première fois dévaluée au profit d'une conception égalitariste.

La lecture de l’ouvrage d’Yves Vargas illustre suffisamment l’hostilité résolue de Rousseau vis-à-vis de la société moderne (pluraliste, laïque et capitaliste), à laquelle il oppose un modèle largement précapitaliste de société (ce qui en fait le père du courant romantique et d’un certain type de socialisme agrarien plutôt qu’industrialiste [R2]):

"Si, d'aventure, le secteur industriel devenait trop important, il faudrait établir sur l'île [de Corse] une dictature de la paysannerie sur les villes [...] Rousseau manifeste à l'égard des villes, et notamment des capitales une haine invincible." (p.65)

"Ayant supprimé l'argent, Rousseau propose d'une part que les revenus de l'Etat soient le produit de ses terres cultivées (son domaine) et que d'autre part les impôts soient prélevés en nature sur les récoltes et en travail (en "corvées") [...]
La Constitution pour la Corse n'est pas tirée de la réalité corse mais de la tête de Jean-Jacques Rousseau
." (p.66-67)

"Rousseau se félicite de la disparition de la noblesse féodale et prône une société axée sur une classe moyenne. [...]
Ce programme est celui du
Contrat Social: "Rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il est possible: ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux". Programme déjà présent en 1755 dans l'article de l'Encyclopédie: "Un ordre économique qui [...] rapprocherait insensiblement toutes les fortunes de cette médiocrité qui fait la véritable force d'un Etat"." (p.67)

"A la différence des hommes socialisés et corrompus qui ont perdu à jamais leur figure humaine naturelle, les Corses ont conservé cette figure, ils ne sont pas défigurés mais plutôt grimés, masqués. Et cette nature masquée sera "facile à rétablir et à conserver" grâce à la position de l'île, protégée des influences étrangères, "par leur position isolée"." (p.75)

"Quelles sont les traditions familiales corses ? Rousseau ne se le demande pas et avance des lois sur le mariage sans se soucier des coutumes. Quel rapport les Corses ont-ils à leur village natal ? Même chose, Rousseau pense qu'on pourra imposer à la population une répartition uniforme sur tout le territoire." (p.77)

"Concernant Rousseau, on sait qu'il ne reconnaît pas la légitimité des gouvernements en place, qu'il les qualifie de "tyranniques" ou "despotiques", ce qui laisse à penser qu'il existe pour lui des lois supérieures aux lois positives. Mais d'un côté, il affirme que la loi décrétée par chaque peuple est la seule loi fondamentale, ce qui laisse à penser que chaque peuple peut se donner la loi qu'il veut sans qu'aucune loi supérieure ne puisse intervenir. On a pu imaginer, alors, un Rousseau, adversaire de la tyrannie des rois et favorable à la tyrannie des peuples, un Rousseau fondateur du "totalitarisme", en songeant à certaines dictatures révolutionnaires." (p.85)

"Hobbes, qui rejette l'idée de Loi naturelle et fonde la société sur le seul pouvoir politique positif, conserve à la force une vraie légitimité et une légitimité fondée sur la nature. [...] C'est pourquoi chez Hobbes, une insurrection, même si elle est menée par un groupe de malfaiteurs, si elle surpasse la force du chef, est légitime, fondée sur le Droit naturel." (p.102)

"Rousseau affirme [...] que les Évangiles sont un guide sublime pour la morale, mais il considère en même temps qu'un peuple de chrétiens serait la perte de la république: c'est dire si la vertu morale et la vertu politique s'accordent mal ; on ne doit pas s'étonner, après cela qu'il existe une Loi naturelle morale et que toute loi politique soit positive et rien d'autre, ces deux mondes sont étanches." (p.114)

"[Pour Rousseau] la loi n'a pas besoin de garantie supérieure parce qu'avant le peuple il n'y a rien et il n'y a rien non plus au-dessus de lui: la loi de nature, même si elle existait, ne serait pas au-dessus du peuple puisque c'est par le peuple que l'homme acquiert sa nature." (p.120)

