samedi 16 janvier 2016

De la Providence, de Sénèque

J’ai terminé hier l’ouvrage de Sénèque intitulé De la Providence. Je vais certainement surprendre en disant qu’il m’a laissé avec un profond sentiment d’horreur et de dégoût.
Le point de départ de Sénèque est d’expliquer : « pourquoi, si le monde est conduit par la providence, des hommes de bien sont si souvent atteints par des maux ». Le philosophe stoïcien ne s’étend pas énormément sur ce qu’il faut entendre par providence, mais on peut au moins en dire qu’il affirme l’existence de lois régissant l’univers (« ce cours fixe des étoiles n'est pas dû à un choc fortuit (car des objets mus au hasard sont en désordre et s'entrechoquent rapidement) »), propos qui s’opposent au matérialisme antique (Démocrite, Épicure, Lucrèce), dont la théorie atomique affirme que la matière évolue au hasard.
Il est intéressant de voir que Sénèque relie immédiatement ce caractère ordonné de l’univers à une providence, c’est-à-dire à l’action directrice de ce qu’il appelle « Dieu » (« Dieu nous assiste » ; « un si grand ouvrage ne peut se maintenir sans quelqu'un qui veille sur lui »). Certes, ce n’est pas encore le Dieu unique du monothéisme (car Sénèque, respectueux des traditions romaines, se réfère aux dieux de la Cité : « je vais faire une chose qui n'est pas difficile, je me ferai l'avocat des dieux. »), mais plutôt une sorte de Démiurge tel que celui imaginé par Platon dans le Timée. Néanmoins, les bases d’une interprétation providentielle de l’organisation du monde sont posées.
Pour répondre à la question initiale, Sénèque soutient que la Providence frappe les hommes de bien afin de les fortifier. En fait, ce serait précisément dans la mesure même où ils sont affligés et éprouvés que l’occasion de manifester leur vertu ressortirait (« Le malheur est l'occasion de la vertu » ; « C'est seulement dans la mauvaise fortune que l'on trouve les grands exemples. »). Fort de cette perspective tordue, Sénèque soutient que les malheurs de l’existence sont en fait des bénédictions (« Je dis seulement que ce tu appelles difficultés, adversités, horreurs, sont d'abord en faveur de ceux mêmes à qui elles arrivent. »). Louant diverses figures de l’histoire romaine, le philosophe n’admire pas ses modèles de vertu pour leurs actes, mais pour leurs souffrances ; n’ont pas pour ce qu’ils ont accomplis, mais pour ce qu’ils ont endurés.
Sénèque est donc l’apologiste des Souffrants, des Brisés, des Agenouillés, des Malades. C’est lui que Nietzsche aurait dû choisir comme Archi-Ennemi, plutôt que Socrate et Jésus.
Ce n’est bien sûr pas tout à fait juste. Il y a un élément de combativité dans le stoïcisme que Nietzsche n’aurait pas rejeté (« Une vertu sans adversaire se flétrit. »). Mais nous voyons que la suite est vite pathologique : « Sa grandeur, sa valeur, sa puissance paraissent quand elle montre ce qu'elle est capable de subir. Sache que les hommes de bien doivent agir de la même façon, ne pas redouter les peines et les difficultés, ne pas se plaindre du destin, approuver et tourner en bien tout ce qui leur arrive. »
On voit donc qu’il n’y a pas une souffrance d’ordre existentielle qu’il s’agirait de surmonter (comme chez Nietzsche ou Albert Camus) : chez Sénèque, la souffrance est en elle-même un signe d’élection, il ne faut donc pas la fuir (ou en termes freudiens, la sublimer), mais l’accepter sans faiblesse, voire s’en réjouir.
Car Sénèque est un partisan de la discipline façon spartiate : « Dieu a envers les hommes de bien l'âme d'un père ; il les aime sans faiblesse: "Qu'ils soient stimulés, dit-il, par le travail, la douleur, les privations, afin d'acquérir une force véritable". Les animaux trop nourris s'affaiblissent dans l'inaction ; non seulement le travail, mais le mouvement et même leur propre poids les épuisent. Un bonheur sans atteinte ne supporte pas le moindre coup. Mais dès qu'on à lutter sans trêve contre les malheurs, on s'endurcit à leur rigueur, et l'on ne cède pas au mal ; et même si l'on tombe, on combat encore un genou en terre. ». Souffrance, discipline et combativité acharnée interagissent d’ailleurs avec un élément de devoir, de tâche obligatoire (et non choisie, comme chez Nietzsche à nouveau) : « Qui donc, pourvu qu'il soit un homme véritable, qui s'est haussé jusqu'à la vertu, n'est pas désireux d'un travail à sa mesure et n'est pas disposé à faire son devoir à ses risques et périls. »
