Après avoir souligné le danger de l’amour-passion, de Rougemont en propose une genèse historique:
« L’antiquité n’a rien connu de semblable à l’amour de Tristan et Iseut. On sait assez que pour les Grecs et les Romains, l’amour est une maladie (Ménandre) dans la mesure où il transcendance la volupté qui est sa fin naturelle. C’est une « frénésie » dit Plutarque. « Aucun ont pensé que c’était une rage…Ainsi à ceux qui sont amoureux, il leur faut pardonner comme étant malades… ».
D’où vient alors cette glorification de la passion, qui est justement ce qui nous touche dans le Roman ? » (p.61)
« Platon nous parle dans Phèdre et le Banquet d’une fureur qui va du corps à l’âme, pour la troubler d’humeurs malignes. Ce n’est pas l’amour tel qu’il le loue. Mais il est une espèce de fureur, ou de délire, qui ne s’engendre pas sans quelque divinité, ni ne se crée dans l’âme au-dedans de nous : c’est une inspiration tout étrangère, un attrait qui agit du dehors, un emportement, un rapt indéfini de la raison et du sens naturel. On l’appellera donc enthousiasme, ce qui signifie « endieusement », car ce délire procède de la divinité et porte notre élan vers Dieu.
Tel est l’amour platonicien : « délire divin », transport de l’âme, folie et suprême raison. Et l’amant est auprès de l’être aimé « comme dans le ciel », car l’amour est la voie qui monte par degré d’extase vers l’origine unique de tout ce qui existe, loin des corps et de la matière, loin de ce qui divise et distingue, au-delà du malheur d’être soi et d’être deux dans l’amour même.
L’Éros, c’est le Désir total, c’est l’Aspiration lumineuse, l’élan religieux originel porté à sa plus haute puissance, à l’extrême exigence de pureté qui est l’extrême exigence d’Unité. Mais l’unité dernière est négation de l’être actuel, dans sa souffrance multiplicité. Ainsi l’élan suprême du désir aboutit à ce qui est non-désir. La dialectique d’Éros introduit dans la vie quelque chose de tout étranger aux rythmes de l’attrait sexuel : un désir qui ne retombe plus, que plus rien ne peut satisfaire, qui repousse même et fuit la tentation de s’accomplir dans notre monde, parce qu’il ne veut embrasser que le Tout. C’est le dépassement infini, l’ascension de l’homme vers son dieu. Et ce mouvement est sans retour. » (p.61-62)
« Les origines iraniennes et orphiques du platonisme sont encore mal connues mais certaines. Et par Plotin et l’Aréopagite, cette doctrine s’est transmise au monde médiéval. Ainsi l’Orient vint rêver dans nos vies, réveillant de très vieux souvenirs.
Car du fond de notre Occident, la voix des bardes celtes lui répondait. » (p.62)
« La
conception de la femme chez les Celtes n’est pas sans rappeler la dialectique
platonicienne de l’Amour.
