Louis Philippe Crépin, Bataille navale pour les îles de Loz,
[opposant la frégate française l'Aréthuse
à une frégate anglaise], 7 février 1813
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Carl Schmitt, on l’a vu, envisageait l’histoire
mondiale comme « l’histoire de la
lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des
puissances continentales contre les puissances maritimes ».
Il peut dès lors être
intéressant de se demander quelle est la situation de la France dans une telle
histoire. Le caractère maritime de notre pays, souvent oublié ou négligé, est en
même temps un enjeu de la compréhension de notre passé, et de la détermination
de notre présent et notre avenir.
Durant la campagne
présidentielle en cours, c’est Jean-Luc Mélenchon qui a le plus volontiers
parlé de « l’entrée en mer de la
France et de l’Humanité ». Mais son élimination de la compétition
électorale n’a –et l’on peut s’en réjouir- pas fait totalement disparaître
cette problématique de la campagne.
Le programme du candidat
Emmanuel Macron propose ainsi un volet « Mer », affirmant notamment
vouloir soutenir le « développement
des énergies marines renouvelables afin d’atteindre les objectifs fixés par la
loi de transition énergétique et de construire une filière industrielle
française ». Son volet programmatique « Outre-Mer » annonce un
plan d’un milliard d’euros sur 5 ans pour la France ultramarine, afin de « renforcer l’attractivité de nos territoires
: il faut rattraper les retards dans l’assainissement, la desserte en eau
potable, la gestion des déchets, lutter contre la congestion dans l’accès aux
grandes villes ou contre l’éloignement pour améliorer la vie quotidienne des
habitants, attirer les investisseurs et dynamiser le tourisme ». Il
défend encore l’idée que « l'accès
aux métiers de la sphère régalienne doit être facilité malgré la discontinuité
territoriale avec l'Hexagone ».
Le programme de la
candidate du Front national comporte pour sa part un feuillet de douze pages
consacrés à la France d’Outre-Mer. On peut y lire que « L’Outre-Mer fait partie intégrante de la France,
de son territoire, de son patrimoine, de son histoire, de son peuple ».
A propos de la personnalité de Madame Le Pen, il nous est dit que « ses origines bretonnes […] la prédisposent à
regarder vers le large ». Pour le Front National, « la France doit affirmer davantage sa
dimension maritime dans laquelle se joue son avenir de puissance économique et
politique ». Au niveau gouvernemental, il s’agit par exemple d’instituer
« un ministre de l’Outre-Mer et de
la Mer qui aura rang de ministre d’Etat ». Le programme du Front
national implique également « une
augmentation des effectifs de la Police aux Frontières (PAF) (évaluée à +50% en
Guyane, +100% à Mayotte) », « l’augmentation
des places de prison pour lutter contre l’explosion de la délinquance et de la
criminalité (Mayotte en particulier, mais aussi la Guadeloupe, Saint-Martin, la
Polynésie et la Nouvelle-Calédonie) », ou encore favoriser l’essor d’un
secteur économique du tourisme « haut
de gamme ». Le document se termine sur ce jeu de mot que chacun
appréciera : « La France a eu
tant de présidents de la République « terriens » qu’elle pourrait faire demain
le choix d’une présidente « Marine ». »
La pertinence de semblables
programmes ne pouvant s’apprécier que par la bonne connaissance de leur objet,
il convient de s’intéresser à la relation entre les Français et la mer durant
la longue durée. C’est le sens de ces quelques notes sur l’ouvrage dirigé par
Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron, Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle (Fayard,
2005, 902 pages).
« L’engouement pour les sports nautiques et la
participation brillante des navigateurs français aux courses transatlantiques
n’effacent pas pour autant une histoire navale où les défaites cuisantes subies
essentiellement contre l’Angleterre le disputent aux comportements d’une marine
militaire qui s’est quand même sabordée deux fois (en 1707 et en 1942) et
toujours à Toulon. » (p.10)
« Prégnance de l’idée selon laquelle la France
ne pourrait avoir de vocation que terrienne. » (p.10)
« L’espace qui s’apparente progressivement à
notre pays doit sa lente constitution à une série d’opérations diplomatiques,
matrimoniales, militaires, parfois entremêlées, qui, à partir du très
continental domaine royal des Capétiens, se développa aussi en direction des
rivages marins. C’est au XIIIème siècle que se place le premier grand mouvement
d’expansion du « centre » vers des périphéries maritimes encore très
lointaines. D’abord vers le septentrion avec le comté d’Eu puis le Ponthieu, la
Normandie et le Poitou ensuite après force vicissitudes, vers le Levant enfin.
Les annexions provençale ou bretonne aux XVème et XVIème siècles achèvent
l’essentiel de la configuration littorale de la France. La lutte pour la
possession de Calais au XIVème siècle, l’occupation des ports flamands et
hollandais pendant la Révolution et l’Empire, l’achat de Dunkerque (1662) ou la
Corse (1768), l’annexion du comté de Nice (1860), sont autant de jalons
ponctuels successifs mais révélateurs du rôle et de l’intérêt des autorités de
l’Etat royal, impérial ou républicain pour l’ouverture océane. Peu à peu
associés au mouvement du mercantilisme, le soutien à l’activité économique et
le contrôle des domaines côtiers furent longtemps tenus pour indispensables à
l’affermissement du pouvoir politique. Si, par exemple, les fondations de
villes nouvelles, entre la création d’Aigues-Mortes (1241) sous Louis IX et
celle de Port-la-Nouvelle dans les années 1960, répondent à des objectifs bien
différents, elles procèdent toujours du même phénomène : l’interventionnisme
du pouvoir régalien sur le littoral.
Enfin,
c’est aussi dès le XIIIème siècle que ces espaces côtiers servirent de base de
départ à une expansion maritime dont les ressorts spirituels, politiques ou
économiques, font de l’Etat l’acteur essentiel, et parfois, le principal
bénéficiaire. On voit ainsi que c’est l’organisation et la validité du couple
Etat-France qui, à partir des derniers Capétiens directs, par son tropisme
maritime, animent pour une grande part cette relation entre un pays en voie de
constitution et un espace naturel dont l’exploitation paraît ne pas avoir de
limites. » (p.11-12)
« Une connaissance fine de la richesse et de
la diversité des usages qui ont été faits de la mer et des littoraux, alliée à
la mise en évidence des strates de représentations du maritime qui se sont
conjointement construites au cours du temps long, doit permettre de mieux
comprendre l’ambiguïté des attitudes actuelles face au maritime et,
éventuellement, de les dépasser. » (p.12)
« Il faut se méfier de tout déterminisme
naturel simpliste […] la longueur importante d’une côte n’implique pas
forcément une grande nation maritime. » (p.12)
« Le cadre géographique des faits humains,
tout comme le cadre historique bâti par les hommes, est une donnée explicative
incontournable. » (p.13)
« La façade septentrionale donne
essentiellement sur la Manche, mer étroite et peu profonde dont les fonds
inclinés en pente douce d’est en ouest sont constitués par une plate-forme
accidentée. Dans sa partie est, des bancs de sable parallèles à la côte gênent
la circulation maritime, dans le Pas-de-Calais notamment, bouchent les ports,
comblent les estuaires. Dans sa partie ouest, du Cotentin à l’île d’Ouessant,
cette plate-forme présente une succession de fosses et de hauts fonds rocheux.
