Quiconque chercherait à rendre compte de la
réception d’Ayn Rand dans la sphère intellectuelle française ne pourrait qu’en
conclure que la romancière et philosophe américaine fait l’objet d’une
véritable haine. Une haine poisseuse, crasse et lamentable, dont voici un bref
florilège :
« Littérairement
nulle, philosophiquement navrante, politiquement détestable, on s'explique plus
facilement l'ignorance dans laquelle, sous nos latitudes, l'œuvre d'Ayn Rand
est tenue. »
-Marc Riglet, Ayn Rand, la philosophe du libéralisme économique, L'Express, 10/10/2011
.
« La
pensée d’Ayn Rand est complexe, brandissent souvent ses adorateurs. Il serait
plus juste de la qualifier de grotesque et caricaturale. Son œuvre est une
sorte de potée indigeste de toutes les sordidités macérées dans les intestins
malades de l’Occident individualiste. Toutes les salades du libéralisme le plus
carnassier, le plus débridé, s’y retrouvent. Le mérite de la camarade Ayn Rand
aura été de lustrer à l’aide de son cerveau encore dégoulinant de liquide
céphalo-rachidien les sales bottines cloutées des penchants les plus terribles
de l’homme, et d’en faire ensuite une industrie florissante au pays des
industriels rois. »
-Galaad Wilgos, Ayn Rand, philosophe ultralibérale pour bourge asocial, 27 mars 2013.
« Au bout
de compte, l’idéologie de Ayn Rand est un fascisme sans führer et sans
mouvement de masse. »
-Claude Rochet, Ayn Rand, la haine froide ou le fascisme sans führer, 1er janvier
2013.
Cette détestation dépasse d’ailleurs de loin les
limites de l’Hexagone :
« Très
bizarrement, son vitalisme stimulant se désincarne et se dessèche dès qu’il
entre en contact avec les « aléas de la vie », dont on dirait qu’Ayn Rand,
après avoir eu sa révélation, s’estime immune. Tout ce savant échafaudage de
concepts, brillamment articulés, ne forme pas une « philosophie ». » -Frédéric Saenen, Ayn Rand, prêtresse d’Atlas et philosophe du libéralisme économique, La Cause littéraire, 24.03.11.
« En
réalité un auteur médiocre, gouverné par une double haine : celle de la terre
et celle des hommes. [...] Une folle. »
-Jacques Dufresne, philosophe québécois.
« La
force d’Ayn Rand vient de ce qu’elle a, sans relâche, montré du doigt ces
ennemis de la force de la nation. Elle a répété sans fin les mots «parasites»,
«pilleurs», «mendiants à la petite semaine» «poux», «imitations d’humains»,
«lie» «vermine» ou« zombies» pour décrire tous ceux qui ne produisent pas la
richesse mais en vivent. [R1] »
-Nicole Morgan, professeur de philosophie au Collège
militaire royal du Canada de Kingston, La Haine froide, 2012.
Non, vraiment, même lorsque le jugement se fait plus
posé, il n’est jamais sans quelques tacles de rigueur [R2]. Même sur un journal en ligne d’orientation libérale, Ayn Rand se voit raillée et sa philosophie
morale présentée comme « égoïste et nihiliste (sic) ».
Face à une virulence si forte et si unanime, et si
peu fondée, la célèbre sentence de Jonathan Swift vient immédiatement à l’esprit :
« Quand un vrai génie apparaît en ce bas
monde, on peut le reconnaitre à ce signe que les imbéciles sont tous ligués
contre lui. »
Je n’oserais penser que la judéité d’Ayn Rand soit le motif sous-jacent au mouvement
pendulaire haine-ignorance dans lequel oscille sa réception. Le fait qu’elle
soit une femme semble déjà une
meilleure piste (l’accusation d’hystérie n’étant jamais bien loin, de même que la reductio ad hitlerum). Une piste
encore meilleure est sa non-appartenance aux milieux universitaires,
justification facile pour dénier à son œuvre (fictionnelle et non-fictionnelle)
toute portée philosophique [R3].
Mais posons sans détour la seule question nécessaire
pour tenter comprendre une telle détestation.
Qui est Ayn Rand ?
(les
informations suivantes proviennent de Anne C. Heller, Ayn Rand and
the world she made, Anchor Books Edition, 2009, 567 pages. Il
s’agit de la biographie de référence concernant Ayn Rand).
