On présente volontiers la civilisation romaine de l’Antiquité
comme une civilisation martiale, païenne (le dieu de la guerre, Mars, y fut
vénéré et loué sans commune mesure avec son équivalent grec, Arès), militarisme auquel devait contribuer même une partie de sa philosophie ; une
civilisation fortement hiérarchique, qui inventa l’autorité (incarné par l’institution
sénatoriale) comme principe de gouvernement (cf Hannah Arendt, « Qu’est-ce
que l’autorité ? » in La Crise
de la Culture), là où les Grecs inventèrent la démocratie et la remise en
question de la tradition au profit de l’interrogation illimitée (ce que
Cornelius Castoriadis a appelé le principe d’autonomie).
Il y a bien sûr une grande part de vérité dans cette
opposition entre Athènes et Rome, mais celle-ci a l’inconvénient de masquer le
fait que, dans la dernière phase de la République romaine, une partie des élites romaines
développèrent un ensemble de pensées, de méthodes et de réflexions
philosophiques qui relève du primat de la Raison sur la tradition. Il y eut, et
c’est tout le mérite de l’ouvrage de Claudia Moatti de le montrer, un « mouvement
des Lumières » durant la République romaine tardive, dont les figures les
plus chers à mon cœur furent Cicéron et Lucrèce (les notes qui suivent
apportent d’ailleurs un certain nombre d’éléments intéressants sur ces deux
philosophes). Qu’un tel mouvement ait pu se développer sous le gouvernement
républicain avant de s’estomper sous l’Empire illustre à nouveau la dépendance
réciproque qu’entretiennent les aspirations démocratiques et la pensée
rationnelle.
« La
République romaine, alors même qu’elle est emportée par les conflits extérieurs
et les guerres civiles, avant de s’effondrer dans le régime impérial, connaît
une révolution intellectuelle sous l’emblème de la Raison. La vérité de cette
époque troublée n’est pas seulement dans les armes, mais aussi dans son esprit
de rationalité. » (p.13)
« Le mot
latin, ratio, sur lequel se sont
formés les raisons des langues romanes, recouvre assurément presque tous les
sens du prestigieux logos. » (p.13)
« D’aucuns
y verront la seule influence de la philosophie grecque, mais l’apparition d’un
tel phénomène ne peut en aucun cas s’identifier à une mode venue de
l’étranger ; elle traduit une manière d’appréhender le monde qui sans
aucune doute rencontre la philosophie, mais aussi la dépasse. On comprendra
donc sous ce concept de raison tout à la fois un principe de pensée grâce
auquel on peut distinguer et séparer, juger et réfuter ; une norme
susceptible de fonder la certitude et la vérité en opposition avec le modèle de
l’autorité traditionnel ; enfin une méthode universelle d’organisation et
de classification : l’époque recherche des catégories générales
susceptibles de quadriller le réel, de penser et de contrôler la diversité, de
subsumer les particularismes. C’est dans cette création de formes, dans la
construction de ce nouvel ordre logique recouvrant sans les détruire les
singularités historiques que s’imposera l’universalité de Rome. »
(p.14)
« Les
Romains avaient conscience qu’ils vivaient un âge de progrès : plus de
connaissances, plus d’esprit critique, plus de livres, plus de lumières en
somme. » (p.21)
« Pour
les Romains de la fin de la République, il ne faisait pas de doute que leur
cité traversait depuis un siècle la plus grave crise de leur histoire.
« Voici la cinquième guerre civile –et toutes ont eu lieu en notre
temps ! » s’écrie Cicéron, en 43, tandis que Marc Antoine menace à
son tour l’autorité du Sénat et la liberté du peuple romain. Mais le siècle
n’est pas fini : et Cicéron, qui va bientôt périr assassiné, ne verra pas
la dernière des luttes fratricides, celle qui opposera Antoine et Octave et
s’achèvera par la bataille d’Actium en 31. L’espace de trois générations :
un siècle de crise, une « révolution » qui s’ouvre par l’assassinat,
en 133, du tribun de la plèbe Tiberius Sempronius Gracchus et de ses partisans.