L’originalité majeure de cette zone maritime est de former une sorte
d’entonnoir, rétréci au niveau du Pas-de-Calais, par lequel les eaux entrent
dans la Mer du Nord ou au contraire se déversent en Manche, au rythme des
marées. […] Les courants marins y sont violents […] Agitée en toute saison,
soumise à de forts vents ou à des tempêtes à dominante d’ouest ou de noroît, la
Manche est une mer dangereuse d’autant que la brume peut y survenir à n’importe
quel moment.
Les
conditions naturelles ne favorisent donc ni la navigation ni l’établissement de
ports et, pourtant, cette mer est de longue date une mer très fréquentée et ses
littoraux, particulièrement industrieux et densément peuplés. »
(p.17)
« Mer sans marée, limpide, d’une salinité élevée,
la Méditerranée se comporte comme un réservoir de chaleur. En profondeur ses
eaux ont une température constante de 13 degrés. En surface la température
s’élève jusqu’à 23 degrés l’été. A la douceur de l’eau s’ajoutent la douceur de
l’air en hivers, la chaleur en été, une faible pluviosité et un ensoleillement
exceptionnel. Bien que le mistral et la tramontane donnent parfois des tempêtes
courtes mais violentes et que les pluies d’automne et de printemps soient la
cause d’une intense érosion, une telle côte est favorable à la navigation et
surtout au tourisme. […] la Méditerranée confère une tonalité lumineuse, à la
fois climatique et culturelle, à cette façade maritime française du Levant. »
(p.20)
« Le contact précis entre la terre et la mer
est toujours difficile à mesurer, délicat à dessiner, voire insaisissable. »
(p.21)
« Face à la mer, l’homme se sent doté d’une
puissance prométhéenne. Il cherche à se surpasser en tentant d’opposer à
l’océan sa loi, sa force et sa raison. » (p.22)
« Les grands ouvrages de défense conçus par
Vauban, les grandes réalisations portuaires du XVIIIème siècle, l’édification
au siècle suivant de grand phares à terre et surtout en mer, ont emporté, dès
leur réalisation, l’admiration d’un large public car, au-delà de leur fonction
particulière, ces constructions ont été d’emblée reconnues comme l’expression
du pouvoir des hommes sur la nature. » (p.23)
« A contrario […] A partir du XVIIIème siècle
puis à la suite des romantiques, la mer et le rivage, à l’instar de la
montagne, sont magnifiés comme milieux de contact privilégié avec l’illimité,
de ressourcement personnel auprès d’une nature que les hommes n’ont pas encore
réussi à domestiquer. » (p.23)
« La France maritime n’est pas que
métropolitaine. Loin s’en faut. Elle dispose d’une quatrième façade maritime
située au-delà des mers dont les littoraux totalisent 1460 kilomètres, soit une
longueur linéaire à peine inférieure à celle de la façade méditerranéenne. Ce
qui place la France à l’échelle de l’espace mondial.
La France maritime est
une France de tous les océans
puisque les possessions françaises actuelles d’outre-mer, héritées de la
période coloniale, les DOM-TOM, sont répartis dans les trois grands océans du
monde : océan Atlantique (l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, la
Guadeloupe et ses dépendances, la Martinique), océan Pacifique
(Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna, Polynésie française, Clipperton), océan
Indien (la Réunion, Mayotte, îles Éparses et TAAF – Kerguelen, Crozet,
Saint-Paul, Amsterdam), et en Antarctique (terre Adélie). L’ensemble totalise une surface à peu près égale à celle de la France
métropolitaine, 559 383 km2.
De
surcroît, cette France de tous les océans est aussi une France insulaire, à
l’exception des deux espaces continentaux que sont la terre Adélie et la
Guyane. Ainsi la surface totale de la mer territoriale française (douze milles
au-delà des côtes) qui comprend à la fois eaux, fonds, sous-sol et même espace
aérien, et sur laquelle l’Etat français est totalement souverain, est
considérablement agrandie, puisque chaque île apporte une surface de
souveraineté maritime importante. Enfin, la zone économique exclusive (deux
cents milles au-delà des côtes) sur laquelle l’Etat dispose de droits
souverains pour la mise en valeur, la recherche scientifique et la préservation
des milieux marins est, à cause des DOM-TOM, véritablement dilatée. Les
chiffres parlent d’eux-mêmes. La France
métropolitaine totalise 260 290 km2 de zone économique exclusive, les
DOM-TOM en apportent 10 796 340, soit quarante fois plus. Au total,
le domaine maritime français, avec onze millions de km2 de surface, est le
troisième du monde après ceux des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Cet
énorme avantage, parfois contesté dans le domaine des pêches, confère
physiquement à la France une envergure maritime mondiale, ce dont les
acteurs institutionnels et l’opinion publique nationale ne sont pas réellement
conscients. » (p.27)
-Alain Cabantous, André
Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les
Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902
pages.
