samedi 20 février 2016

Ayn Rand, pourquoi tant de haine ?

Quiconque chercherait à rendre compte de la réception d’Ayn Rand dans la sphère intellectuelle française ne pourrait qu’en conclure que la romancière et philosophe américaine fait l’objet d’une véritable haine. Une haine poisseuse, crasse et lamentable, dont voici un bref florilège :

« Littérairement nulle, philosophiquement navrante, politiquement détestable, on s'explique plus facilement l'ignorance dans laquelle, sous nos latitudes, l'œuvre d'Ayn Rand est tenue. »
-Marc Riglet, Ayn Rand, la philosophe du libéralisme économique, L'Express, 10/10/2011 .

« La pensée d’Ayn Rand est complexe, brandissent souvent ses adorateurs. Il serait plus juste de la qualifier de grotesque et caricaturale. Son œuvre est une sorte de potée indigeste de toutes les sordidités macérées dans les intestins malades de l’Occident individualiste. Toutes les salades du libéralisme le plus carnassier, le plus débridé, s’y retrouvent. Le mérite de la camarade Ayn Rand aura été de lustrer à l’aide de son cerveau encore dégoulinant de liquide céphalo-rachidien les sales bottines cloutées des penchants les plus terribles de l’homme, et d’en faire ensuite une industrie florissante au pays des industriels rois. »

« Au bout de compte, l’idéologie de Ayn Rand est un fascisme sans führer et sans mouvement de masse. »
-Claude Rochet, Ayn Rand, la haine froide ou le fascisme sans führer, 1er janvier 2013.

Cette détestation dépasse d’ailleurs de loin les limites de l’Hexagone :
« Très bizarrement, son vitalisme stimulant se désincarne et se dessèche dès qu’il entre en contact avec les « aléas de la vie », dont on dirait qu’Ayn Rand, après avoir eu sa révélation, s’estime immune. Tout ce savant échafaudage de concepts, brillamment articulés, ne forme pas une « philosophie ». » -Frédéric Saenen, Ayn Rand, prêtresse d’Atlas et philosophe du libéralisme économique, La Cause littéraire, 24.03.11.

« En réalité un auteur médiocre, gouverné par une double haine : celle de la terre et celle des hommes. [...] Une folle. »
-Jacques Dufresne, philosophe québécois.

« La force d’Ayn Rand vient de ce qu’elle a, sans relâche, montré du doigt ces ennemis de la force de la nation. Elle a répété sans fin les mots «parasites», «pilleurs», «mendiants à la petite semaine» «poux», «imitations d’humains», «lie» «vermine» ou« zombies» pour décrire tous ceux qui ne produisent pas la richesse mais en vivent. [R1] »
-Nicole Morgan, professeur de philosophie au Collège militaire royal du Canada de Kingston, La Haine froide, 2012.

Non, vraiment, même lorsque le jugement se fait plus posé, il n’est jamais sans quelques tacles de rigueur [R2]. Même sur un journal en ligne d’orientation libérale, Ayn Rand se voit raillée et sa philosophie morale présentée comme « égoïste et nihiliste (sic) ».
Face à une virulence si forte et si unanime, et si peu fondée, la célèbre sentence de Jonathan Swift vient immédiatement à l’esprit : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaitre à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. »

Je n’oserais penser que la judéité d’Ayn Rand soit le motif sous-jacent au mouvement pendulaire haine-ignorance dans lequel oscille sa réception. Le fait qu’elle soit une femme semble déjà une meilleure piste (l’accusation d’hystérie n’étant jamais bien loin, de même que la reductio ad hitlerum). Une piste encore meilleure est sa non-appartenance aux milieux universitaires, justification facile pour dénier à son œuvre (fictionnelle et non-fictionnelle) toute portée philosophique [R3].
Mais posons sans détour la seule question nécessaire pour tenter comprendre une telle détestation.

Qui est Ayn Rand ?

(les informations suivantes proviennent de Anne C. Heller, Ayn Rand and the world she made, Anchor Books Edition, 2009, 567 pages. Il s’agit de la biographie de référence concernant Ayn Rand).