C’est ici qu’il faut essayer de lire entre les lignes, ou plutôt de contextualiser ce que dit Sénèque. Pour qui Sénèque écrit-il ? Pour l’aristocratie de l’Empire Romain (rappelons qu’il faut le précepteur de Néron). Et quels sont les valeurs nécessaires au fonctionnement de cette classe sociale ?
Réponse : l’endurcissement, la préparation au combat, à la douleur. Cette mentalité de caserne est nécessaire, en politique extérieure, pour maintenir ou agrandir les frontières de l’Empire, et en politique intérieure, pour être toujours prêt à mater les velléités de révoltes des esclaves.
Cette intuition est du reste parfaitement confirmée par les figures qu’utilise Sénèque pour exemplifier sa doctrine, des figures martiales :
« Un gladiateur trouve déshonorant d'être mis en ligne contre un adversaire moins fort que lui. Il sait qu'à vaincre sans péril on triomphe sans gloire. La fortune fait de même ; elle cherche à s'affronter aux plus braves ; elle laisse passer les autres avec dégoût. Elle s'attaque au plus résolu, au meilleur pour diriger contre lui toute sa violence. »
« Les grands hommes sont parfois contents de l'adversité autant que des soldats courageux à la guerre. »
Ce qui suggère que cette « philosophie » est celle réservée à la classe dominante, c’est l’idée que le stoïcien est un héros guerrier (et réciproquement), un noble qui rejette l’amollissement des plaisirs (qui caractérise le mauvais citoyen et a fortiori l’ennemi de classe objectif, l’esclave dont il s’agit de se démarquer pour en garder le contrôle) :
« C'est quelquefois un plaisir pour nous de voir un jeune homme à l'âme ferme supporter, l'épieu à la main, le choc d'une bête fauve, et soutenir sans effroi l'attaque d'un lion, et le spectacle est d'autant plus à notre gré que le jeune homme est plus distingué. »
« Tu verras des hommes de bien agréables aux dieux, travaillant et peinant à gravir des sentiers ardus, tandis que des méchants folâtrent et nagent dans les plaisirs, pense que nous aimons à voir chez nos fils une vie régulière, laissant l'effronterie à ceux des esclaves ; les premiers sont retenus par une discipline sévère ; l'impudence s'accroît chez les autres. »
Tout comme Aristote pouvait affirmer que l’esclavage est fondé en nature, Sénèque soutient que la douleur et la discipline mérite d’être recherchées, approuve la soif de gloire martiale des élites qui est la condition du maintien de l’ordre dans une société esclavagiste.
Au chant IX de son Iliade, Homère, le plus grand des poètes de l’Antiquité, avait eu l’honnêteté de dire à l’aristocratie guerrière de son temps que la gloire des batailles pourrait bien n’être que chimère : « Je le vois trop: on ne gagne pas de reconnaissance à se battre avec l'ennemi obstinément, sans trêve: la part est la même pour qui reste chez lui et pour qui guerroie de toute son âme ; même estime attend le lâche et le brave ! Que me revient-il à la fin d'avoir tant pâti en mon cœur, à jouer chaque jour ma vie au combat ? »
On voit que la philosophie n’a pas toujours été à la hauteur de la poésie.
Pire, les conséquences de la doctrine macabre de Sénèque, indépendamment de sa fonction sociale, sont une véritable jouissance de la mort :
« La mort est une consécration pour ceux qui sortent de la vie d'une manière que l'on vante [le suicide puis échapper à l'ennemi] tout en la craignant. »
« Plus le supplice est grand, plus il aura de gloire. »
« L'excès de bonheur est le plus grand des dangers (sic !!!). »
« La mort par le jeûne n'est pas sans douceur. »
« Rien de ce que l'habitude a changé en nature n'est cause de malheur ; peu à peu on prend plaisir à ce qu'on a accueilli par nécessité. »