« En regardant brûler sa flotte dans le port
de Damme, en 1213, Philippe Auguste constate, tristement : « Les
Français connaissent mal les voies de la mer ». Philippe de Commynes lui fait écho dans ses Mémoires, sous la forme de bilan du règne de Louis
XI (1461-1483) : « Le roi n’entendait pas le fait de la mer, et
ceux à qui il donnait autorité y entendaient encore moins. » (p.37)
« Louis IX cherche à établir réellement un
port sur la Méditerranée capable de permettre à ses flottes de rallier la Terre
sainte et de le rendre indépendant de Venise, Gênes ou Marseille. »
(p.37)
« Si le roi Louis VII n’avait pas répudié en
1152 Aliénor (Éléonore) d’Aquitaine qu’il avait épousée en 1137, l’histoire
aurait été différente : Aliénor lui apportait en dot, qui était aussi son
héritage, la Guyenne, la Gascogne, le Périgord, la Saintonge, le Poitou, la
Marche, le Limousin, l’Angoumois, bref tout le littoral entre la Loire et
l’Adour. Elle se remaria un mois après avec Henri Plantagenêt, déjà duc de
Normandie et comte d’Anjou, et futur roi d’Angleterre, et ce fut le début de la
première guerre de Cent Ans (1152-1259). De l’ensemble Plantagenêt, le duché de
Normandie était l’élément le plus gênant pour le roi de France, car le plus
proche, le plus puissant, le plus riche. Le conflit porta surtout sur les
frontières orientales du duché, mais en 1193, profitant de l’absence de Richard
Cœur de Lion qui était à la croisade, Philippe Auguste se lança à sa conquête
–pour échouer devant Rouen. » (p.40 et 42)
« La croisade contre les Albigeois a permis au
roi de France d’acquérir en propre le littoral méditerranéen du Languedoc,
constitué principalement par les possessions de Raymond Roger Trencavel,
vicomte de Béziers et de Carcassonne. » (p.43)
« En 1246, Aigues-Mortes recevait [de Louis
IX] sa charte de franchises, en 1248 elle était devenue réalité quand le roi
s’embarqua pour l’Orient : la ville était munie de murailles et équipée
d’un port élargi. De plus, Aigues-Mortes possédait le droit d’étape, qui obligeait
tout navire trafiquant avec la France à passer d’abord par ce port. Rapidement
pourtant, les sables l’envahirent, le rendant peu pratique pour le commerce. »
(p.44)
« Une flotte se prépare sur le long
terme : il faut des matières premières pour la construire, de l’argent
pour la financer, du temps nécessaire pour former des hommes, officiers, marins
ou forçats, et encore pour l’armer, avant de pouvoir procéder à son lancement.
Tout cela exige un encadrement solide et un effort d’organisation continu. »
(p.57)
« Une frontière est d’abord une notion
militaire. Elle implique donc un personnel militaire ou assimilé, des
infrastructures de défense, les plus continues possibles, sur la limite
elle-même, ou bien, quand la chose est possible, en avant d’elle. Elle implique
aussi des procédures et des mécanismes de fermeture en cas d’urgence. Par
ailleurs, une frontière est un lieu de contrôle des passages, particulièrement
dans le domaine maritime. » (p.64)
« La France est, au cours des trois siècles de
la modernité, presque toujours en guerre sur mer. Contre les Turcs ou les
Barbaresques, les Espagnols ou les Italiens, depuis le Moyen Age, en
Méditerranée. Contre les Anglais, les Hollandais, et encore contre les
Espagnols du côté du Ponant. Les côtes de France sont un lieu de passage
presque obligé pour les Espagnols allant vers leurs terres italiennes ou vers
les Pays-Bas. Les ports et côtes de France sont aussi, du point de vue
militaire, des bases arrière d’importance pour toutes les opérations menées en Italie
en particulier et en Méditerranée en général. La proximité des côtes
d’Angleterre rend aussi très important le rôle militaire des côtes de la Manche
et de la mer du Nord. Les soutiens étrangers aux diverses factions en lutte
dans le royaume, qu’elles soient religieuses ou politiques, amènent par la mer
des intervenants de diverses natures. Calais, Boulogne, La Rochelle, les îles
du Ponant en ont fait souvent les frais. Les pirates, enfin, de toutes natures
et organisés de diverses façons, favorisent une sorte de continuum belliqueux
dans les périodes plus calmes. Financés par des privés ou par des Etats, ils
maintiennent jusqu’à la fin de la modernité la nécessité d’une défense côtière,
nécessité largement renouvelée pendant la période révolutionnaire et
impériale. » (p.64)
« Sébastien le Prestre, maréchal de Vauban,
est ingénieur du roi en 1655. D’abord considéré comme un expert de la prise des
places, il se spécialise dans la construction de fortification, après que le
roi lui eut confié celle de la citadelle de Lille en 1667. Il devient, de fait
puis de droit, commissaire général des fortifications, en 1677. Colbert le
consulte régulièrement, et suit ses conseils. De 1679 à 1707, Vauban parcourt
la France (180 000 kilomètres) en tous sens, se consacrant en particulier
aux fortifications côtières, qui ne sont pourtant pas sa priorité première. »
(p.66)
-Jacques Paviot &
Giulio Romero-Passerin, « Une mer, des terres », chapitre II in Alain
Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard,
2005, 902 pages, p.37-68.
« La Première Croisade (1096-1099), en
exportant la violence interne de l’Occident, avait montré la puissance
guerrière des Francs, ainsi dénommés parce qu’une grande partie des croisés
venaient du royaume de France. La Deuxième Croisade (1147-1148) créa un
précédent : pour la première fois, des souverains la dirigeaient
(l’empereur Conrad III et le roi de France Louis VII). Elle montra aussi
définitivement la supériorité de la route maritime sur la route terrestre
(Louis VII finissant son trajet par la voie maritime). » (p.70)
« Philippe Auguste souffrit du mal de mer. Il
demande à Richard de lui prêter cinq galères, bâtiments plus stables sur l’eau.
Ce dernier en offrit trois. De dépit, le roi de France les refusa. Cet incident
minime augurait mal de la suite et annonçait l’inimitié croissante entre
Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion. Passons sur ce qui a succédé, qui ne
nous intéresse plus vraiment : l’hivernage forcé par Richard en Sicile, le
départ précipité de Philippe Auguste de Terre sainte après la chute d’Acre
(notamment pour reprendre la lutte contre les Anglais en France, leur roi étant
absent), mais remarquons que cette expérience maritime n’eut aucune suite chez
Philippe Auguste qui ne montra pas grand intérêt pour la Méditerranée. »
(p.71)
« La guerre de Cent Ans empêcha de former de
nouveaux rêves de croisade, sauf sous Charles VI, lors de trêves. »
(p.74)
« La fin de la Guerre de Cent Ans en 1453,
puis l’écrasement des grands princes féodaux permirent le retour des rêves de
croisade sous Charles VIII. L’expédition d’Italie aurait dû se poursuivre avec
la conquête de Constantinople et la libération de Jérusalem, restitué au culte
chrétien. » (p.74)
« Bien que reprenant les rêves orientaux de
son prédécesseur, à la suite de sa descente en Italie à l’automne 1499, Louis
XII participa à des projets plus réalistes, en liaison avec Venise, contre les
Ottomans. » (p.74)
« Une nouvelle guerre entre François Ier et
Charles Quint mit un terme temporaire aux expéditions de découverte. Quand
Cartier reçut une nouvelle commission du roi, le 17 octobre 1540, ce ne fut pas
pour un voyage d’exploration, mais pour une entreprise de colonisation et le
roi nommait comme son lieutenant général dans ces terres de Canada, Hochelaga
et Saguenay, non pas le marin, mais son favori, Jean-François de La Roque de
Roberval. Tout de suite, les deux hommes ne s’entendirent pas. »
(p.81)
« La guerre de Sept ans ayant vu la défaite de
la marine française face à la marine anglaise et la perte des colonies
françaises en Amérique du Nord et en Inde… » (p.83)
« Le Moyen Age a […] ignoré la différence
entre navire de guerre et navire de commerce. Étaient utilisés pour la guerre
des navires de commerce aménagés. On a bien sûr construit des bâtiments
uniquement pour faire la guerre, mais il n’y avait pas de différence
fondamentale dans leur conception. C’est à la fin du XVème siècle que les
différences se font jour, notamment avec l’apparition des sabords pour les
pièces d’artillerie, sur les navires de haut-bord.