"Rousseau préconise une éducation civique sous contrôle d'une école nationale et cette éducation est fondée sur la connaissance de la patrie, son histoire, sa géographie, ses grands hommes, et par l'organisation de fréquentes fêtes où les citoyens se côtoient, se rencontrent et apprennent à s'aimer comme au sein d'une grande famille. [...]
Ainsi l'amour de la patrie peut surmonter, "à la longue" l'esprit de corporation, de chapelle ou de clocher. [...]
On aura remarqué au passage que ce peuple patriote ne s'auto-éduque pas, il est éduqué par le gouvernement.
" (p.128-129)

"Ce que Rousseau condamne, ce n'est pas la propriété, c'est la trop grande différence des richesses car cette différence excessive met en péril la vie civile." (p.129)

"Le gouvernement devra établir la médiocrité par le moyen d'impôts progressifs, de taxe sur les produits de luxe, de restriction sur l'héritage et ainsi, peu à peu, sans douleur [sic], il rétablira une moyenne et chacun jouira de l'abondance par son travail sans que personne ne s'enrichisse aux dépens des autres. [...] Un tel programme suppose pour le moins que les membres du gouvernement ne soient pas eux-mêmes dans la "classe des riches" (comme les appelle Rousseau), ou même alliés à cette classe. Or, c'est bien le cas et Rousseau ne manque pas de le déplorer." (p.130)

"Ce qui dépasse les besoins vitaux n'est pas protégé par la volonté générale, et la conduite luxueuse du riche est une affaire individuelle et abusive. Dans sa Réponse à Bordes, en annexe du Discours sur les sciences et les arts, Rousseau déclarait déjà le luxe "punissable", car "tout est source de mal au-delà du nécessaire physique", dans l'article "Économie politique", il affirme de même que l'Etat peut mettre la richesse à l'amende sous forme d'impôt. Chez Locke la nature fonde la propriété, chez Rousseau elle la limite puisque c'est au nom de la nature, du droit de vivre que Rousseau supprime le luxe." (p.148)

"Après avoir radicalement rejeté le droit naturel de propriété et le libéralisme qui l'accompagne [...] Pourquoi Rousseau n'établit-il pas un Etat fondé sur la propriété commune, à la manière de Platon ou de Thomas More ?" (p.153)

"Marx voit [...] donc en Rousseau, et notamment son texte sur l'économie politique, un bon analyse de la société civile, c'est-à-dire des rapports de classes, des scandales de l'exploitation." (p.228)

"Les solutions que Rousseau préconise -le développement de l'agriculture au détriment des manufactures, la promotion de la campagne contre la ville- sont de nature à détourner Marx de s'y intéresser, qui voit dans la concentration ouvrière urbaine un gage d'efficacité." (p.235)

"Rousseau a cherché à établir une société anti-financière." (p.279)

"But de l'opération rousseauiste: en ramenant la dislocation entre la production et la consommation: le paysan consomme ce qu'il produit, la consommation n'est pas une sphère autonome qui marche à la monnaie, elle est la suite naturelle du travail. Le luxe et le commerce sont donc bannis. Ils ne trouvent plus leur place dans le "vrai système économique". Le producteur n'est pas un misérable qui fabrique du luxe, c'est un travailleur qui consomme les produits de son travail ; il n'est plus besoin de forcer les pauvres à travailler ni de les assister. Le recentrage de l'économie sur l'agriculture n'est pas une nostalgie bucolique, c'est un combat anticapitaliste." (p.285)

"La vraie politique, celle du peuple souverain, suppose, bien sûr, l'égalité juridique. Mais cette égalité formelle et proclamée ne suffit pas pour que tous soient réellement égaux devant la loi: il faut d'abord établir la "médiocrité" des richesses, c'est-à-dire une société où "il faut que tout le monde vive et personne ne s'enrichisse"." (p.288)

"Marx rêvait d'être le fossoyeur du capitalisme, Rousseau d'en être l'avorteur." (p.305)
-Yves Vargas, Jean-Jacques Rousseau, l'avortement du capitalisme, Éditions Delga, 2014, 306 pages.