« Si la vie peut avoir un thème musical, et je crois que toute vie digne d’être vécue en a un, le mien est une religion, une obsession, ou une manie ou toutes ces choses exprimées en un mot : l’individualisme. Je suis née avec cette obsession et je n’ai jamais vu et ne connais aucune cause aussi digne de valeur, aussi mal comprise, aussi apparemment désespérée et aussi tragiquement nécessaire. Appelez-ça le destin ou l’ironie, mais entre tous les pays de la terre, je suis née dans le moins supportable pour une fanatique de l’individualisme, la Russie. »
-Ayn Rand, Autobiographical Sketch, 1936, cité dans Ann C. Heller, Ayn Rand and the world she made, Anchor Books Edition, 2009, 567 pages, p. 1 (ma traduction).

Ayn Rand, de son nom de naissance Alissa Zinovievna Rosenbaum, naît dans l’Empire Russe le 2 février 1905, au sein d’une famille de la petite-bourgeoisie juive de Saint-Pétersbourg. Son père était propriétaire d’une pharmacie ; sa mère veillait à l’éducation d’Alissa (l’ainé) et de ses deux sœurs cadettes.
En ce temps-là, comme l’écrit Anne C. Heller « Il était dangereux d’être Juif. Alors que l’économie se détériorait et que le Tsar se faisait plus répressif, les contrecoups de la colère populaire tombaient souvent sur les cinq millions de juifs russes. A la cour de Nicolas II, comme partout ailleurs en Europe, les Juifs étaient depuis longtemps associés aux fléaux censément irréligieux d’économie mercantile, d’urbanisation, d’industrialisation, et de capitalisme [R4]. Compte-tenu de la traditionnelle crainte des russes vis-à-vis de la modernité et leur féroce antisémitisme, les Juifs furent rapidement les boucs-émissaires tout trouvés sur lesquels le Tsar, les propriétaires terrains et la police pouvaient aisément rediriger le ressentiment des travailleurs et des paysans généré par leur pauvreté et leur impuissance.

Pour les Juifs en-dehors de la capitale, la période apporta la plus grande vague de violence antisémite depuis le Moyen-âge. Dans la seule année 1905, alors que Rand avait moins d’un an, il y eu 690 pogroms anti-juifs et plus de trois milles meurtres de Juifs. » (p.3. Ma traduction)
C’est donc dans ce contexte de troubles politiques et sociaux croissants que Ayn Rand vécu les premières années de sa vie, dans la sécurité relative qui lui conférait la position de sa famille dans le quartier juif de Saint-Pétersbourg. Dès son enfance, elle manifesta une intelligence inhabituelle et un goût marqué pour la littérature [R5], qui allait à l’encontre des rêves de sa mère (avec laquelle elle ne s’entendait pas) de faire parvenir ses filles dans les milieux aristocratiques. Heller la décrit durant son enfance comme « maladroite », « excentrique », « timide », « consciente d’être différente des autres » et « douloureusement seule ». (p.11)

Elle avait douze ans lorsqu’en pleine guerre mondiale, la Révolution de Février 1917 renversa le Tsar pour mettre en place un régime parlementaire à l’occidentale, à la grande satisfaction de la famille de Rand (le gouvernement provisoire d’Aleksandr Kerenski ayant imité les révolutionnaires français de 1789 en accordant l’égalité politique et juridique aux Juifs, une mesure impopulaire). Néanmoins, les pénuries, l’inflation endémique, le chômage et la poursuite de la guerre n’apaisèrent pas la situation intérieure russe, facilitant le coup d’Etat des Bolcheviks qui mit un terme à neuf bref mois de démocratie parlementaire. L’expérience communiste débuta en Russie, un pays pourtant considéré comme « arriéré » par la théorie marxiste orthodoxe.
C’est durant cette seconde période révolutionnaire que la situation de la famille de Rand bascula : « Dans une campagne de lutte des classes menée par Lénine contre les classes moyennes pour calmer les pauvres, la pharmacie du père de Rand [qui leur servait aussi de logement, NdT], ainsi que de nombreuses usines, banques, boutiques et bureaux de la cité, fut investie, marquée d’un tampon rouge, et fermée. Lénine appelait ça « exproprier les expropriateurs ». En encourageant les actions des prolétaires pour piller et redistribuer les biens des bourgeois de la cité, le nouveau gouvernement de Lénine initia consciemment la Terreur Rouge. La jeune Rand de douze ans était dans le magasin le jour où les soldats Bolcheviks arrivèrent, fusils levés. La colère, l’impuissance et la frustration qu’elle vit sur le visage de son père la marqua pour le reste de sa vie […] L’entreprise de son père était liquidée et il se retrouvait au chômage. » (p.31-32)