Le
bâtiment par excellence employé à la guerre durant la période médiévale a été
la galère (galée au Moyen Age). Elle était appréciée pour sa rapidité, sa
mobilité, son autonomie par rapport au vent, et les hommes d’armes embarqués
souffraient moins du mal de mer. » (p.91)
« L’ère des galères s’achève, avant même que
Louis XV, le 28 septembre 1748, prenne l’ordonnance qui les abolit. La vitesse,
la souplesse, l’autonomie des navires sans rames prennent le pas partout. »
(p.93)
« Richelieu, devenu grand-maître de la
navigation, propose au roi d’avoir toujours « 40 bons vaisseaux », en
Ponant, et 30 galères en Méditerranée, mesurant l’intérêt d’adapter les navires
aux différents espaces maritimes. Leur construction est à peine entamée que
déjà, en 1627, reprend la guerre contre les Huguenots (1627-1629) doublée d’un
nouveau conflit avec l’Angleterre. Lors de la prise de La Rochelle, en 1628, le
roi est cependant capable d’aligner une trentaine de vaisseaux, une dizaine
d’hirondelles et brûlots, 150 navires divers de petite taille, ainsi que 45
chaloupes.
Lorsqu’en
1635 la France s’investit directement dans la guerre de Trente Ans, elle
dispose de 35 vaisseaux de ligne, 12 navires de soutien, 24 galères, 3
frégates, 10 brûlots, 1 brigantin, 4 felouques, 1000 canons servis par
15 000 marins. Les hostilités commencent avec la prise des îles de Lérins
par les Espagnols en 1635. L’année suivante, Henry d’Escoubleau de Sourdis,
archevêque de Bordeaux nommé par le roi « chef des conseils du Roi en
l’armée navale », commande une flotte française qui attaque le royaume de
Naples et soutient la Catalogne et le Portugal révoltés contre la monarchie
espagnole. » (p.102)
-Jacques Paviot &
Giulio Romero-Passerin, « Quitter les Littoraux », chapitre III in
Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème –
XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.69-105.
« Source de richesse par la valorisation des
ressources minérales ou halieutiques qu’elle recèle, la mer n’était pas
simplement nourricière. Elle fut aussi, en France comme dans toute l’Europe
atlantique et méditerranéenne à partir du XIIIème siècle, un formidable facteur
de développement des échanges en tant que support de la navigation, permettant
la circulation d’embarcations ou navires de toutes tailles et l’acheminement
des denrées et produits les plus divers. » (p.177)
« Pour les communautés littorales mal
desservies par un médiocre réseau routier, le « chemin de la mer »
constituait le vecteur essentiel pour acheminer les denrées de première
nécessité, à commencer par les céréales que le terroir ne pouvait pas toujours
produire. Ce mode de transport participait aussi à la diffusion des ressources
du proche arrière-pays, de contrées maritimes voisines, et facilitait le
déplacement des hommes. » (p.181)
« L’envoi de vin de France vers les pays du
Nord-Ouest européen, sa circulation sur la façade même du royaume de France
représentent l’un des échanges « du quotidien » les plus importants
et les plus structurés des ports français de l’Atlantique. Le développement du
vignoble bordelais depuis le Moyen Age, en relation avec la commercialisation
de ses produits en Angleterre, reste exemplaire de ce point de vue. Ces trafics
obéissaient à des modes de fonctionnement parfaitement réglés : un
caractère saisonnier affirmé –la majorité des départs s’étalaient, après les
vendanges, sur quelques mois, d’octobre à mars- et des destinations
privilégiées qui se modifièrent cependant au cours du temps. Si Londres absorba
toujours, du début du XVIème siècle aux années 1630, entre le tiers et la
moitié des vins français importés en Angleterre, les ports situés plus au nord
prirent plus d’importance après 1600. Aux Pays-Bas, où les vins français,
surtout les vins d’Aunis, dominaient (60% du total commercialisé à Anvers, dans
la première moitié du XVIème siècle), le petit port zélandais d’Arnemuiden fut
la principale destination de ces vins, avant d’être supplanté par Middelbourg
dans les années 1560 et les ports hollandais un siècle plus tard. »
(p.186)
« Leur statut d’aliment de base des
populations, dont la pénurie pouvait assez vite engendrer des situations
sociales explosives, avait très tôt placé le commerce des grains au cœur de
l’alternative entre protection et libre-échange. » (p.190)
« Attesté, dès les origines de la cité, le
trafic des huiles d’olive connaît une extraordinaire vitalité à Marseille au
XVIIIème siècle.