Au terme de ce séisme, à l’heure où Auguste instaure la Paix romain, célébrée
par l’inauguration de l’autel de la Paix sur le Champ de Mars, par la fermeture
hautement symbolique du temple de Janus et par la restauration du temple de la
Concorde, le calcul est impossible de dégâts et de victimes. Que reste-il de la
res publica après tant de
violence ? Après les proscriptions, les confiscations de biens, la
pression des armes jusqu’au Forum et jusqu’au Capitole ? Après la guerre
italique, les révoltes serviles, la conjuration de Catilina et les troubles
fomentés par Clodius, les affrontements entre Sylla et Marius, entre Pompée et
César, entre Octave et Marc Antoine ? Dans le prologue de son grand poème,
publié en 55-54, Lucrèce évoque les « temps tragiques que connaît la
patrie » (patriae tempore iniquo) et
voit les hommes comme des « errants, cherchant au hasard le chemin de la
vie ». […]
Au-delà
des combats et des dérèglements en tous genres, derrière le bruit des armes, un
monde s’écroule et se disloque, un univers se fissure : l’homme romain est
perdu dans sa cité. « Nous étions errants dans notre cité », écrira à son
tour Cicéron quelques années plus tard. L’époque vit des changements
institutionnels, des « révolutions civiles », qui sont autant de
secousses auxquelles la pensée se trouve confrontée. Le passage de la
République à l’Empire ne se sera pas fait de manière douce et insensible :
il aura été brutal. » (p.25-26)
« [Cicéron,
dans le De Oratore] donnait par
anticipation raison à Machiavel, qui définira la grandeur de la République
romaine par sa capacité à laisser libre cours aux conflits. » (p.29)
« Les
Romains n’ont jamais tant réfléchi qu’à cette époque sur les passions, sur les
peurs et sur les moyens de les juguler. » (p.44)
« Plus
radical que tous, Lucrèce propose aussi une solution personnelle à la
crise : devenir épicurien et se détourner de la vie politique. »
(p.46)
« A
l’époque impériale, des Sénèque, des Tacite, des Pline se retourneront avec
nostalgie sur l’immense liberté que connut cette époque où la liberté fut en si
grand danger. La tyrannie, dont Cicéron voyait le spectre menacer la respublica
dès les années 50, l’avait emporté finalement et, avec elle, l’esprit ancien
semblait avoir succombé. C’est pourquoi un Cremutius Cordus put écrire sous
Tibère que les assassins du tyran César, Cassius et Brutus, étaient les
derniers des Romains : il le paya de sa vie. » (p.53)
« La
curiosité mène tout naturellement au collectionnisme, dont Pline fait remonter
l’apparition à Lucuis Mummius, au IIème siècle, époque où se développe aussi le
commerce des œuvres d’art. A la manière de ce que feront les princes de la
Renaissance, Cicéron fait encastrer des fragments antiques dans ses murs. »
(p.147)
« A la
recherche de la définition du droit et de ses fondements, Cicéron ne commencera
pas par étudier les lois romaines, ni aucun droit positif, mais se tournera
d’abord vers la Loi naturelle, la droite Raison, pensée du Législateur
universelle inscrite dans la nature de l’homme, transcendante et paradigmatique. »
(p.163)
« Le
droit positif doit se fonder sur la natura et sur la raison du sage, que
Cicéron oppose ailleurs à l’opinion et à la coutume. Proposition dont les
conséquences sont énormes : dans le domaine de la morale, bien avant Kant,
Cicéron fera ainsi la différence entre, d’une part, agir par devoir, en
fonction de la loi naturelle, de l’idée de justice inscrite en soi et du
respect de l’homme ; et d’autre part, agir conformément au devoir, sous la
pression d’une cause extérieure (peur du châtiment, respect de lois…) ;
dans le domaine de la politique, la définition du bien public sera soumise au
respect de normes morales avant tout –c’est-à-dire là encore à la raison du
sage. » (p.166)
« Chez
Lucrèce, la vérité se situe clairement en dehors de la tradition, puisqu’elle
est le dogme révélé par Épicure. » (p.170)
« Cicéron
se livre, contre son frère Quintus qui, stoïcien, défend la divination, à une
attaque en règle de toute croyance aux signes divins : les prodiges
n’existent que dans l’imagination des hommes ; « c’est l’ignorance
des causes naturelles qui y fait croire ». » (p.174)
« Certains
Romains n’étaient pas si passéistes que l’on croit. Ils savaient parfaitement
que la tradition n’était pas synonyme de perfection et liaient le progrès à la
raison. » (p.175)
« Cicéron
