samedi 8 avril 2017

La Raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République, de Claudia Moatti

On présente volontiers la civilisation romaine de l’Antiquité comme une civilisation martiale, païenne (le dieu de la guerre, Mars, y fut vénéré et loué sans commune mesure avec son équivalent grec, Arès), militarisme auquel devait contribuer même une partie de sa philosophie ; une civilisation fortement hiérarchique, qui inventa l’autorité (incarné par l’institution sénatoriale) comme principe de gouvernement (cf Hannah Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? » in La Crise de la Culture), là où les Grecs inventèrent la démocratie et la remise en question de la tradition au profit de l’interrogation illimitée (ce que Cornelius Castoriadis a appelé le principe d’autonomie).


Il y a bien sûr une grande part de vérité dans cette opposition entre Athènes et Rome, mais celle-ci a l’inconvénient de masquer le fait que, dans la dernière phase de la République romaine, une partie des élites romaines développèrent un ensemble de pensées, de méthodes et de réflexions philosophiques qui relève du primat de la Raison sur la tradition. Il y eut, et c’est tout le mérite de l’ouvrage de Claudia Moatti de le montrer, un « mouvement des Lumières » durant la République romaine tardive, dont les figures les plus chers à mon cœur furent Cicéron et Lucrèce (les notes qui suivent apportent d’ailleurs un certain nombre d’éléments intéressants sur ces deux philosophes). Qu’un tel mouvement ait pu se développer sous le gouvernement républicain avant de s’estomper sous l’Empire illustre à nouveau la dépendance réciproque qu’entretiennent les aspirations démocratiques et la pensée rationnelle.
« La République romaine, alors même qu’elle est emportée par les conflits extérieurs et les guerres civiles, avant de s’effondrer dans le régime impérial, connaît une révolution intellectuelle sous l’emblème de la Raison. La vérité de cette époque troublée n’est pas seulement dans les armes, mais aussi dans son esprit de rationalité. » (p.13)
« Le mot latin, ratio, sur lequel se sont formés les raisons des langues romanes, recouvre assurément presque tous les sens du prestigieux logos. » (p.13)
« D’aucuns y verront la seule influence de la philosophie grecque, mais l’apparition d’un tel phénomène ne peut en aucun cas s’identifier à une mode venue de l’étranger ; elle traduit une manière d’appréhender le monde qui sans aucune doute rencontre la philosophie, mais aussi la dépasse. On comprendra donc sous ce concept de raison tout à la fois un principe de pensée grâce auquel on peut distinguer et séparer, juger et réfuter ; une norme susceptible de fonder la certitude et la vérité en opposition avec le modèle de l’autorité traditionnel ; enfin une méthode universelle d’organisation et de classification : l’époque recherche des catégories générales susceptibles de quadriller le réel, de penser et de contrôler la diversité, de subsumer les particularismes. C’est dans cette création de formes, dans la construction de ce nouvel ordre logique recouvrant sans les détruire les singularités historiques que s’imposera l’universalité de Rome. » (p.14)
« Les Romains avaient conscience qu’ils vivaient un âge de progrès : plus de connaissances, plus d’esprit critique, plus de livres, plus de lumières en somme. » (p.21)
« Pour les Romains de la fin de la République, il ne faisait pas de doute que leur cité traversait depuis un siècle la plus grave crise de leur histoire. « Voici la cinquième guerre civile –et toutes ont eu lieu en notre temps ! » s’écrie Cicéron, en 43, tandis que Marc Antoine menace à son tour l’autorité du Sénat et la liberté du peuple romain. Mais le siècle n’est pas fini : et Cicéron, qui va bientôt périr assassiné, ne verra pas la dernière des luttes fratricides, celle qui opposera Antoine et Octave et s’achèvera par la bataille d’Actium en 31. L’espace de trois générations : un siècle de crise, une « révolution » qui s’ouvre par l’assassinat, en 133, du tribun de la plèbe Tiberius Sempronius Gracchus et de ses partisans. Au terme de ce séisme, à l’heure où Auguste instaure la Paix romain, célébrée par l’inauguration de l’autel de la Paix sur le Champ de Mars, par la fermeture hautement symbolique du temple de Janus et par la restauration