« Si la
vie peut avoir un thème musical, et je crois que toute vie digne d’être vécue
en a un, le mien est une religion, une obsession, ou une manie ou toutes ces
choses exprimées en un mot : l’individualisme. Je suis née avec cette
obsession et je n’ai jamais vu et ne connais aucune cause aussi digne de valeur,
aussi mal comprise, aussi apparemment désespérée et aussi tragiquement
nécessaire. Appelez-ça le destin ou l’ironie, mais entre tous les pays de la
terre, je suis née dans le moins supportable pour une fanatique de
l’individualisme, la Russie. »
-Ayn Rand,
Autobiographical Sketch, 1936, cité dans Ann C. Heller, Ayn Rand and the world she made, Anchor Books Edition, 2009, 567
pages, p. 1 (ma traduction).
Ayn Rand, de son nom de naissance Alissa Zinovievna
Rosenbaum, naît dans l’Empire Russe le 2 février 1905, au sein d’une famille de
la petite-bourgeoisie juive de Saint-Pétersbourg. Son père était propriétaire
d’une pharmacie ; sa mère veillait à l’éducation d’Alissa (l’ainé) et de
ses deux sœurs cadettes.
En ce temps-là, comme l’écrit Anne C. Heller « Il était dangereux d’être Juif. Alors que
l’économie se détériorait et que le Tsar se faisait plus répressif, les
contrecoups de la colère populaire tombaient souvent sur les cinq millions de
juifs russes. A la cour de Nicolas II, comme partout ailleurs en Europe, les
Juifs étaient depuis longtemps associés aux fléaux censément irréligieux
d’économie mercantile, d’urbanisation, d’industrialisation, et de capitalisme
[R4]. Compte-tenu de la traditionnelle crainte des russes vis-à-vis de la
modernité et leur féroce antisémitisme, les Juifs furent rapidement les
boucs-émissaires tout trouvés sur lesquels le Tsar, les propriétaires terrains
et la police pouvaient aisément rediriger le ressentiment des travailleurs et
des paysans généré par leur pauvreté et leur impuissance.
Pour
les Juifs en-dehors de la capitale, la période apporta la plus grande vague de
violence antisémite depuis le Moyen-âge. Dans la seule année 1905, alors que
Rand avait moins d’un an, il y eu 690 pogroms anti-juifs et plus de trois
milles meurtres de Juifs. » (p.3. Ma traduction)
C’est donc dans ce contexte de troubles politiques
et sociaux croissants que Ayn Rand vécu les premières années de sa vie, dans la
sécurité relative qui lui conférait la position de sa famille dans le quartier
juif de Saint-Pétersbourg. Dès son enfance, elle manifesta une intelligence
inhabituelle et un goût marqué pour la littérature [R5], qui allait à
l’encontre des rêves de sa mère (avec laquelle elle ne s’entendait pas) de
faire parvenir ses filles dans les milieux aristocratiques. Heller la décrit
durant son enfance comme « maladroite »,
« excentrique », « timide », « consciente d’être différente des autres »
et « douloureusement seule ».
(p.11)
Elle avait douze ans lorsqu’en pleine guerre
mondiale, la Révolution de Février 1917 renversa le Tsar pour mettre en place
un régime parlementaire à l’occidentale, à la grande satisfaction de la famille
de Rand (le gouvernement provisoire d’Aleksandr Kerenski ayant imité les
révolutionnaires français de 1789 en accordant l’égalité politique et juridique
aux Juifs, une mesure impopulaire). Néanmoins, les pénuries, l’inflation
endémique, le chômage et la poursuite de la guerre n’apaisèrent pas la
situation intérieure russe, facilitant le coup d’Etat des Bolcheviks qui mit un
terme à neuf bref mois de démocratie parlementaire. L’expérience communiste
débuta en Russie, un pays pourtant considéré comme « arriéré » par la
théorie marxiste orthodoxe.