La femme figure aux yeux des druides un être divin et prophétique. C’est la Velléda des Martyrs, le fantôme lumineux qui apparaît aux regards du général romain perdu dans sa rêverie nocturne : « Sais-tu que je suis fée ? » dit-elle. Éros a revêtu les apparences de la Femme symbole de l’au-delà et de cette nostalgie qui nous fait mépriser les joies terrestres. Mais symbole équivoque puisqu’il tend à confondre l’attrait du sexe et le Désir sans fin. L’Essylt des légendes sacrées, « objet de contemplation, spectacle mystérieux », c’était l’invitation à désirer ce qui est au-delà des formes incarnées. Mais elle est belle et désirable en soi…Et pourtant sa nature est fuyante. » (p.65)
La femme figure aux yeux des druides un être divin et prophétique. C’est la Velléda des Martyrs, le fantôme lumineux qui apparaît aux regards du général romain perdu dans sa rêverie nocturne : « Sais-tu que je suis fée ? » dit-elle. Éros a revêtu les apparences de la Femme symbole de l’au-delà et de cette nostalgie qui nous fait mépriser les joies terrestres. Mais symbole équivoque puisqu’il tend à confondre l’attrait du sexe et le Désir sans fin. L’Essylt des légendes sacrées, « objet de contemplation, spectacle mystérieux », c’était l’invitation à désirer ce qui est au-delà des formes incarnées. Mais elle est belle et désirable en soi…Et pourtant sa nature est fuyante. » (p.65)
« Mais plus près de nous que Platon et les druides, une sorte d’unité mystique du monde indo-européen se dessine comme en filigrane à l’arrière-plan des hérésies du moyen âge. Si nous embrassons le domaine géographique et historique qui va de l’Inde à la Bretagne, nous constatons qu’une religion s’y est répandue, d’une manière à vrai dire souterraine, dès le IIIème siècle de notre ère, syncrétisant l’ensemble des mythes du Jour et de la Nuit tels qu’ils s’étaient élaborés en Perse d’abord, puis dans les sectes gnostiques et orphiques : et c’est la foi manichéenne. […]
Elle fut persécutée avec une violence inouïe par les pouvoirs ou les orthodoxies. On affecta de voir en elle la pire menace sociale. Ses fidèles furent massacrés, leurs écrits dispersés et brûlés. Si bien que les témoignages sur lesquels elle a été jugée jusqu’à nos jours émanent presque exclusivement de ses adversaires. Ensuite, il semble bien que la doctrine de Manès (qui était originaire de l’Iran) a pris, selon les peuples et leurs croyances, des formes très diverses, tantôt chrétiennes, tantôt bouddhistes ou musulmanes. » (p.66)
« 1° Le dogme fondamental de toutes les sectes manichéennes, c’est la nature divine ou angélique de l’âme, prisonnière des formes créées et de la nuit de la matière. […]
L’élan de l’âme vers la Lumière n’est pas sans évoquer la « réminiscence du Beau » dont parlent les dialogues platoniciens, et d’autre part la nostalgie du héros celte revenu du Ciel sur la terre, et qui se souvient de l’île des immortels. Mais cet élan est sans cesse entravé par la jalousie de Vénus (Dîbat dans le premier hymne cité) qui veut retenir dans la sombre matière l’amant en proie au limineux Désir. Tel est le combat de l’amour sexuel et de l’Amour, et il exprime l’angoisse fondamentale des anges déchus dans des corps trop humains… » (p.67)
« Toute
conception dualiste, manichéenne, voit dans la vie des corps le malheur même ;
et dans la mort le bien dernier, le rachat de la faute d’être né, la
réintégration dans l’Un et dans la lumineuse indistinction. Dès ici-bas, par
une ascension graduelle, par la mort progressive et volontaire que représente
l’ascèse (aspect négatif de l’illumination), nous pouvons accéder à la Lumière.
Mais la fin de l’esprit, son but, c’est aussi la fin de la vie limitée,
obscurcie par la multiplicité immédiate. Éros, notre Désir suprême, n’exalte
nos désirs que pour les sacrifier. L’accomplissement de l’Amour nie tout amour
terrestre. Et son Bonheur nie tout bonheur terrestre. Considéré du point de vue
de la vie, un tel Amour ne saurait être qu’un malheur total.
Tel est le grand fond du paganisme oriental-occidental sur lequel se détache notre mythe.
Mais d’où vient qu’il s’en soit « détaché » justement ? Quelle menace, quelle interdiction a contraint la doctrine à se voiler, à ne plus s’avouer que par symboles trompeurs –à ne plus nous séduire que par le charme et la secrète incantation d’un mythe ? » (p.68)
Tel est le grand fond du paganisme oriental-occidental sur lequel se détache notre mythe.
Mais d’où vient qu’il s’en soit « détaché » justement ? Quelle menace, quelle interdiction a contraint la doctrine à se voiler, à ne plus s’avouer que par symboles trompeurs –à ne plus nous séduire que par le charme et la secrète incantation d’un mythe ? » (p.68)
« L’incarnation de la Parole dans le monde –de la Lumière dans les Ténèbres- tel est l’évènement inouï qui nous délivre du malheur de vivre. Tel est le centre de tout le christianisme, et le foyer de l’amour chrétien que l’Écriture nomme agapè.