Indispensable
aux préparations culinaires des sociétés méditerranéennes, l’huile d’olive
n’est cependant pas seulement vouée à l’alimentation. Elle constitue un combustible
pour l’éclairage, entre dans la pharmacopée et sert dans l’industrie textile
pour la préparation des lainages. Néanmoins, à partir de la fin du XVIIème
siècle, elle se trouve massivement absorbée par les savonneries. En effet, s’
« il n’est de savon que de Marseille », le maintien de la qualité de
ce « produit-phare » exige, à partir de la réglementation de 1688,
l’usage d’huiles d’olives pures pour sa fabrication. S’opère alors le passage
du stade de la fabrication artisanale, propre à satisfaire les besoins locaux,
à celui d’une production destinée à l’exportation. Dans une certaine mesure,
les savonneries, avec d’autres fabriques locales, jusque-là sous l’emprise du
négoce, tendent à devenir, à partir du début du XVIIIème siècle, les soutiens
et les instruments de l’activité commerciale. » (p.195)
« En mars 1669, un an après l’ouverture des
nouvelles infirmeries, Colbert, désireux de renforcer le trafic français avec
les ports du Levant, fit signer par le roi un édit d’affranchissement du port
de Marseille, qui supprimait la plupart des taxes frappant, à l’entrée, les
navires et les marchandises déchargées. Cependant, un port franc pur et simple,
à l’image de Livourne, eût été la ruine de l’armement marseillais et du
commerce des Échelles […]. Aussi l’édit fût-il aussitôt vidé de son contenu,
sous l’action de la chambre de commerce. Les gens du négoce obtinrent en effet
que soit imposée une taxe de 20% ad valorem sur les marchandises en provenance
du Levant et de Barbarie, sans tenir compte de la nationalité de leur
propriétaire, dès lors qu’elles étaient transportées par un bâtiment étranger
ou qu’elles n’avaient pas été chargées dans leurs ports d’origine ; seules
étaient exemptes les denrées venues directement des Échelles à Marseille ou
Rouen dans des navires français. L’objectif de ce droit d’entrée était
clair : paralyser le trafic étranger, favoriser le négoce français en
droiture au détriment des entrepôts italiens comme Livourne, protéger
l’armement national, encourager les constructions navales, et sauvegarder la
position acquise par la France dans l’Empire ottoman depuis les premières capitulations
[…] Bref, la formule de 1786, « laissez-nous faire et protégez-nous
beaucoup ! », était déjà sur toutes les lèvres des négociants. »
(p.214)
« Malgré la volonté de Colbert, l’Etat ne
parvint pas à contrôler ces échanges par des compagnies de commerce. La
Compagnie du Levant comme la Compagnie de la Méditerranée échouèrent dans leurs
tentatives, à la suite de mauvaises gestions, de malversations et de
l’hostilité des négociants. » (p.215)
« En « droiture », simple
aller-retour, les bâtiments empruntaient des routes maritimes plutôt
régulières. Au départ de Marseille, on suivait la côté italienne jusqu’à la
Sicile, puis on traversait la mer Ionienne en direction de la Morée, où les
routes se divisaient en trois branches. Au nord, on rejoignait l’Archipel
(Cyclades), puis Smyrne ou Constantinople ; au sud, on longeait la Crète,
et par Rhodes on atteignait Chypre, la côte syrienne et l’Égypte ; une
dernière voie liait directement la Crète à Alexandrie. Ces traversées, de 18 à
35 jours à l’aller en moyenne pour atteindre Smyrne, Alexandrie ou Constantinople,
et de 22 à 42 jours pour effectuer les retours (en charge), variaient selon les
événements de mer (vents, avaries, forbans). Ces durées s’allongeaient lors des
conflits au cours desquels l’Etat organisait la protection des voyages par des
convois avec regroupement des bâtiments au départ, puis à Malte ou/et à Chypre.
Cependant, nombre d’armateurs se montraient réticents à se placer sous
l’escorte payante des bâtiments de guerre, car la lenteur des convois et les
arrivées groupées favorisaient la chute des prix […]. Pour d’aucuns, qui
considéraient la vitesse de leur bâtiment, supérieure à celle des vaisseaux
concurrents, comme la meilleure des sécurités, le moyen le plus efficace était
la dérobade. » (p.217)
« Les premières formes de trafics
transatlantiques français autonomes s’effectuèrent en direction de l’Amérique
du Nord, mais avec un contenu économique relativement frustre, relevant de
l’extraction/exploitation brute de ressources naturelles, vivantes en
l’occurrence : la morue et la fourrure des animaux sauvages.
La
première modalité mise en place, on l’a vu dès le début du XVIème siècle, fut
l’exploitation de l’immense gisement de ressources halieutiques repéré autour
de Terre-Neuve avec le développement par les Basques, les Bretons et les
Normands, aux côtés d’autres Européens (Portugais et Anglais), de la grande
pêche morutière. Exploitation intense et destinée à durer. Cette activité
morutière engendrait chaque année de très importants mouvements de navires des
ports atlantiques vers les eaux nord-américaines : 386 navires,
45 000 tonneaux, plus de 10 000 hommes embarqués en 1788 […], et, au
retour, des flux massifs d’expédition de morue, tant vers la façade atlantique
que vers la Méditerranée et le marché marseillais. »
(p.222)
« Implantation territoriale durable des
Français dans l’hémisphère américain au cours du XVIIème siècle, avec comme
étape essentielle l’installation dans la zone tropicale, dans l’espace
caraïbe : dans les Petites Antilles dès le second quart du XVIIème siècle
(Saint-Christophe en 162, Martinique et Guadeloupe en 1635), puis dans la
partie ouest d’une Grande Antille (Saint-Domingue, entre 1640-50 et 1697, date
de reconnaissance officielle de la souveraineté française par l’Espagne) avec
des prolongements fragiles sur le continent, au sud en Guyane, et au nord,
après 1700, sur le delta du Mississippi, noyau de la Louisiane.
Même
s’il portait sur des espaces limités et des effectifs humains initialement
faibles (30 000 âmes vers 1650, 50 000 vers 1687), ce véritable
processus de colonisation avec saisie, défrichement et mise en valeur du sol,
constituait la condition préalable à l’émergence d’une économie
« coloniale » productrice de denrées tropicales, destinées aux marchés
européens, autour de laquelle allaient se mettre en place à travers
l’Atlantique des flux maritimes et commerciaux complexes et de plus en plus
massifs, du milieu du XVIIe à la fin du XVIIIème siècle. »
(p.224)
« Dans une première phase, couvrant grosso
modo la période 1625-1675, la mise en valeur initiale des Iles et la première
forme d’économie coloniale furent fondées sur la production de plantes
d’origine américaine –le tabac, le cacao, puis l’indigo- s’effectuant dans le
cadre d’exploitation petites ou moyennes exigeant peu de capitaux et une main
d’œuvre encore limitée -4 à 5 hommes pour une « place à tabac », 10 à
20 pour une « habitation » d’indigo. Celle-ci, dans cette première
phase, était composée principalement de travailleurs blancs, venus de métropole
aux côtés des « colons » proprement dits, les « engagés »,
ainsi recrutés selon un système de contrats de trois ans institutionnalisé en
1626, qui les plaçait, fut-ce temporairement, dans une situation de
quasi-travail forcé, modulé cependant par l’espoir ténu de pouvoir s’installer
à leur compte avec leur pécule accumulé (payé en nature, en tabac jusqu’en
1660) au terme de leur contrat.