du temple de la Concorde, le calcul est impossible de dégâts et de victimes. Que reste-il de la res publica après tant de violence ? Après les proscriptions, les confiscations de biens, la pression des armes jusqu’au Forum et jusqu’au Capitole ? Après la guerre italique, les révoltes serviles, la conjuration de Catilina et les troubles fomentés par Clodius, les affrontements entre Sylla et Marius, entre Pompée et César, entre Octave et Marc Antoine ? Dans le prologue de son grand poème, publié en 55-54, Lucrèce évoque les « temps tragiques que connaît la patrie » (patriae tempore iniquo) et voit les hommes comme des « errants, cherchant au hasard le chemin de la vie ». […]
Au-delà des combats et des dérèglements en tous genres, derrière le bruit des armes, un monde s’écroule et se disloque, un univers se fissure : l’homme romain est perdu dans sa cité. « Nous étions errants dans notre cité », écrira à son tour Cicéron quelques années plus tard. L’époque vit des changements institutionnels, des « révolutions civiles », qui sont autant de secousses auxquelles la pensée se trouve confrontée. Le passage de la République à l’Empire ne se sera pas fait de manière douce et insensible : il aura été brutal. » (p.25-26)
« [Cicéron, dans le De Oratore] donnait par anticipation raison à Machiavel, qui définira la grandeur de la République romaine par sa capacité à laisser libre cours aux conflits. » (p.29)
« Les Romains n’ont jamais tant réfléchi qu’à cette époque sur les passions, sur les peurs et sur les moyens de les juguler. » (p.44)
« Plus radical que tous, Lucrèce propose aussi une solution personnelle à la crise : devenir épicurien et se détourner de la vie politique. » (p.46)
« A l’époque impériale, des Sénèque, des Tacite, des Pline se retourneront avec nostalgie sur l’immense liberté que connut cette époque où la liberté fut en si grand danger. La tyrannie, dont Cicéron voyait le spectre menacer la respublica dès les années 50, l’avait emporté finalement et, avec elle, l’esprit ancien semblait avoir succombé. C’est pourquoi un Cremutius Cordus put écrire sous Tibère que les assassins du tyran César, Cassius et Brutus, étaient les derniers des Romains : il le paya de sa vie. » (p.53)
« La curiosité mène tout naturellement au collectionnisme, dont Pline fait remonter l’apparition à Lucuis Mummius, au IIème siècle, époque où se développe aussi le commerce des œuvres d’art. A la manière de ce que feront les princes de la Renaissance, Cicéron fait encastrer des fragments antiques dans ses murs. » (p.147)
« A la recherche de la définition du droit et de ses fondements, Cicéron ne commencera pas par étudier les lois romaines, ni aucun droit positif, mais se tournera d’abord vers la Loi naturelle, la droite Raison, pensée du Législateur universelle inscrite dans la nature de l’homme, transcendante et paradigmatique. » (p.163)
« Le droit positif doit se fonder sur la natura et sur la raison du sage, que Cicéron oppose ailleurs à l’opinion et à la coutume. Proposition dont les conséquences sont énormes : dans le domaine de la morale, bien avant Kant, Cicéron fera ainsi la différence entre, d’une part, agir par devoir, en fonction de la loi naturelle, de l’idée de justice inscrite en soi et du respect de l’homme ; et d’autre part, agir conformément au devoir, sous la pression d’une cause extérieure (peur du châtiment, respect de lois…) ; dans le domaine de la politique, la définition du bien public sera soumise au respect de normes morales avant tout –c’est-à-dire là encore à la raison du sage. » (p.166)
« Chez Lucrèce, la vérité se situe clairement en dehors de la tradition, puisqu’elle est le dogme révélé par Épicure. » (p.170)
« Cicéron se livre, contre son frère Quintus qui, stoïcien, défend la divination, à une attaque en règle de toute croyance aux signes divins : les prodiges n’existent que dans l’imagination des hommes ; « c’est l’ignorance des causes naturelles qui y fait croire ». » (p.174)
« Certains Romains n’étaient pas si passéistes que l’on croit. Ils savaient parfaitement que la tradition n’était pas synonyme de perfection et liaient le progrès à la raison. » (p.175)
« Cicéron n’incite-il pas en fait à une réforme spirituelle de la tradition, lui qui appelle par ailleurs à « une religion conforme à la connaissance de la nature » ? » (p.177)