« Les hommes de bien travaillent, se sacrifient, sont sacrifiés, et d'ailleurs ils le veulent. »
« Les hommes de bien perdent leur fils ? Et pourquoi non, alors que parfois ils les font eux-mêmes périr ? »
« Votre bonheur, c'est de n'avoir pas besoin du bonheur. »
« Au milieu même des autels et des rites solennels des sacrifices, tandis qu'on prie pour la vie, apprenez ce qu'est la mort. »
La morale de Sénèque est donc une morale fasciste [R1]. Il n’y résonne nulle part le souffle de l’idéal et la soif de la liberté. C’est celle d’un courtisan qui accepte de mourir sur ordre. C’est celle de ceux dont la volonté de puissance les pousse à mourir. Elle est bonne pour les kamikazes, les samouraïs et leur Seppuku, ou les enfants-soldats livrant un dernier carré pour défendre le bunker d’Hitler. Ce n’est même pas une morale, c’est une bouffée de nihilisme, d’ailleurs assez en phase avec un Empire qui allait bientôt se laisser conquérir par le christianisme [R2].
Je terminerais en citant ces quelques lignes du chapitre 1 de L’Ainé, de Christopher Paolini. Elles parlent aussi de la guerre et de la résilience aux douleurs de la vie, mais avec plus de sagesse qu’on ne peut en trouver chez bien des philosophes :
« Il s’était rendu sur le théâtre du combat, poussé par le désir morbide de mesurer de ses yeux l’étendue de la victoire. Mais au lieu de la gloire telle qu’il l’avait entendue célébrer par les chants héroïques, il n’y trouvait que l’insupportable évidence de la mort et de la décomposition.
Avant que son oncle, Garrow, ait été assassiné, quelques mois auparavant, par les Ra’zacs, être témoin d’un tel déchaînement de violence entre les humains, les nains et les Urgals l’aurait brisé. Maintenant, cela le glaçait. Il avait compris depuis longtemps, avec l’aide de Saphira, que la seule façon de ne pas perdre la raison face à l’horreur était d’agir. Cependant, il avait cessé de penser que la vie avait un sens. Comment le croire après avoir vu les corps des villageois massacrés par les Kulls, ces Urgals géants ? Comment le croire ici, en marchant sur cette terre couverte de membres déchiquetés, si imprégnée de sang qu’elle collait à la semelle de ses bottes ? Il n’y avait nul honneur à faire la guerre, concluait-il, sinon pour protéger des innocents. »
[Remarque 1] : Le caractère anachronique de cette affirmation s’estompera si on veut bien se souvenir que le fasciste aime la guerre pour elle-même, en tant qu’expérience libératrice, esthétique ; il accueille la destruction sans trembler : « Depuis vingt-sept ans, nous autres futuristes nous élevons contre l’affirmation que la guerre n’est pas esthétique. […] Aussi sommes-nous amenés à constater […] que la guerre est belle, car, grâce aux masques à gaz, aux terrifiants mégaphones, aux lance-flammes et aux petits tanks, elle fonde la suprématie de l’homme sur la machine subjuguée. La guerre est belle, car elle réalise pour la première fois le rêve d’un corps humain métallique. La guerre est belle, car elle enrichit un pré en fleurs des flamboyantes orchidées des mitrailleuses. La guerre est belle, car elle rassemble, pour en faire une symphonie, les coups de fusils, les canonnades, les arrêts du tir, les parfums et les odeurs de décomposition. La guerre est belle, car elle crée de nouvelles architectures comme celles des grands chars, des escadres aériennes aux formes géométriques, des spirales de fumée montant des villages incendiés, et bien d’autres encore […]. Poètes et artistes du Futurisme […], rappelez-vous ces principes fondamentaux d’une esthétique de la guerre, pour que soit ainsi éclairé […] votre combat pour une nouvelle poésie et une nouvelle sculpture ! » -Marinetti, Manifeste sur la guerre d’Éthiopie, cité par Walter Benjamin in L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (première version, 1935).
[Remarque 2] : Toynbee semble ainsi avoir confondu la cause et l’effet en écrivant : « La souffrance consécutive à l'effondrement de la civilisation gréco-romaine a créé le climat spirituel dont le christianisme est issu. » -Arnold J. Toynbee.