Ce
sont sans doute plus de 30 000 engagés […] qui furent ainsi recrutés au
XVIIème siècle dans les milieux populaires de l’ouest de la France (zones
rurales du pays de Caux ou du Poitou, petites villes de l’axe ligérien), à
partir des ports de Haute-Normandie (Dieppe, Le Havre, 3600 de 1627 à 1715,
Honfleur), de Nantes (5918 de 1636 à 1732), La Rochelle (6100 de 1638 à 1715),
et acheminés vers les Iles –Saint-Christophe d’abord, puis Guadeloupe et
Martinique après 1635, Saint-Domingue après 1650- par une navigation « en
droiture » qui fournissait ainsi tous les facteurs de production
nécessaire au démarrage de l’économie coloniale antillaise. Du moins avant que
le système ne se grippe, et que ne se tarisse ce recrutement, malgré le relais
apporté par la législation royale, qui, de 1698 à 1774, essaya d’imposer aux
armateurs le transport d’un nombre minimum d’ « engagés », pour des
raisons plus politiques qu’économiques. » (p.226)
« Recours systématique, dans l’économie de
plantation, à la main d’œuvre servile noire, jugée mieux adaptée au climat,
plus malléable et moins coûteuse que les « enragées » d’origine
européenne, supplantés et évincés entre 1660 et 1690. » (p.228)
« L’Etat colbertiste entendait bien, en toute
logique mercantiliste, réserver cet approvisionnement vital, et a priori
profitable, aux intérêts métropolitains. Il le fit tout d’abord sous la forme
d’un monopole conféré à des compagnes privilégiées (Compagnie des Indes
occidentales en 1664-1773, Compagnie du Sénégal en 1673 et Compagnie de Guinée
en 1684, et pour un temps la Compagnie des Indes de Law en 1723-1725), qui, mal
gérées, se révélèrent incapables de satisfaire la demande en forte croissance
des planteurs. » (p.230)
« Au total, la traite négrière française, qui
multiplia ses armements par quatre au cours du XVIIIème siècle –de 24 navires
par an vers 1712-1721 à 52 en 1748-55, pour dépasser la centaine dans les
années 1783-1792- intensifia ses livraisons de captifs de 7500 par an, au début
du XVIIIème siècle à plus de 20 000 après 1740, pour atteindre les
40 000 à la fin des années 1780. Les 3361 armements négriers français
recensés au XVIIIème siècle […] fournirent plus de 1 300 000 esclaves,
situant ainsi la France au 3ème rang des nations
« négrières », après le Portugal et l’Angleterre. » (p.232)
« Force est pourtant de constater le caractère
tardif de la mise en place d’une liaison maritime et commerciale régulière
entre la France et l’Asie, que l’on peut dater du dernier tiers du XVIIème
siècle, avec comme points de repères les deux dates symboliques de 1664
–création de la Compagnie des Indes orientales par Colbert-, et 1674 –fondation
du comptoir de Pondichéry, principale base territoriale durable de la puissance
française en Inde. Et il faudra attendre le voyage de l’Amphitrite en 1698-1700
pour que se noue la première liaison maritime entre la France et l’Empire
chinois.
C’était,
observons-le, près de deux siècles après l’irruption des Portugais dans l’océan
Indien (1498) et trois quarts de siècle après celle des Hollandais et des
Anglais. » (p.234)
« Une « Compagnie », c’est-à-dire,
comme partout en Europe, un être hybride, mi-public, mi-privé. Créée par acte
public du pouvoir royal, la Compagnie [française des Indes orientales] recevait
de celui-ci un ensemble de « privilèges », c’est-à-dire au premier
chef un monopole sur l’ensemble des relations maritimes et commerciales entre
la France et l’Asie, et aussi, par délégation, des droits de souveraineté sur
les mers et possessions territoriales conquises « à l’est du Cap »,
avec droit d’usage légitime de la force des armes. » (p.235)
-Jacques Bottin,
Gilbert Buri & André Lespagnol, « La mer comme vecteur des
échanges », Chapitre V in Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise
Péron (dir), Les Français, la Terre et la
Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.177-259.
« Interminable « seconde guerre de Cent
Ans » franco-anglaise de 1689 à 1815. » (p.280)
« Dès l’aube des temps Modernes, on avait
senti le besoin de dépasser la simple formation empirique dans les ports les
plus ouverts sur l’aventure océanique, pour offrir un véritable enseignement
théorique aux « sciences de la navigation », avec des éléments de
mathématiques et d’astronomie permettant de mesurer la latitude, de
cartographie et de géographie descriptive, ainsi que Dieppe en avait donné
l’exemple pionnier dès le temps de Jean Ango, avec la création d’une école
formant pilotes et capitaines, qui fut érigée en école royale en 1661.
Encouragée par le pouvoir royal dès 1584, la généralisation d’écoles publiques
d’hydrographie s’effectua à partir de Colbert, avec la lettre royale de 1669
qui encourageait les villes maritimes à créer des collèges de marine. »
(p.283-284)
« Dans l’ensemble […] la France sut se doter,
au cours des temps Modernes, d’un système de formation de ses cadres navigants
assez performant pour lui permettre de faire face aux besoins croissants
d’officiers qualifiés qu’exigeait le développement de sa navigation hauturière
et océanique, au point d’ailleurs qu’à la fin du XVIIIème siècle, la marine
royale elle-même n’hésiterait pas à puiser dans ce vivier « d’officier
bleus » -à la formation sans doute plus équilibrée- pour compléter et
diversifier son propre encadrement, malgré les réticences, voire l’hostilité,
du « Grand Corps ». » (p.248)
« La période de l’Ancien Régime fut cruciale
pour le commerce maritime français. A la fin du Moyen Age, en effet, l’avance
italienne et espagnole était incontestable sur tous les tableaux, et les XVIe
et XVIIe siècles représentèrent une période de rattrapage pour les acteurs des
ports et des places françaises. » (p.285)
« Le navire était en général un bien partagé.
Jusqu’à l’apparition, à la fin du XVIIème siècle, à Saint-Malo ou à Marseille,
des sociétés d’armement, c’est la pratique de la division quirataire des
navires, qui resta le moyen le plus utilisé pour mettre des fonds en commun
entre « propriétaires », désignés selon les cas par les appellations
d’ « associés », d’ « intéressés » ou de
« consors », voire, en Normandie, de « bourgeois ». Ces
parts, quirats ou carats, pouvaient être vendus, confisqués ou transmis selon
de multiples canaux, y compris à l’occasion de partages, de constitutions de
dot ou encore de legs. Elles alimentaient par ailleurs un véritable marché […]
Les données précises, dont on dispose à Saint-Malo, illustrent l’ampleur de ce
régime de copropriété des navires à la fin du XVIIème siècle. Sur 143 unités de
tous tonnages, comptabilisées entre 1681 et 1686, seules 21 appartenaient à un
seul propriétaire […]
Même
si les plus grosses fortunes tendaient à dominer les bâtiments les plus
importants, elles ne se désintéressaient pas pour autant des petites unités
affectées aux flux du quotidien. » (p.289)
« Si […] le caractère familial du financement
semble bien avoir été très répandu […] l’accès n’était pas fermé à des
quirataires sans liens directs avec la mer. » (p.290)
-Jacques Bottin,
Gilbert Buri & André Lespagnol, « Les moyens de l’échange maritime »,
Chapitre VI in Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème –
XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.260-299.