La situation de la famille de Rand (et de millions d’autres russes) était rendue d’autant plus critique par le fait que, depuis leur putsch, les Bolcheviks n’avaient nullement réglé la crise d’hyperinflation que traversait la Russie. L’épargne de ses parents avait été réduite à néant : « les anciens roubles étaient désormais sans valeur ; les Bolcheviks émettaient leurs propres roubles inflationnistes […] En 1924, il fallait 5 000 milliards de ces roubles pour avoir le pouvoir d’achat d’un rouble de 1914. C’était un coup décisif dans la campagne de dévastation économique contre les anciennes classes moyennes. » (p.36)
Tentée un moment par l’exil depuis la Crimée (mal contrôlée par le nouveau régime), la famille de Rand revint s’installer à Saint-Pétersbourg, à l’initiative du père de Rand qui croyait l’effondrement du gouvernement bolchevik imminent. Il n’en fut rien, et les seuls revenus accessibles aux Rosenbaum furent ceux que la mère de Rand gagnaient en travaillant comme traductrice dans la nouvelle administration tentaculaire de l’Etat soviétique émergeant.

En août 1921, Alissa fut admise comme étudiante à l’Université d’Etat de Petrograd, au sein de Division Socio-pédagogique du Collège des Sciences Sociales. Elle y suivit un cursus de trois ans, censé former les nouvelles élites de l’après-révolution communiste. La formation était dense. Rand étudia l’histoire ancienne, médiévale, occidentale et russe ; la philologie, l’anthropologie, la psychologie, le français, la biologie, l’économie politique, la logique et la philosophie. Elle lut Hegel et Marx, détesta Platon, apprécia Aristote et Nietzsche. Les étudiants étaient également astreints à des « cours obligatoires » d’histoire du socialisme et de matérialisme historique (en fait de propagande). A la fin de sa troisième et dernière année, Rand et quatre milles autres étudiants furent exclus de l’Université au motif qu’ils étaient des « éléments socialement indésirables » (en fait des enfants des anciennes classes moyennes, ou bien des personnes ne manifestant pas une dévotion suffisante à l’idéologie officielle du régime). De nombreux étudiants et professeurs furent arrêtés et envoyés mourir dans les prisons sibériennes. Par chance, Rand et quelques étudiants fut réintégrés à la demande de scientifiques occidentaux visitant la Russie ; elle parvint donc à obtenir son diplôme.
En octobre 1924, à l’âge de dix-neuf ans, Rand intégra une école d’arts cinématographiques fondée à la demande de Lénine, qui, bien avant Goebbels, avait senti l’utilité de ce nouveau médium pour les besoins de la propagande. Elle apprit rapidement les bases de l’écriture de scénario de films, et sollicita au printemps 1925 un passeport soviétique, officiellement pour perfectionner sa formation par un séjour de six mois aux Etats-Unis d’Amérique. Ce qu’elle obtint des autorités.

Ayn Rand en 1925, photo de son passeport soviétique

Alissa arriva à New York en 1926, immédiatement séduite par la prospérité du Nouveau Monde, dans lequel « les miracles du capitalisme étaient visible partout » (p.54). Elle était bien décidée à ne pas rentrer en URSS, ce qui nécessitait de leurrer les services d’immigration américains qui imposaient un système de quotas [R6]. C’est l’une des raisons pour lesquelles Alissa adopta un nouveau nom quelque peu asexué : Ayn Rand.