4 commentaires:

  1. Un article très plaisant à lire, où vous laissez aller votre plume, où vos répulsions (et par contraste votre idéal) s’expriment de manière assez explicite. Je suis moi-même un grand lecteur de Sénèque (j’avais consacré de modestes billets à La Constance du sage et à La Tranquillité de l’âme), j’ai lu et apprécié « De la Providence », qui est peut-être son ouvrage le plus radical et, d’une certaine manière, le plus admirable. Aussi vous me permettrez quelques critiques sans circonvolutions ni ménagements (quand on critique il faut s’attendre à être critiqué).

    Vous avez l’air traumatisé par le phénomène de l’esclavage dans l’Antiquité. C’est un fait sur lequel vous revenez régulièrement, que vous ne semblez pas vouloir accepter. Ce faisant, il me semble, vous jugez le passé avec les préjugés du présent. Aucun auteur antique, aucun, ne remet en cause l’esclavage. Ni Homère, ni Platon, ni Aristote, ni même Plutarque. Et pour cause : la société antique était radicalement différente de la nôtre. Les guerres entre cités étaient continuelles, les populations des cités vaincues étaient fréquemment passées au fil de l’épée. Voyez le sort des Méliens au livre V de la « Guerre du Péloponnèse » de Thucydide : « [Les Athéniens] massacrèrent tous les hommes en âge de servir qui tombèrent entre leurs mains. Les femmes et les enfants furent vendus comme esclaves. » Même sort pour Platée, victime des Spartiates cette fois : « On ne fit d’exception pour personne. Non moins de deux cents Platéens ainsi que vingt-cinq Athéniens qui se trouvaient avec eux dans la place furent mis à mort. Les femmes furent réduites en esclavage. (…) Par la suite, Platée fut rasée de fond en comble. » (« Guerre du Péloponnèse », III). Et les exemples de ce type pourraient se compter par centaines. Chez Salluste par exemple, voyez le sort de Vaga et de Thala dans la « Guerre de Jugurtha » : « Après s’être gorgés de vin et de viandes, ils livrèrent aux flammes tous ces biens, et le palais, et leurs personnes, s’infligeant volontairement le supplice qu’ils appréhendaient de la part du vainqueur. » Du fond de votre canapé, vous jugez que l’esclavage c’est mal. Mais vous ne semblez pas comprendre que si vous aviez vécu durant l’Antiquité, le simple fait d’être citoyen d’une cité vaincue vous exposait à l’extermination pure et simple. L’esclavage n’était pas un choix politique ou moral, c’était une donnée de fait, tout simplement, et je m’étonne qu’un réaliste comme vous ne puisse pas admettre cette donnée. Il est vrai que du temps de Rome le statut « philosophique » de l’esclave change : ce n’est plus tant un habitant d’une citée vaincue qu’une pure marchandise, son triste sort est plus arbitraire, c’est d’ailleurs l’époque où, pour la première fois, sous la plume de votre cher saint Paul et sous les coups du christianisme, la distinction entre esclave et homme libre est radicalement contestée. La vision chrétienne est plus moderne, et vous êtes enfermé dans cette vision moderne sans pouvoir appréhender la vision du monde d’un Grec du temps des cités libres et autonomes.