Sur le caractère liberticide de la pensée de Rousseau, on consultera également avec profit Jan Marejko.

[R1] : A défaut d’être un libéral, il est exact que Rousseau a été un promoteur des idées démocratiques. Enfin, plus ou moins. A la fin de sa vie, Rousseau semblait penser que l’ « esprit de commerce » qu’il avait fustigé chez ses contemporains ne pourrait pas être renversé par une République "spartiate". Ce qui le conduisait à revaloriser la monarchie absolue: « Voici, dans mes vieilles idées, le grand problème en politique que je compare à celui de la quadruple du cercle en géométrie et à celui des longitudes en astronomie : Trouver une forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme. Si cette forme est trouvable, cherchons-là et tâchons de l’établir. Vous prétendez, messieurs, trouver cette loi dominante dans l’évidence des autres. Vous prouvez trop ; car cette évidence a dû être dans tous les gouvernements, ou ne sera jamais dans aucun. Si malheureusement cette forme n’est pas trouvable, et j’avoue ingénument que je crois qu’elle ne l’est pas, mon avis est qu’il faut passer à l’autre extrémité et mettre tout d’un coup l’homme autant au-dessus de la loi qu’il peut l’être, par conséquent établir le despotisme arbitraire et le plus arbitraire possible : je voudrais que le despote pût être Dieu. En un mot, je ne vois pas de milieu supportable entre la plus austère démocracie et le hobbisme le plus parfait. » (Jean-Jacques Rousseau, à Mirabeau, Lettre du 26 juillet 1767, in Œuvres complètes de Rousseau, tome XVI, Paris, 1829, p.401-402).

[R2]: Encore qu'on peut trouver des formes de communisme agraire dans le marxisme lui-même

Post-scriptum du 14 mai 2019: sur la relation entre le marxisme et Rousseau, voir également ceci.

1 commentaire:

  1. « Enseigner Rousseau, passe encore. » : Merci pour cet acte de tolérance et de magnanimité ! Rousseau n’est pas seulement un penseur, c’est aussi peut-être le plus grand prosateur français…

    Sinon, les passages de M. Vargas me semblent une bonne synthèse de la théorie politique de J.-J. Rousseau. Si je puis me permettre quelques confidences, mes travaux universitaires portaient sur l’œuvre de Rousseau, mais sur le versant autobiographique et moral. C’est donc un sujet qui me tient à cœur. Ramener Rousseau au libéralisme est en effet un contresens complet. Rousseau se situe effectivement dans la droite ligne de Platon : cité autarcique, prédominance du groupe sur l’individu, mépris du commerce et des échanges internationaux, adéquation entre vertu et bonheur, etc. Au fond, derrière la splendeur du style, Rousseau n’a pas dépassé les conceptions de l’Antiquité, Sparte est son grand modèle. C’est de la très bonne littérature, mais ça n’a pas grand-chose à voir avec la réalité vécue. Ce n’est pas un penseur pratique, c’est un doctrinaire, un penseur des grands principes et de l’idéal. Il a exalté les hommes de la Révolution, mais passé 1793 il n’est pas resté grand-chose de son influence (quoique… Napoléon était un grand lecteur de La Nouvelle Héloïse paraît-il). Les restes d’influence qu’il continue à exercer sur le plan politique, et que vous signalez au passage, semblent plus relever du romantisme contestataire que d’une réelle alternative au capitalisme. L’individualisme nous est aussi consubstantiel que l’air que nous respirons, c’est un fait. L’« avortement » n’a pas eu lieu, et le monde politique de Rousseau est bel et bien à ranger aux côtés des cités idéales de Platon et de Thomas More, au pays poétique et chimérique de l’utopie…

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