« Contrairement à l’Angleterre, aux Pays-Bas
du nord et du sud, au Portugal même, la plupart des grands centres économiques
du pays aux XVe et XVIe siècles, Tours, Lyon, Toulouse, Amiens, et plus encore
le cœur politique de la France, se situent loin de la mer. Ou plutôt c’est la
mer qui est bien éloignée, et les provinces maritimes sont parmi les dernières
à se trouver rattachées au royaume : la Bretagne ou Calais au début du
XVIe siècle et la Flandre, plus tard encore, étant même réputées étrangères.
[…]
Ces
terres presque exotiques, aussi lointaines qu’insolites, étaient en outre
bornées par un monde qui, à lui seul, générait des peurs ancestrales. On ne
compte plus les déclinaisons craintives des voyageurs, des poètes, des
écrivains, d’Eustache Deschamps à Hugo, de Rabelais à Jules Verne, face aux
bruits terrifiants des brisants, devant la hauteur des vagues et l’inconnu des
profondeurs, la colère effrayante des tempêtes soudaines, ignorées ailleurs. La
réitération de ces topoi, largement entretenue par un folklore d’origine
essentiellement terrienne, se trouvait confortée par une lecture biblique peu
encourageante où la mer, dans l’Ancien
Testament, était volontiers présentée comme un espace abandonné de Dieu. Cette
déréliction permettait alors aux forces du mal de se saisir des abysses devenus
autant la demeure du malin que le lieu d’une création inachevée où se
développait une faune tératologique dont les spécimens surgissaient ici et là,
au large ou le long des côtés, semant la frayeur parmi les hommes. Entre la fin
du Moyen Age et le XVIIème siècle, la science (Léonard de Vince, Ambroise Paré)
comme la cartographie, témoignent de la présence de ces êtres hybrides et donc
inclassables. Pieuvres géantes, poissons gigantesques pareils à des îles depuis
la légende de saint Brendant, monstres de toute espèce peuplaient les fonds et,
à la surface des flots, se repaissaient volontiers du cadavre des navigateurs
qu’ils avaient volontairement anéantis. » (p.391-392)
« A cet ensemble de représentations s’ajoute
un phénomène cette fois incontestable, parfois meurtrier, qui ne peut que
conforter la puissance négative de l’océan. La tempête, quelle que soit
l’origine qu’on lui attribue encore au début du XVIIème siècle –le terrible
magistrat bordelais de Lancre, en 1606, y voit l’œuvre des sorciers basques-
entraîne son lot de catastrophes et de fortunes de mer. Ruine du commerce,
épreuve des corps, deuil des familles, le naufrage est pourtant souvent le
résultat de l’incompétence des navigateurs et, au moins jusqu’aux années
1760-1780, de l’approximation des instruments de navigation. La comptabilité
des pertes est significative : 6% des navires armés pour la Compagnie des
Indes orientales sombrent entre 1665 et 1769, 3.4% de ceux que Nantes envoie
dans les Antilles entre 1700 et 1792, entraînant ici la mort de plus de 12% des
hommes embarqués. […] Et lorsqu’il est quelque survivant susceptible de
raconter sa mésaventure et le combat héroïque ou vain de ses compagnons, la
lecture et la diffusion du récit entretiennent à bon droit l’image de
l’épouvante suscitée par la mer déchaînée où le désespoir des survivants peut
les conduire à des actes hors nature. Leur sauvagerie parfois conforte l’océan
comme un lieu où la monstruosité des comportements l’emporte sur toute forme
d’humanité. De plus, les corps engloutis, privés de sépulture chrétienne,
dépossédés du nécessaire recueillement familial et de la mémoire des défunts
sont-ils des morts comme les autres ? Ne participent-ils pas, sans le
vouloir, à l’errance des êtres disparus dans la mer qui appellent en vain les humains
à favoriser leur repos éternel ? Combien de contes, de chansons, de rêves
et de signes désignés et répétés ne se déclinent-ils pas selon ces modes,
susceptibles d’alimenter à leur tour la terreur légitime de la mer ? »
(p.393)
« C’est aussi parce qu’ils sont des lieux de
brassage culturel, qu’ils accueillent les migrants et les déracinés et
concentrent aisément des communautés éphémères et turbulentes que les ports
semblent d’un gouvernement spirituel délicat. Que dire des villes militaires
qui, au cours du premier XIXème siècle, deviennent des lieux d’anticléricalisme
actif sous l’influence d’officiers libéraux, de bourgeois voltariens et
d’ouvriers d’arsenal en rupture d’église, virulents opposant à l’alliance
combative du trône et de l’autel ? […]
La
présence de marins, mal encadrés en raison de leurs absences longues et
répétés, de soldats et d’ouvriers nombreux, de négociants enclins, par leur
métier, à une tolérance empirique et de forçats opiniâtres, contribue à rendre
les cités maritimes religieusement peu amènes, où les missions de christianisation
demeurent toujours délicates. » (p.396)
« En mars 1791, à Brest, les deux tiers des
capitaines de vaisseau ne sont plus à leur poste, et un an plus tard, il n’en
subsiste que 25% pour l’ensemble de la France, provoquant l’impéritie du
commandement militaire et la hantise de la trahison, alors que la guerre sur
mer commence vraiment contre l’Angleterre au début de l’année 1793. »
(p.399)
« Les sites portuaires sont aussi des lieux de
rencontre entre les hommes et les idées. S’ils n’ont pas joué semble-t-il un
rôle éminent dans la diffusion des réformes protestantes en France, ils ont
toujours constitué des points stratégiques surveillés en raison de la diffusion
d’ouvrages et de brochures interdits dans le royaume. Mais c’est surtout aux
XVIIIe et XIXe siècles que le littoral urbain devient un espace de novation
influent. La franc-maçonnerie en offre un exemple particulièrement probant
puisque les ports apparaissent dès la fondation de la première loge (Dunkerque
peut-être en 1721, Bordeaux sûrement puis Bayonne), mais surtout parce qu’ils
constituent avec Paris les principaux lieux à partir desquels se diffuse cette
sociabilité nouvelle. La périphérie maritime a en effet bénéficié du contact
entretenu avec les maçons anglais. » (p.402)
-Alain Cabantous,
« Lectures culturelles », Chapitre IX in Alain Cabantous, André
Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les
Français, la Terre et la Mer, XIIIème – XXème siècle, Fayard, 2005, 902
pages, p.391-420.