n’incite-il pas en fait à une réforme spirituelle de la tradition, lui qui
appelle par ailleurs à « une religion conforme à la connaissance de la
nature » ? » (p.177)
« Au
moment même où un Cicéron se tournait vers la pensée pour compenser son
impossibilité d’agir et faisait de l’écriture une forme d’action politique,
Cassius se convertissait à l’épicurisme et entrait dans l’action violente pour
défendre la République : cette prise de position impliquait un vrai
travail de la pensée, un effort pour pousser jusqu’au bout l’idée de libertas,
d’autonomie, propre à l’épicurisme et pour comprendre que la liberté de parole
exigée entre les membres de la même communauté intellectuelle était indissociable
d’un Etat libre. L’assassinat de César laisse aussi penser que la République,
non la monarchie, était, pour certains épicuriens, le meilleur
gouvernement. […] Lucrèce, par exemple, ne semble pas avoir défendu l’idée
monarchique ; bien plus, c’est dans une République avec des lois et des
magistrats qu’il voyait le salut. Or une chose demeure obscure : alors que
les rapports de Lucrèce avec le cercle d’Herculanum sont à peu près attestés,
c’est à Cicéron qu’il revint de publier son œuvre après sa mort. N’était-ce pas
plutôt le devoir de ses amis épicuriens ? Peut-être Cicéron honorait-il
par là un défenseur de la République ? » (p.198-199)
« Pour
Cicéron, même si les mots nouveaux étaient nécessaires, le débat se devait de
rester intelligible à tous –ce qui devait avoir aussi pour effet de réduire le
dissensus entre les gens, entre les sectes. Celui qui y parvenait possédait une
qualité rare, l’elegantia, ou art de
constituer des énoncés clairs et brefs. » (p.202)
« Ce sont
des Grecs qui ont fait d’Énée le fondateur de Rome. Déjà, au Vème siècle,
Hellanicos de Samos soutenait cette thèse. » (p.259)
« A Rome,
l’origine troyenne est généralement acceptée depuis au moins le IVème siècle
[…] elle est diversement interprétée et diversement appréciée selon les époques,
soit dans un sens favorable au rapprochement avec les Grecs, soit pour s’en
démarquer. » (p.260)
« Pour un
Romain, toute race est mélangée, l’identité d’une cité n’est en aucun cas
ethnique. » (p.265)
« A la
fin de la République, conscients de l’imprécision de leur savoir –la pensée
traditionnelle était, pourrait-on dire, fondée sur elle et y incitait même-,
les Romains, à la suite des Grecs, ont tenté d’y remédier, autant pour établir
leur passé que pour gérer leur présent. Cela n’allait pas de soi, mais la
difficulté ne résidait pas, comme on le croit, dans les moyens intellectuels ou
même matériels qu’ils avaient à leur disposition, elle provenait d’abord des
résistances de la société à ce progrès. » (p.303)
« Alors
même que la démarche critique et réflexive était née de la désunion et de
l’insatisfaction, que la curiosité et l’érudition s’étaient développées sur un
fond de désordre, il est apparu plus important de sauvegarder la mémoire
collective, de restructurer la cité que de connaître le monde. » (p.310)
-Claudia Moatti, La
Raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République
(IIe-Ier siècle avant Jésus-Christ), Éditions du seuil, coll. Des Travaux,
1997, 474 pages.
La fin de la république romaine est en effet une période très intéressante, et sur laquelle nous sommes bien documentés puisque beaucoup d’écrits contemporains nous restent (outre Cicéron et Lucrèce on peut également citer César et Salluste). L’ouvrage semble intéressant et votre présentation pose bien les enjeux. Je dirais que l’essor de la pensée rationnelle à ce moment est davantage le fruit de l’estompement de la pratique religieuse et de la perte des repères que d’une appétence particulière pour cette faculté. C’est d’ailleurs un moment assez fugace puisque la restauration augustéenne s’efforcera de remettre à l’honneur les anciens rites et sacrifices. Malgré tout, la raison n’a jamais vraiment atteint à Rome la première place dans la hiérarchie des facultés humaines, les Romains n’ont jamais rejoint Platon et Aristote sur ce plan-là, c’est avant tout la « virtus » et le courage qui définissent le bon Romain, chez les épicuriens César et Salluste tout au moins ("virtus omnia domuerat", "la vertu venait à bout de tout", Salluste, Conjuration de Catilina, VII). Enfin, je suppose que l’on peut également établir un parallèle avec la situation actuelle…
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