Une autre raison était qu’elle voulait un nom pour travailler à Hollywood (elle s’y installa avec l’aide d’une partie de sa famille vivant aux USA). Elle y passa plusieurs années matériellement difficiles, corrigeant les scénarios d’autrui à défauts de parvenir à vendre les siens. En 1926, elle rencontre l’acteur américain Frank O'Connor sur le tournage du film King of Kings. Heller le décrit ainsi : « Franck avait été préparé par [sa mère] à s’extirper de la classe laborieuse. Il était d’une beauté époustouflante, ainsi que le disent tous ceux qui l’ont jamais rencontré : grand, mince, avec un profil classique et une grande élégance naturelle. A l’âge de quatorze-ans, après la mort de sa mère, il avait renoncé à son lycée catholique et était devenu athée pour le reste de sa vie [Rand le décrivait comme encore plus athée qu’elle-même, NdT]. […] Quoiqu’il n’avait que peu d’éducation, une prononciation phonétique, et presque aucune curiosité personnelle pour les livres ou les idées, il était […] perspicace, gentil et avait de belles manières. » (p.65-67)
Rand tomba immédiatement amoureuse de cet homme, mais elle ne le retrouva qu’en mai 1927, après une absence de neufs mois qui l’avait laissé dans un état semi-dépressif. Son état d’esprit n’était guère meilleur en 1928, lorsqu’elle écrivit une petite nouvelle jamais publiée, The Little Street (La Petite Rue), mettant en scène un meurtrier de l’époque (William Hickman) comme incarnation de la personnalité indépendante, et même antisociale. Heller analyse cette première œuvre comme l’expression d’une certaine désillusion vis-à-vis de la société américaine tant idéalisée comme le contre-modèle absolu au communisme russe. On y retrouve également une thématique nietzschéenne de l’individu rejeté et méprisé par le « troupeau », la masse.

Ayn Rand et Franck O’Connor se marièrent à Los Angeles, le 15 avril 1929, union qui lui permit, à terme, d’obtenir la citoyenneté américaine. Elle ne quitta les USA qu’en une seule occasion, et resta l’épouse d’O’Connor jusqu’à la fin, même si ce ne fut pas un mariage très heureux, comme nous le verrons par la suite.
Après quelques années à Hollywood et à Los Angeles, le couple alla s’installer à New York en 1934. Rand y travaillait à la première d’une pièce de théâtre qu’elle avait elle-même écrite, The Night of January 16th (La Nuit du 16 janvier), qui fut jouée à Broadway. Le succès ne fut pas au rendez-vous, ce que Rand imputait aux modifications qui avaient été imposées à son projet initial. Cet échec fragilisa la situation financière du couple, alors que l’Amérique n’était toujours pas sortie de la Grande Dépression de 1929.

La crise de 29 allait se traduire, aux USA comme ailleurs dans le monde, par une défiance croissante à l’égard du capitalisme et des mécanismes du marché. Comme le dit bien Heller : « la Dépression était en train de produire le genre de monstres politiques que [Rand] croyait avoir laissé derrière elle en Russie » (p.83). Pendant que Roosevelt mettait en place son New Deal, l’extrême-gauche américaine gagnait en puissance, y compris le Parti communiste américain. Cette influence allait perdurer: « New York was such a politically liberal [R7] city in the 1950s that Saul Bellow described it as an intellectual annex of Moscow. » (p.245). Rand décida de s’y opposer dès le départ, ce qui explique son doute en partie ses difficultés à faire publier son roman semi-autobiographique et anticommuniste We the Living (Nous, les vivants).
Elle écrivit en 1938 une courte nouvelle, une dystopie de science-fiction, Anthem (Hymne). Mais son principal projet d’écriture pendant les années 1938-1942 fut son roman de plus de 600 pages, The Fountainhead (La Source vive), publié en 1943. L’histoire raconte l’ambition d’un architecte de bâtir un building, et les jalousies que son ambitieux projet suscite. Bien que cette dimension ait parfois échappé à la critique, le roman, à l’instar d’Hymne, exprime le fervent individualisme de Ayn Rand au travers d’une figure masculine héroïque, l’incarnation romanesque du self-made man américain.