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  2. Sur Sénèque, je vous ferais une critique du même ordre. Vous n’arrivez pas à vous mettre à sa place. Vous partagez l’idéal hédoniste et consumériste de l’homme contemporain, du « dernier homme » de Nietzsche : « Il représente l'état passif du nihilisme dans lequel l'homme ne désirera plus rien que le bien-être et la sécurité, et se réjouira de son absence d'ambition. » (Source : Wikipédia). Vous ne voyez pas que Sénèque représente le mouvement d’émancipation de l’individu qui, sachant sa vie condamnée (Sénèque se savait condamné à mort à plus ou moins long terme), reporte toute sa raison d’être dans la liberté de sa volonté. Si vous étiez sûr de perdre à plus ou moins brève échéance votre confort, votre bien-être, votre bonheur et votre vie, comme c’était le cas pour Sénèque, vous comprendriez que tout ce que l’on est susceptible de nous enlever ne vaut rien, et que seules la volonté, la vertu, dépendent vraiment de nous. Sénèque est parfois choquant parce qu’il en rajoute au point de friser le paradoxe (dans la lettre 71 à Lucilius que je lisais l’autre jour, il prétend que Caton qui s’arrache les tripes pour refuser la tyrannie est plus heureux que l’homme injuste qui fait un festin : « Cela te surprend ? Voici qui te surprendra davantage : les joies de la table sont un mal, et les tortures du chevalet un bien, s’il y a honte dans le premier cas et gloire dans le second. »), mais ce n’est pas un fou ni un masochiste (ni un fasciste). C’est un être épris de liberté qui emprunte la seule voie qui reste à la volonté lorsque toutes les autres sont bouchées.

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    1. @Laconique
      Je n’ai guère eu le loisir de vous répondre, et même maintenant, je me ferais succinct.

      « Vous jugez le passé avec les préjugés du présent. »

      Libre à vous de considérer que le rejet de l’esclave par les Modernes et jusqu’à aujourd’hui est un « préjugé ». En ce qui me concerne, j’y vois un immense progrès moral.

      « Aucun auteur antique, aucun, ne remet en cause l’esclavage. »

      Il est toujours risqué d’affirmer que l’opinion X n’a jamais été soutenue par personne, fusse dans une période historique donnée. Les Grecs, tout particulièrement, avaient une culture du débat telle qu’on ne peut guère croire que la question de l’esclavage n’ait jamais émergé. De plus, vous n’ignorez pas que nombre de textes antiques ont été perdus au cours du temps, vous auriez donc dû prendre la précaution d’écrire : « Parmi les auteurs antiques qui sont parvenus jusqu’à nous, aucun ne remet en cause l’esclavage ».

      Et il n’est même pas certain que cette dernière thèse soit exacte. On connaît au moins une critique antique de l’esclavage, celle de Démocrite : « Les hommes n’ont pas honte de se déclarer heureux en [trouvant de l’or] parce qu’ils ont creusé les profondeurs de la terre par les mains d’esclaves enchaînés dont les uns périssent sous les éboulements et les autre soumis pendant des années à cette nécessité demeurent dans ce châtiment comme dans un exil. »

      « L’esclavage n’était pas un choix politique ou moral, c’était une donnée de fait, tout simplement. »

      La politique touche à la façon dont une société s’organise, la morale, à l’ensemble des principes pertinents pour guider notre action. A partir de là, être esclavagiste (ce que refuse Démocrite en achetant deux futurs sophistes, Protagoras et Diagoras, et en les affranchissant), former une société esclavagiste, relève pleinement de ces sphères. En outre, l’esclavage n’apparaît qu’à un certain niveau de développement des sociétés, il n’a donc rien de naturel.