« Le XIXème siècle a été marqué par une
première amplification majeure du phénomène liée à la mutation des capacités de
transports tant terrestres que maritimes. Les littoraux de l’ère industrielle
se sont donc considérablement alourdis sous l’effet conjoint de l’extension des
activités industrialo-portuaires, de l’essor de la pêche, de l’avènement du
tourisme et de l’urbanisation qui en a découlé. Le second palier correspond aux
années 1950-1970 avec l’accélération de la mondialisation des échanges, le
glissement des industries lourdes vers les zones portuaires et le changement
quantitatif du tourisme devenu « de masse ». » (p.729)
« La fête, dans son essence, par le
défoulement collectif qu’elle autorise, a un pouvoir d’exorcisme des angoisses
sociales, un rôle de surpassement des conflits et ce, quels que soient les époques
et les contextes. » (p.736)
« Le patrimoine d’une famille, d’un groupe
social, d’une nation est constitué de l’ensemble des biens considérés comme
héritages communs et jugés dignes d’être transmis aux générations futures. Le
patrimoine est donc subjectif car il est le résultat d’une décision arbitraire.
Chaque société, chaque groupe social qui veut, à un moment donné, se créer sa
propre histoire et se faire reconnaître des autres groupes afin de se projeter
dans le futur, tente de se créer son propre patrimoine. La décision de
« patrimonialiser » des objets issus du passé se décrète. Au fond, il
n’y a pas de patrimoine en soi mais des dynamiques patrimoniales à fins
stratégiques et identitaires car les constructions patrimoniales s’inscrivent
toujours plus ou moins ouvertement dans un rapport de forces. »
(p.737)
« Le
mode de vie urbain, de plus en plus cadré, contraint et stressant, induit chez
ces mêmes individus un besoin d’illimité, de large, d’espace non balisé que la
proximité de la mer ou le loisir maritime apaisent et comblent ; davantage certainement dans le
domaine de l’imaginaire, dans la sphère de la poétique de la mer, que dans la
réalité matérielle des pratiques. » (p.738-739)
« Les dynamiques patrimoniales constituent
[un] outil privilégié pour recouvre et resserrer la cohésion sociale. Mais
elles engagent, par là même, des stratégies qui peuvent être de l’ordre de la
manipulation. Il faut être conscient de la tendance à la subversion de la
mémoire historique qui guette toute construction patrimoniale. Les démarches
patrimoniales créent du mythe. » (p.766)
« Le choix de porter un vêtement, plutôt qu’un
autre, est un langage social. » (p.776)
« La France, terrienne dans sa construction
historique, et tiraillée entre terre et mer dans sa géographie hexagonale, n’a
pas su, ou peut-être pas pu, valoriser de façon rationnelle et continue les
richesses de la mer et des littoraux. Les terriens, aux postes de commandes
nationales connaissaient mal la mer. Ils l’ont donc davantage rêvée et
mythifiée que « labourée » comme l’ont fait les Flamands, les
Hollandais ou les Britanniques.
Selon
le géographe Michel Roux, pour les Français d’aujourd’hui, la mer reste un
élément mythique invitant au défi individuel et symbolique alors que pour les
Britanniques, la mer est un élément concret à vaincre collectivement et
pragmatiquement. Michel Roux, dans son livre, L’imaginaire
marin des Français, oppose deux modèles
de rapport d’un peuple à la mer. Le modèle français repose sur le panache du
solitaire, le modèle britannique sur la force sourde du groupe. Il montre que
ces deux modèles sont déjà bien établis au XVIIIe siècle. Sa thèse est la
suivante. Du côté français, l’orgueil des corsaires et les individualités
prestigieuses des savants qui négligent, y compris dans le domaine de la
construction navale, l’expérience des gens de mer. Du côté britannique, des
capitaines qui ne sont pas héroïques parce qu’ils affrontement victorieusement
l’ouragan mais parce qu’ils savent faire prévaloir l’ordre et la discipline sur
leur navire ; attitude indispensable pour souder le groupe de marins. Les
romans maritimes les plus célèbres produits au XIXème siècle de part et d’autre
de la Manche, expriment parfaitement cette opposition. « La réflexion que
propose Conrad dans ses romans de mer est toujours une interrogation sur le
sens du devoir et les rapports entre les aspirations ou les comportements
individuels avec les exigences de la collectivité. Elle s’inscrit dans une
cadre encore plus général, la défense des valeurs de la Civilisation, notamment
la foi en la raison, contre celle de l’irrationnel. » (Roux, 1997). A
l’opposé, du côté français, « la dimension collective est complètement
gommée. L’exploit en mer est celui d’un homme, il ne résulte pas de la
politique d’un groupe. Le titre du roman de Hugo Les Travailleurs de la mer
ne doit pas faire illusion ; en
aucun cas ce livre ne nous dresse un tableau économique et social d’une
activité. Le héros œuvre pour lui mais pas pour le compte d’un état ou au
service de l’humanité. Son exploit est tel qu’il ne saurait être imité, il n’y
a aucun profit pour le groupe. » (Roux, 1997). » (p.778-779)
« Dans
les romans français, et ceux de Jules Verne en particulier, la mer apparaît non
comme un espace à conquérir, à gérer, à utiliser à des fins pratiques, mais
comme le dernier bastion de résistance aux avancées d’une civilisation qui
réduit la liberté des individus.
La mer est un espace de rupture. La mer est un autre monde, de nature
totalement opposée à celui de la société policée de la terre ferme, ainsi que
le proclame, dans Vingt mille lieues sous les mers, le capitaine Némo du sous-marin le Nautilus. » (p.780)
« La croissance des villes et les débuts de la
révolution industrielle laissent pressentir un changement radical des rapports
villes-campagnes et, par voie de conséquence, un changement général de société
et de modes de vie qui fait naître la nostalgie des temps anciens. »
(p.782)
« L’île est […] analysée par le subconscient
collectif comme un territoire qui résiste (encore un peu) à la société de
consommation et de communication. » (p.783)
-Françoise Péron,
« Au-delà du fonctionnel, le culturel et l’idéel », Chapitre XVIII in
Alain Cabantous, André Lespagnol & Françoise Péron (dir), Les Français, la Terre et la Mer, XIIIème –
XXème siècle, Fayard, 2005, 902 pages, p.726-789.
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