La Source vive ouvrit à Ayn Rand les portes du succès. Le roman se vendit si bien (« Une centaine de milliers de copies de The Fountainhead serait vendue dans la seule année 1945 », p.155) qu’il l’a rendit définitivement riche du jour au lendemain. Mais dans le même temps, les amphétamines qu’elle avait commencé à prendre en 1942 pour tenir les délais fixés par son éditeur allait la rendre durablement dépendante. D’après Heller : « Avec le temps ou en fortes doses, [les amphétamines] peuvent mener à des variations d’humeurs, de l’irritabilité, des accès émotionnels incontrôlés, une détérioration du jugement et de la paranoïa, toutes choses dont Rand était susceptible même sans assistance chimique. » (p.146). De fait, dans ses relations privées, Rand rompit brutalement avec ses fréquentations à d’innombrables reprises dans sa vie, avec des prétextes parfois très légers. Elle manquait nettement de patience vis-à-vis de ses contradicteurs, essayait de contrôler son entourage, explosait parfois dans des accès de frustrations. On serait tenté de dire qu’elle s’écroulait périodiquement sous le poids de son génie, un peu à la façon de ce qui est arrivé à Nietzsche à la fin de sa vie.
Son roman lui avait conféré une célébrité nationale et une cohorte d’admirateurs s’installa autour d’elle, parmi lesquels on peut citer le fondateur du courant libertarien Murray Rothbard (qui rompra plus tard avec Rand), l’économiste de l’École Autrichienne [R8] George Reisman, ou encore Alan Greenspan. C’est en 1950 qu’elle rencontra un jeune étudiant alors âgé de dix-neuf ans, qui lui avait écrit son admiration de La Source vive. Il s’appelait Nathan Blumenthal (et se renommerait peu après Nathaniel Branden) et allait avoir une importance considérable dans la vie de Rand.

Nathaniel Branden, récemment marié à une jeune femme nommée Barbara Branden, allait d’abord devenir le protégé de Rand (son « héritier intellectuel »), le leader d’un mouvement d’opinion diffusant la philosophie de Rand (l’Objectivisme), puis l’amant de Ayn Rand pendant une période de dix-huit ans. Le couple Rand – O’Connor s’était en effet essoufflé, Rand reprochant à son époux sa passivité physique et intellectuelle. Cette liaison, connue des deux couples, allait causer leur malheur à tous les quatre. En effet, Franck O’Connor allait sombrer dans le repli sur soi et l’alcoolisme ; Nathaniel Branden tromperait Rand (et sa propre épouse) avec une autre femme (Patricia) lorsque le charisme de Ayn cesserait de lui faire supporter leur différence d’âge ; et Ayn Rand rompra violemment avec les époux Branden lorsqu’elle découvrira l’ « infidélité » de son amant, en 1968.

C’est en 1957, au terme de treize ans d’écriture, que la romancière Rand parvient à son chef d’œuvre, Atlas Shrugged (en français, La Grève). Il condense les thèmes romanesques randiens tout en constituant un très bon exposé de sa philosophie générale, qu’elle résumait elle-même ainsi : « Metaphysics: Existence exists; Epistemology: Reason; Ethics: Egoism; Politics: Capitalism; Aesthetics: Romantic Realism. ». Sa défense de l’individualisme, du capitalisme et de la Raison lui vaudra aussi bien les foudres de la gauche (dont elle dénonce l’étatisme et le collectivisme) que celles des conservateurs américains (Rand s’opposant à la guerre du Vietnam comme acte d’agression dépassant le rôle de l’Etat comme simple garant des droits individuels ; défendant le droit à l’avortement ; niant l’existence de Dieu, etc.).
Cette philosophie « objectiviste » (c’est-à-dire affirmant l’existence de la réalité indépendamment du sujet qui l’a perçoit), sera au fil des ans développée dans de nombreuses conférences publiques et divers essais (parmi lesquels : For the New Intellectual, 1961 ; Capitalism: The Unknown Ideal, 1966 ; Introduction to Objectivist Epistemology, 1979, Philosophy: Who Needs It, 1982).

Franck O’Connor décéda en novembre 1979 et Ayn Rand en mars 1982.
Conclusion :

Personne ne songerait à élever l’existence mouvementée de Ayn Rand au rang de modèle à suivre. Le caractère intransigeant de sa personne et le fonctionnement sectaire de ses successeurs désignés incitent à une méfiance légitime, tout comme ces jugements parfois un peu court vis-à-vis de la tradition philosophique [R9].
Néanmoins, les turpitudes de la vie romanesque de Rand ne constituent pas le commencement d’une critique honnête de son système philosophique [R10]. Il est sidérant de voir classer une ardente individualiste ayant passée sa vie à défendre les droits inaliénables de l’individu contre les empiétements du collectif ou les abus de l’Etat comme une « fasciste », une « social-darwiniste » ou pire encore.