C’est durant cette seconde période révolutionnaire que
la situation de la famille de Rand bascula : « Dans une campagne de lutte des classes menée par Lénine contre les
classes moyennes pour calmer les pauvres, la pharmacie du père de Rand [qui
leur servait aussi de logement, NdT], ainsi que de nombreuses usines, banques,
boutiques et bureaux de la cité, fut investie, marquée d’un tampon rouge, et
fermée. Lénine appelait ça « exproprier les expropriateurs ». En
encourageant les actions des prolétaires pour piller et redistribuer les biens
des bourgeois de la cité, le nouveau gouvernement de Lénine initia consciemment
la Terreur Rouge. La jeune Rand de douze ans était dans le magasin le jour où
les soldats Bolcheviks arrivèrent, fusils levés. La colère, l’impuissance et la
frustration qu’elle vit sur le visage de son père la marqua pour le reste de sa
vie […] L’entreprise de son père était liquidée et il se retrouvait au chômage. »
(p.31-32)
La situation de la famille de Rand (et de millions d’autres
russes) était rendue d’autant plus critique par le fait que, depuis leur
putsch, les Bolcheviks n’avaient nullement réglé la crise d’hyperinflation que
traversait la Russie. L’épargne de ses parents avait été réduite à néant :
« les anciens roubles étaient
désormais sans valeur ; les Bolcheviks émettaient leurs propres roubles
inflationnistes […] En 1924, il fallait 5 000 milliards de ces roubles
pour avoir le pouvoir d’achat d’un rouble de 1914. C’était un coup décisif dans
la campagne de dévastation économique contre les anciennes classes moyennes. »
(p.36)
Tentée un moment par l’exil depuis la Crimée (mal
contrôlée par le nouveau régime), la famille de Rand revint s’installer à
Saint-Pétersbourg, à l’initiative du père de Rand qui croyait l’effondrement du
gouvernement bolchevik imminent. Il n’en fut rien, et les seuls revenus
accessibles aux Rosenbaum furent ceux que la mère de Rand gagnaient en
travaillant comme traductrice dans la nouvelle administration tentaculaire de
l’Etat soviétique émergeant.
En août 1921, Alissa fut admise comme étudiante à
l’Université d’Etat de Petrograd, au sein de Division Socio-pédagogique du
Collège des Sciences Sociales. Elle y suivit un cursus de trois ans, censé
former les nouvelles élites de l’après-révolution communiste. La formation
était dense. Rand étudia l’histoire ancienne, médiévale, occidentale et
russe ; la philologie, l’anthropologie, la psychologie, le français, la
biologie, l’économie politique, la logique et la philosophie. Elle lut Hegel et
Marx, détesta Platon, apprécia Aristote et Nietzsche. Les étudiants étaient
également astreints à des « cours obligatoires » d’histoire du
socialisme et de matérialisme historique (en fait de propagande). A la fin de
sa troisième et dernière année, Rand et quatre milles autres étudiants furent
exclus de l’Université au motif qu’ils étaient des « éléments socialement indésirables » (en fait des enfants des
anciennes classes moyennes, ou bien des personnes ne manifestant pas une
dévotion suffisante à l’idéologie officielle du régime). De nombreux étudiants
et professeurs furent arrêtés et envoyés mourir dans les prisons sibériennes.
Par chance, Rand et quelques étudiants fut réintégrés à la demande de
scientifiques occidentaux visitant la Russie ; elle parvint donc à obtenir
son diplôme.
En octobre 1924, à l’âge de dix-neuf ans, Rand
intégra une école d’arts cinématographiques fondée à la demande de Lénine, qui,
bien avant Goebbels, avait senti l’utilité de ce nouveau médium pour les
besoins de la propagande. Elle apprit rapidement les bases de l’écriture de
scénario de films, et sollicita au printemps 1925 un passeport soviétique,
officiellement pour perfectionner sa formation par un séjour de six mois aux
Etats-Unis d’Amérique. Ce qu’elle obtint des autorités.
Ayn Rand en 1925, photo de son passeport soviétique
|
Alissa arriva à New York en 1926, immédiatement
séduite par la prospérité du Nouveau Monde, dans lequel « les miracles du capitalisme étaient visible
partout » (p.54). Elle était bien décidée à ne pas rentrer en URSS, ce
qui nécessitait de leurrer les services d’immigration américains qui imposaient
un système de quotas [R6]. C’est l’une des raisons pour lesquelles Alissa adopta
un nouveau nom quelque peu asexué : Ayn Rand.