      « C’est d’ailleurs l’époque où, pour la première fois, sous la plume de votre cher saint Paul et sous les coups du christianisme, la distinction entre esclave et homme libre est radicalement contestée. »

      Radicalement contestée ? Hélas non : « Serviteurs, obéissez à vos maîtres selon la chair avec respect et crainte et dans la simplicité de votre cœur, comme au Christ,
      6 ne faisant pas seulement le service sous leurs yeux, comme pour plaire aux hommes, mais en serviteurs du Christ, qui font de bon cœur la volonté de Dieu.
      7 Servez-les avec affection, comme servant le Seigneur, et non des hommes,
      8 assurés que chacun, soit esclave, soit libre, sera récompensé par le Seigneur de ce qu'il aura fait de bien. » (Paul de Tarse, Épitre aux Éphésiens, 6).

      « Vous partagez l’idéal hédoniste et consumériste de l’homme contemporain. »

      Vous me décevez, Laconique. Croyez-vous connaître assez ma vie pour vous permettre ce genre de jugement définitif ? Qu’ai-je donc écris pour vous donner une telle impression ?!

      « Si vous étiez sûr de perdre à plus ou moins brève échéance votre confort, votre bien-être, votre bonheur et votre vie, comme c’était le cas pour Sénèque, vous comprendriez que tout ce que l’on est susceptible de nous enlever ne vaut rien. »

      Personne ne peut être absolument sûr de perdre la vie à brève échéance (personne n’est devin). En revanche, tout humain sait qu’il mourra, même si, pour la plupart d’entre nous, nous ne voulons pas y songer. En ce qui me concerne, j’ai très souvent le sentiment de cette finitude. Est-ce pourtant une raison valable pour ne pas estimer ce que j’ai ? C’est le contraire qui est vrai. Si je dois périr demain, alors cette bibliothèque près de moi, cette personne que j’aime, acquiert une valeur d’autant plus intense et plus grande. Ma vertu, à l’inverse, s’en trouve atténuée dans la mesure même où les possibilités de faire le bien s’en trouveront retranchées par ma fin.

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    2. Eh, je n’avais pas l’intention d’être offensant, si je me suis laissé emporter par le feu de la polémique je m’en excuse bien volontiers. Il est vrai que je ne vous connais pas, mais je connais assez vos idées et votre exigence pour savoir que vous n’êtes ni « hédoniste », ni « consumériste ». (Je me rappelle toutefois vous avoir entendu citer quelque part cet aphorisme de Cioran : « Jamais je n’oserai mépriser le plaisir et ses adeptes. ») Par contre vous êtes matérialiste, anti-ascétique, et votre « dégoût » envers les écrits de Sénèque serait, je crois, partagé par la majorité de nos contemporains. C’est cette réaction qui m’agace un peu. Le Bouddha a déclaré qu’« il n’y a pas de méfaits que ne puisse commettre celui qui est insoucieux d’un autre monde » ( Dhammapada, 176). Et Kant, dans la « Critique de la raison pratique », soutient que la loi morale repose sur l’espérance d’une vie future. Vos critiques excessives (« horreur », « dégoût », « fasciste ») de Sénèque m’ont paru relever de cette vision un peu courte des choses, qui tient la douleur et la mort pour les maux suprêmes, à éviter quel qu’en soit le prix. C’est ce que j’ai ressenti à la lecture de votre article, mais je ne nie pas que vous soyez une personnalité bien plus contrastée que ça, et par ailleurs vos goûts esthétiques et poétiques montrent que vous n’êtes pas tout à fait insensible au tragique de l’existence. C’est juste dommage que vous n’ayez pas su trouver ce tragique dans la « Providence » de Sénèque.

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