« Au moment même où un Cicéron se tournait vers la pensée pour compenser son impossibilité d’agir et faisait de l’écriture une forme d’action politique, Cassius se convertissait à l’épicurisme et entrait dans l’action violente pour défendre la République : cette prise de position impliquait un vrai travail de la pensée, un effort pour pousser jusqu’au bout l’idée de libertas, d’autonomie, propre à l’épicurisme et pour comprendre que la liberté de parole exigée entre les membres de la même communauté intellectuelle était indissociable d’un Etat libre. L’assassinat de César laisse aussi penser que la République, non la monarchie, était, pour certains épicuriens, le meilleur gouvernement. […] Lucrèce, par exemple, ne semble pas avoir défendu l’idée monarchique ; bien plus, c’est dans une République avec des lois et des magistrats qu’il voyait le salut. Or une chose demeure obscure : alors que les rapports de Lucrèce avec le cercle d’Herculanum sont à peu près attestés, c’est à Cicéron qu’il revint de publier son œuvre après sa mort. N’était-ce pas plutôt le devoir de ses amis épicuriens ? Peut-être Cicéron honorait-il par là un défenseur de la République ? » (p.198-199)
« Pour Cicéron, même si les mots nouveaux étaient nécessaires, le débat se devait de rester intelligible à tous –ce qui devait avoir aussi pour effet de réduire le dissensus entre les gens, entre les sectes. Celui qui y parvenait possédait une qualité rare, l’elegantia, ou art de constituer des énoncés clairs et brefs. » (p.202)
« Ce sont des Grecs qui ont fait d’Énée le fondateur de Rome. Déjà, au Vème siècle, Hellanicos de Samos soutenait cette thèse. » (p.259)
« A Rome, l’origine troyenne est généralement acceptée depuis au moins le IVème siècle […] elle est diversement interprétée et diversement appréciée selon les époques, soit dans un sens favorable au rapprochement avec les Grecs, soit pour s’en démarquer. » (p.260)
« Pour un Romain, toute race est mélangée, l’identité d’une cité n’est en aucun cas ethnique. » (p.265)
« A la fin de la République, conscients de l’imprécision de leur savoir –la pensée traditionnelle était, pourrait-on dire, fondée sur elle et y incitait même-, les Romains, à la suite des Grecs, ont tenté d’y remédier, autant pour établir leur passé que pour gérer leur présent. Cela n’allait pas de soi, mais la difficulté ne résidait pas, comme on le croit, dans les moyens intellectuels ou même matériels qu’ils avaient à leur disposition, elle provenait d’abord des résistances de la société à ce progrès. » (p.303)
« Alors même que la démarche critique et réflexive était née de la désunion et de l’insatisfaction, que la curiosité et l’érudition s’étaient développées sur un fond de désordre, il est apparu plus important de sauvegarder la mémoire collective, de restructurer la cité que de connaître le monde. » (p.310)
-Claudia Moatti, La Raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République (IIe-Ier siècle avant Jésus-Christ), Éditions du seuil, coll. Des Travaux, 1997, 474 pages.


1 commentaire:

  1. La fin de la république romaine est en effet une période très intéressante, et sur laquelle nous sommes bien documentés puisque beaucoup d’écrits contemporains nous restent (outre Cicéron et Lucrèce on peut également citer César et Salluste). L’ouvrage semble intéressant et votre présentation pose bien les enjeux. Je dirais que l’essor de la pensée rationnelle à ce moment est davantage le fruit de l’estompement de la pratique religieuse et de la perte des repères que d’une appétence particulière pour cette faculté. C’est d’ailleurs un moment assez fugace puisque la restauration augustéenne s’efforcera de remettre à l’honneur les anciens rites et sacrifices. Malgré tout, la raison n’a jamais vraiment atteint à Rome la première place dans la hiérarchie des facultés humaines, les Romains n’ont jamais rejoint Platon et Aristote sur ce plan-là, c’est avant tout la « virtus » et le courage qui définissent le bon Romain, chez les épicuriens César et Salluste tout au moins ("virtus omnia domuerat", "la vertu venait à bout de tout", Salluste, Conjuration de Catilina, VII). Enfin, je suppose que l’on peut également établir un parallèle avec la situation actuelle…

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