Une autre raison était qu’elle voulait un nom pour
travailler à Hollywood (elle s’y installa avec l’aide d’une partie de sa famille
vivant aux USA). Elle y passa plusieurs années matériellement difficiles,
corrigeant les scénarios d’autrui à défauts de parvenir à vendre les siens. En
1926, elle rencontre l’acteur américain Frank O'Connor sur le tournage du film King of Kings. Heller le décrit
ainsi : « Franck avait été
préparé par [sa mère] à s’extirper de la classe laborieuse. Il était d’une
beauté époustouflante, ainsi que le disent tous ceux qui l’ont jamais
rencontré : grand, mince, avec un profil classique et une grande élégance
naturelle. A l’âge de quatorze-ans, après la mort de sa mère, il avait renoncé
à son lycée catholique et était devenu athée pour le reste de sa vie [Rand le
décrivait comme encore plus athée qu’elle-même, NdT]. […] Quoiqu’il n’avait que
peu d’éducation, une prononciation phonétique, et presque aucune curiosité
personnelle pour les livres ou les idées, il était […] perspicace, gentil et
avait de belles manières. » (p.65-67)
Rand tomba immédiatement amoureuse de cet homme, mais
elle ne le retrouva qu’en mai 1927, après une absence de neufs mois qui l’avait
laissé dans un état semi-dépressif. Son état d’esprit n’était guère meilleur en
1928, lorsqu’elle écrivit une petite nouvelle jamais publiée, The Little Street (La Petite Rue),
mettant en scène un meurtrier de l’époque (William Hickman) comme incarnation
de la personnalité indépendante, et même antisociale. Heller analyse cette
première œuvre comme l’expression d’une certaine désillusion vis-à-vis de la
société américaine tant idéalisée comme le contre-modèle absolu au communisme
russe. On y retrouve également une thématique nietzschéenne de l’individu
rejeté et méprisé par le « troupeau », la masse.
Ayn Rand et Franck O’Connor se marièrent à Los
Angeles, le 15 avril 1929, union qui lui permit, à terme, d’obtenir la citoyenneté américaine. Elle ne
quitta les USA qu’en une seule occasion, et resta l’épouse d’O’Connor jusqu’à
la fin, même si ce ne fut pas un mariage très heureux, comme nous le verrons
par la suite.
Après quelques années à Hollywood et à Los Angeles,
le couple alla s’installer à New York en 1934. Rand y travaillait à la première
d’une pièce de théâtre qu’elle avait elle-même écrite, The Night of January 16th (La Nuit du 16 janvier), qui fut jouée à
Broadway. Le succès ne fut pas au rendez-vous, ce que Rand imputait aux
modifications qui avaient été imposées à son projet initial. Cet échec
fragilisa la situation financière du couple, alors que l’Amérique n’était
toujours pas sortie de la Grande Dépression de 1929.
La crise de 29 allait se traduire, aux USA comme
ailleurs dans le monde, par une défiance croissante à l’égard du capitalisme et
des mécanismes du marché. Comme le dit bien Heller : « la Dépression était en train de produire le
genre de monstres politiques que [Rand] croyait avoir laissé derrière elle en
Russie » (p.83). Pendant que Roosevelt mettait en place son New Deal,
l’extrême-gauche américaine gagnait en puissance, y compris le Parti communiste américain. Cette influence allait perdurer: « New
York was such a politically liberal [R7] city in the 1950s that Saul Bellow
described it as an intellectual annex of Moscow. »
(p.245). Rand décida de s’y opposer dès le départ, ce qui
explique son doute en partie ses difficultés à faire publier son roman
semi-autobiographique et anticommuniste We
the Living (Nous, les vivants).
Elle écrivit en 1938 une courte nouvelle, une
dystopie de science-fiction, Anthem
(Hymne). Mais son principal projet d’écriture pendant les années 1938-1942 fut
son roman de plus de 600 pages, The Fountainhead (La Source vive), publié en 1943. L’histoire raconte
l’ambition d’un architecte de bâtir un building, et les jalousies que son
ambitieux projet suscite. Bien que cette dimension ait parfois échappé à la
critique, le roman, à l’instar d’Hymne,
exprime le fervent individualisme de Ayn Rand au travers d’une figure masculine
héroïque, l’incarnation romanesque du self-made
man américain.
La
Source vive ouvrit à Ayn Rand les portes du succès.