Mais la médiocrité et la malhonnêteté intellectuelle ne se limitent pas une association avec les extrêmes qu’aucune preuve ne vient corroborer. Nous l’avons vu, certains récusent tout simplement à Ayn Rand la dignité de philosophe.

C’est une hostilité étrange, que l’on hésite à expliquer par la haine nue ou par une ignorance crasse de son œuvre. Lorsque Rand prend position dans la Querelle des Universaux ou traite de la formation des concepts (dans son Introduction à l’Épistémologie Objectiviste), elle s’occupe précisément d’épistémologie et de théorie de la connaissance. Lorsqu’elle traite des premiers principes de la réalité, de la nature humaine ou du problème du meilleur régime politique, elle fait bel et bien de la métaphysique et de la philosophie politique. Tout au plus peut-on discuter de la valeur de ses thèses philosophiques, afin de déterminer si Rand mérite (ou non) d’être considérée comme une philosophe de premier plan. Mais il est tout simplement absurde de nier que son activité soit autre chose que de la philosophie. Et sans doute de si insensées négations ne peuvent-elles être que le produit d’esprits dont la seule idée consiste à n’en avoir aucune.
[Remarque 1] : Bien entendu, aucun de ces termes, à l’exception de ceux de pillards et de parasites, ne figurent sous la plume de Rand. La calomnie est si grossière qu’on a peine à croire que Mme Morgan soit, sur le papier, la plus cultivée des pourfendeurs de l’objectivisme.

[Remarque 2] : « Ayn Rand est une manifestation un peu folklorique et pas vraiment passionnante sur le plan littéraire […] d’un courant intellectuel qui a produit des auteurs bien plus pertinents et des analyses plus fines que celles qui sont proposées dans La Grève. » -Des idiots, Kill the poor, 6 novembre 2012.
[Remarque 3] : Mais à ce compte-là, comment justifie-t-on l’étude surabondante de Karl Marx (parmi d’autres), qui va jusqu’à la publication en français de sa correspondance amoureuse ou de ses poèmes de jeunesse ?

[Remarque 4] : Ce type de clichés antisémites devint également de plus en plus fréquents en Allemagne à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle. Sur ce sujet, voir George L. Mosse, Les Racines intellectuelles du Troisième Reich. La Crise de l'idéologie allemande, Calmann-Lévy, 2006, 511 pages ; ainsi que Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme - Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2002, 1624 pages.
[Remarque 5] : Elle aimait particulière la finesse psychologique de Fiodor Dostoïevski, et mettait au-dessus de tout Victor Hugo, « le plus grand romancier de la littérature mondiale » selon les termes de Rand.

[Remarque 6] : Notons que les quotas d’immigration aux USA étaient soutenus par les syndicats, hostiles à la concurrence causée par l’arrivée de main d’œuvre étrangère. Céline ricane sur ce thème dans Bagatelles pour un massacre.
[Remarque 7] : On ne le dira jamais assez, le terme américain de « liberal » n’a rien à voir avec le terme français « libéral ». Dans l’Amérique de l’après Seconde Guerre Mondiale, le maccarthysme et l’anticommunisme allait pousser un nombre conséquent d’intellectuels de la gauche américains à se définir comme « liberal », subvertissant le nom d’une tradition politique bien différente. L’équivalent européen du terme « liberal » est donc « social-démocrate » ou « socialiste non-communiste ».