Le roman se vendit si bien (« Une
centaine de milliers de copies de The Fountainhead serait vendue dans la seule
année 1945 », p.155) qu’il l’a rendit définitivement riche du jour au
lendemain. Mais dans le même temps, les amphétamines qu’elle avait commencé à
prendre en 1942 pour tenir les délais fixés par son éditeur allait la rendre
durablement dépendante. D’après Heller : « Avec le temps ou en fortes doses, [les amphétamines] peuvent mener à
des variations d’humeurs, de l’irritabilité, des accès émotionnels incontrôlés,
une détérioration du jugement et de la paranoïa, toutes choses dont Rand était
susceptible même sans assistance chimique. » (p.146). De fait, dans
ses relations privées, Rand rompit brutalement avec ses fréquentations à
d’innombrables reprises dans sa vie, avec des prétextes parfois très légers.
Elle manquait nettement de patience vis-à-vis de ses contradicteurs, essayait
de contrôler son entourage, explosait parfois dans des accès de frustrations.
On serait tenté de dire qu’elle s’écroulait périodiquement sous le poids de son
génie, un peu à la façon de ce qui est arrivé à Nietzsche à la fin de sa vie.
Son roman lui avait conféré une célébrité nationale
et une cohorte d’admirateurs s’installa autour d’elle, parmi lesquels on peut
citer le fondateur du courant libertarien Murray Rothbard (qui rompra plus tard
avec Rand), l’économiste de l’École Autrichienne [R8] George Reisman, ou encore
Alan Greenspan. C’est en 1950 qu’elle rencontra un jeune étudiant alors âgé de
dix-neuf ans, qui lui avait écrit son admiration de La Source vive. Il s’appelait Nathan Blumenthal (et se renommerait
peu après Nathaniel Branden) et allait avoir une importance considérable dans
la vie de Rand.
Nathaniel Branden, récemment marié à une jeune femme
nommée Barbara Branden, allait d’abord devenir le protégé de Rand (son « héritier intellectuel »), le leader
d’un mouvement d’opinion diffusant la philosophie de Rand (l’Objectivisme),
puis l’amant de Ayn Rand pendant une période de dix-huit ans. Le couple Rand –
O’Connor s’était en effet essoufflé, Rand reprochant à son époux sa passivité
physique et intellectuelle. Cette liaison, connue des deux couples, allait
causer leur malheur à tous les quatre. En effet, Franck O’Connor allait sombrer
dans le repli sur soi et l’alcoolisme ; Nathaniel Branden tromperait Rand
(et sa propre épouse) avec une autre femme (Patricia) lorsque le charisme de
Ayn cesserait de lui faire supporter leur différence d’âge ; et Ayn Rand
rompra violemment avec les époux Branden lorsqu’elle découvrira l’
« infidélité » de son amant, en 1968.
C’est en 1957, au terme de treize ans d’écriture,
que la romancière Rand parvient à son chef d’œuvre, Atlas Shrugged (en français, La
Grève). Il condense les thèmes romanesques randiens tout en constituant un
très bon exposé de sa philosophie générale, qu’elle résumait elle-même
ainsi : « Metaphysics:
Existence exists; Epistemology: Reason; Ethics: Egoism; Politics: Capitalism;
Aesthetics: Romantic Realism. ». Sa défense de l’individualisme, du
capitalisme et de la Raison lui vaudra aussi bien les foudres de la
gauche (dont elle dénonce l’étatisme et le collectivisme) que celles des
conservateurs américains (Rand s’opposant à la guerre du Vietnam comme acte
d’agression dépassant le rôle de l’Etat comme simple garant des droits
individuels ; défendant le droit à l’avortement ; niant l’existence
de Dieu, etc.).
Cette philosophie « objectiviste »
(c’est-à-dire affirmant l’existence de la réalité indépendamment du sujet qui
l’a perçoit), sera au fil des ans développée dans de nombreuses conférences
publiques et divers essais (parmi lesquels : For the New Intellectual, 1961 ; Capitalism: The Unknown Ideal, 1966 ; Introduction to Objectivist Epistemology, 1979, Philosophy: Who Needs It, 1982).
Franck O’Connor décéda en novembre 1979 et Ayn Rand
en mars 1982.
Conclusion :
Personne ne songerait à élever l’existence
mouvementée de Ayn Rand au rang de modèle à suivre. Le caractère intransigeant
de sa personne et le fonctionnement sectaire de ses successeurs désignés
incitent à une méfiance légitime, tout comme ces jugements parfois un peu court
vis-à-vis de la tradition philosophique [R9].
Néanmoins, les turpitudes de la vie romanesque de
Rand ne constituent pas le commencement d’une critique honnête de son système
philosophique [R10]. Il est sidérant de voir classer une ardente individualiste
ayant passée sa vie à défendre les droits inaliénables de l’individu contre les
empiétements du collectif ou les abus de l’Etat comme une
« fasciste », une « social-darwiniste » ou pire encore.
Mais la médiocrité et la malhonnêteté intellectuelle
ne se limitent pas une association avec les extrêmes qu’aucune preuve ne vient
corroborer. Nous l’avons vu, certains récusent tout simplement à Ayn Rand la
dignité de philosophe.
C’est une hostilité étrange, que l’on hésite à
expliquer par la haine nue ou par une ignorance crasse de son œuvre. Lorsque
Rand prend position dans la Querelle des Universaux ou traite de la formation
des concepts (dans son Introduction à
l’Épistémologie Objectiviste), elle s’occupe précisément d’épistémologie et
de théorie de la connaissance. Lorsqu’elle traite des premiers principes de la réalité,
de la nature humaine ou du problème du meilleur régime politique, elle fait bel
et bien de la métaphysique et de la philosophie politique. Tout au plus peut-on
discuter de la valeur de ses thèses philosophiques, afin de déterminer si Rand
mérite (ou non) d’être considérée comme une philosophe de premier plan. Mais il
est tout simplement absurde de nier que son activité soit autre chose que de la
philosophie. Et sans doute de si insensées négations ne peuvent-elles être que
le produit d’esprits dont la seule idée consiste à n’en avoir aucune.
[Remarque 1] : Bien entendu, aucun de ces
termes, à l’exception de ceux de pillards et de parasites, ne figurent sous la
plume de Rand. La calomnie est si grossière qu’on a peine à croire que Mme
Morgan soit, sur le papier, la plus cultivée des pourfendeurs de
l’objectivisme.
[Remarque 2] : « Ayn Rand est une manifestation un peu folklorique et pas vraiment
passionnante sur le plan littéraire […] d’un courant intellectuel qui a produit
des auteurs bien plus pertinents et des analyses plus fines que celles qui sont
proposées dans La Grève. » -Des idiots, Kill the poor, 6 novembre 2012.
[Remarque 3] : Mais à ce compte-là, comment
justifie-t-on l’étude surabondante de Karl Marx (parmi d’autres), qui va
jusqu’à la publication en français de sa correspondance amoureuse ou de ses
poèmes de jeunesse ?
[Remarque 4] : Ce type de clichés antisémites
devint également de plus en plus fréquents en Allemagne à partir de la deuxième
moitié du XIXème siècle. Sur ce sujet, voir George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième
Reich. La Crise de l'idéologie allemande, Calmann-Lévy, 2006, 511
pages ; ainsi que Hannah Arendt, Les
origines du totalitarisme - Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll.
Quarto, 2002, 1624 pages.
[Remarque 5] : Elle aimait particulière la
finesse psychologique de Fiodor Dostoïevski, et mettait au-dessus de tout
Victor Hugo, « le plus grand
romancier de la littérature mondiale » selon les termes de Rand.
[Remarque 6] : Notons que les quotas
d’immigration aux USA étaient soutenus par les syndicats, hostiles à la
concurrence causée par l’arrivée de main d’œuvre étrangère. Céline ricane sur
ce thème dans Bagatelles pour un massacre.
[Remarque 7] : On ne le dira jamais assez, le
terme américain de « liberal »
n’a rien à voir avec le terme français « libéral ». Dans l’Amérique
de l’après Seconde Guerre Mondiale, le maccarthysme et l’anticommunisme allait
pousser un nombre conséquent d’intellectuels de la gauche américains à se
définir comme « liberal »,
subvertissant le nom d’une tradition politique bien différente. L’équivalent
européen du terme « liberal »
est donc « social-démocrate » ou « socialiste
non-communiste ».
[Remarque 8] : Rand connaissait d’ailleurs
l’Économie de l’École Autrichienne et avait rencontré Ludwig von Mises, mais
critiquait son rejet de la défense des droits naturels et sa mise en avant de l'utilitarisme comme argument pour
promouvoir le capitalisme de laissez-faire.