[Remarque 8] : Rand connaissait d’ailleurs l’Économie de l’École Autrichienne et avait rencontré Ludwig von Mises, mais critiquait son rejet de la défense des droits naturels  et sa mise en avant de l'utilitarisme comme argument pour promouvoir le capitalisme de laissez-faire.
[Remarque 9] : Rand décrivait ainsi Platon comme « le père du communisme » et Kant comme « le destructeur en chef du monde moderne ». Voir à ce propos la préface d’Alain Laurent à la traduction française de The Virtue of Selfishness : « D’une certaine manière, Ayn Rand se révèle formellement bien proche de Kant, elle qui a toujours trop légèrement vilipendé ce dernier sans l’avoir visiblement jamais lu de près ni bien interprété. »

[Remarque 10] : On pourrait d’ailleurs renverser le problème et suggérer, non pas que le système de Rand explique les aspects autodestructeurs de sa vie privée, mais qu’au contraire, elle n’a pas toujours été à la hauteur de sa doctrine (ce qui est du reste bien humain, comme l’admettait Sénèque de ses pairs les stoïciens). En effet, qu’est-ce que la jalousie sinon un défaut venu d’un manque d’individualisme, d'estime de soi et d’indépendance ? (« On devient jaloux quand on développe des sentiments trop forts à l’égard d’une autre personne, quand on est tributaire d’elle, quand on s’imagine que l’on a tout à perdre en ne voyant plus cet être » -La fille aux cheveux noirs).

4 commentaires:

  1. Ma foi, voilà un article passionné, plein d’empathie, et je l’ai lu de la première à la dernière ligne avec beaucoup d’intérêt. Il est vrai qu’il y a quelque chose de très vivifiant, de très stimulant, dans la figure de cette jeune juive russe, éprise de liberté, prête à surmonter les préjugés les plus profondément enracinés pour réaliser son idéal d’affranchissement individuel. Vous traitez le sujet dans toutes ses facettes, et les éclairages sur sa vie privée et ses comportements parfois auto-destructeurs rendent bien compte de la complexité de cette personnalité.

    Je ne savais pas qu’Ayn Rand était aussi romancière. J’ai regardé sur Amazon, et il semble que ses œuvres ne soient pas très largement répandues en français, on les trouve chez des éditeurs un peu confidentiels, à un prix élevé. Je ne suis pas qualifié pour juger de sa valeur sur le plan philosophique ; disons, d’après ce que j’en ai lu notamment sur Wikipédia, que je serais plutôt d’une école opposée à la sienne : je suis davantage du côté de Platon et de Kant que d’Aristote et de Nietzsche.

    Le relevé que vous faites des attaques extrêmement violentes, carrément injurieuses même, dont elle fait l’objet, est vraiment édifiant. Vous avancez quelques hypothèses. Je vais en risquer une. Ce que l’on respecte le plus, chez un autre être humain, c’est, quoi qu’en dise Nietzsche, sa bonté. Le nom de Mère Teresa, par exemple, est à l’abri de toute critique, et cela me semble parfaitement légitime. Dès lors, il est inévitable qu’une pensée qui prône la « Vertu d’égoïsme », si elle peut être extrêmement stimulante sur le plan intellectuel (comme celle de Nietzsche), peut également susciter un rejet assez instinctif. Je ne connais pas assez l’œuvre d’Ayn Rand pour juger si ce rejet est justifié ou pas. Si c’est une pensée exigeante et solidement étayée, parfait ; si c’est de la sécheresse de cœur et de la complaisance dans l’invective, alors il ne faut pas s’étonner du retour de bâton…

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  3. L’objectivisme d’Ayn Rand inspire le cinéma : en furetant sur le web je suis tombé sur la critique du film Tomorrowland, dont l’apologie de l’individualisme et de la liberté serait directement issue des théories de la célèbre philosophe.

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  4. Le héros de "La Grève" (Atlas Shrugged) John Galt, peut être considéré finalement comme un asocial puisqu'il refuse de jouer le jeu, et qu'il sort de la société.
    Mais "La société ne vit que d'illusions. Toute société est une sorte de rêve collectif " disait Paul Valery.
    Oui, ce qui cimente une société, ce sont des croyances, des mythes, des rêves, des illusions, des malentendus. (Je parle surtout des gens ordinaires.) Et pour Ayn Rand, l'illusion, c'est d'abord l'altruisme collectiviste.
    On devrait donc, comme Rand, en conclure que dire ce qui est vrai, est destructeur pour la société et vous en exclut d'emblée.
    C'est d'ailleurs aussi le sort de l'architecte de "Fountainhead".
    jean-louis

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