[Remarque 9] : Rand décrivait ainsi Platon
comme « le père du communisme »
et Kant comme « le destructeur en
chef du monde moderne ». Voir à ce propos la préface d’Alain Laurent à
la traduction française de The Virtue of
Selfishness : « D’une
certaine manière, Ayn Rand se révèle formellement bien proche de Kant, elle qui
a toujours trop légèrement vilipendé ce dernier sans l’avoir visiblement jamais
lu de près ni bien interprété. »
[Remarque 10] : On pourrait d’ailleurs
renverser le problème et suggérer, non pas que le système de Rand explique les
aspects autodestructeurs de sa vie privée, mais qu’au contraire, elle n’a pas
toujours été à la hauteur de sa doctrine (ce qui est du reste bien humain,
comme l’admettait Sénèque de ses pairs les stoïciens). En effet, qu’est-ce que
la jalousie sinon un défaut venu d’un manque d’individualisme, d'estime de soi et
d’indépendance ? (« On devient
jaloux quand on développe des sentiments trop forts à l’égard d’une autre
personne, quand on est tributaire d’elle, quand on s’imagine que l’on a tout à
perdre en ne voyant plus cet être » -La fille aux cheveux noirs).
Post-scriptum: billet aimablement repris par Contrepoints.
Ma foi, voilà un article passionné, plein d’empathie, et je l’ai lu de la première à la dernière ligne avec beaucoup d’intérêt. Il est vrai qu’il y a quelque chose de très vivifiant, de très stimulant, dans la figure de cette jeune juive russe, éprise de liberté, prête à surmonter les préjugés les plus profondément enracinés pour réaliser son idéal d’affranchissement individuel. Vous traitez le sujet dans toutes ses facettes, et les éclairages sur sa vie privée et ses comportements parfois auto-destructeurs rendent bien compte de la complexité de cette personnalité.
RépondreSupprimerJe ne savais pas qu’Ayn Rand était aussi romancière. J’ai regardé sur Amazon, et il semble que ses œuvres ne soient pas très largement répandues en français, on les trouve chez des éditeurs un peu confidentiels, à un prix élevé. Je ne suis pas qualifié pour juger de sa valeur sur le plan philosophique ; disons, d’après ce que j’en ai lu notamment sur Wikipédia, que je serais plutôt d’une école opposée à la sienne : je suis davantage du côté de Platon et de Kant que d’Aristote et de Nietzsche.
Le relevé que vous faites des attaques extrêmement violentes, carrément injurieuses même, dont elle fait l’objet, est vraiment édifiant. Vous avancez quelques hypothèses. Je vais en risquer une. Ce que l’on respecte le plus, chez un autre être humain, c’est, quoi qu’en dise Nietzsche, sa bonté. Le nom de Mère Teresa, par exemple, est à l’abri de toute critique, et cela me semble parfaitement légitime. Dès lors, il est inévitable qu’une pensée qui prône la « Vertu d’égoïsme », si elle peut être extrêmement stimulante sur le plan intellectuel (comme celle de Nietzsche), peut également susciter un rejet assez instinctif. Je ne connais pas assez l’œuvre d’Ayn Rand pour juger si ce rejet est justifié ou pas. Si c’est une pensée exigeante et solidement étayée, parfait ; si c’est de la sécheresse de cœur et de la complaisance dans l’invective, alors il ne faut pas s’étonner du retour de bâton…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerL’objectivisme d’Ayn Rand inspire le cinéma : en furetant sur le web je suis tombé sur la critique du film Tomorrowland, dont l’apologie de l’individualisme et de la liberté serait directement issue des théories de la célèbre philosophe.
RépondreSupprimerLe héros de "La Grève" (Atlas Shrugged) John Galt, peut être considéré finalement comme un asocial puisqu'il refuse de jouer le jeu, et qu'il sort de la société.
RépondreSupprimerMais "La société ne vit que d'illusions. Toute société est une sorte de rêve collectif " disait Paul Valery.
Oui, ce qui cimente une société, ce sont des croyances, des mythes, des rêves, des illusions, des malentendus. (Je parle surtout des gens ordinaires.) Et pour Ayn Rand, l'illusion, c'est d'abord l'altruisme collectiviste.
On devrait donc, comme Rand, en conclure que dire ce qui est vrai, est destructeur pour la société et vous en exclut d'emblée.
C'est d'ailleurs aussi le sort de l'architecte de "Fountainhead".
jean-louis