Événement sans précédent, et « naturellement » incroyable. Car le fait de l’Incarnation est la négation radicale de toute espèce de religion. Il est le suprême scandale, non seulement pour notre raison qui n’admet point cette impensable confusion de l’infini et du fini, mais surtout pour l’esprit religieux naturel.
Toutes les religions connues tendent à sublimer l’homme, et aboutissent à condamner sa vie « finie ». Le dieu Éros exalte et sublime nos désirs, les rassemblant dans un Désir unique, qui aboutit à les nier. Le but final de cette dialectique, c’est la non-vie, la mort du corps. La Nuit et le Jour étant incompatibles, l’homme créé qui appartient à la Nuit, ne peut trouver de salut qu’en cessant d’être, en se « perdant » au sein de la divinité. Mais le christianisme, par son dogme de l’incarnation du Christ dans Jésus, renverse cette dialectique de fond en comble.
Au lieu que la mort soit le terme dernier, elle devient la première condition. Ce que l’Évangile appelle « mort à soi-même », c’est le début d’une vie nouvelle, dès ici-bas. Ce n’est pas la fuite de l’esprit hors du monde, mais son retour en force au sein du monde ! Une recréation immédiate. Une réaffirmation de la vie, non pas certes de la vie ancienne, et non pas de la vie idéale, mais de la vie présente que l’Esprit ressaisit.
Dieu –le vrai Dieu- s’est fait homme, et vrai homme. En la personne de Jésus-Christ, les ténèbres ont « reçu » la lumière. Et tout homme né de femme qui croit cela, renaît de l’esprit dès maintenant : mort à soi-même et mort au monde en tant que le moi et le monde sont pécheurs, mais rendu à soi-même et au monde en tant que l’Esprit veut les sauver.
Désormais, l’amour n’est plus fuite et perpétuel refus de l’acte. Il commence au-delà de la mort, mais il se retourne vers la vie. Et cette conversion de l’amour fait apparaître le prochain.
Pour l’Éros, la créature n’était qu’un prétexte illusoire, une occasion de s’enflammer ; et il fallait aussitôt s’en déprendre, puisque le but était de brûler toujours plus, de brûler jusqu’à en mourir ! L’être particulier n’était guère qu’un défaut et un obscurcissement de l’Etre unique. Comment l’aimer vraiment, tel qu’il était ? Le salut n’étant qu’au-delà, l’homme religieux se détournera des créatures ignorées par son dieu. Mais le Dieu des chrétiens –et lui seul, parmi tous les dieux que l’on connaît- ne s’est pas détourné, au contraire : « Il nous a aimés le premier » dans notre forme et nos limitations. Il a été jusqu’à les revêtir. Et revêtant la condition de l’homme pécheur et séparé, mais sans pêcher et sans se diviser, l’Amour de Dieu nous a ouvert une voie radicalement nouvelle : celle de la sanctification. Le contraire de la sublimation, qui n’était que fuite illusoire au-delà au concret de la vie.
Aimer devient alors une action positive, une action de transformation. Éros cherchait le dépassement à l’infini. L’amour chrétien est obéissance dans le présent. Car aimer Dieu, c’est obéir à Dieu qui nous ordonne de nous aimer les uns les autres.
Que signifie : Aimez vos ennemis ? C’est l’abandon de l’égoïsme, du moi de désir et d’angoisse, c’est une mort de l’homme isolé, mais c’est aussi la naissance du prochain. A ceux qui lui demandaient ironiquement : Qui est mon prochain ? Jésus répond : C’est l’homme qui a besoin de vous.
Tous les rapports humains, dès cet instant, changent de sens.
Le nouveau symbole de l’Amour ce n’est plus la passion infinie de l’âme en quête de lumière, mais c’est le mariage du Christ et de l’Église.
L’amour humain lui-même s’en trouve transformé. Tandis que les mystiques païennes le sublimaient jusqu’à en faire un dieu, et en même temps le vouaient à la mort, le christianisme le replace dans son ordre, et là, le sanctifie par le mariage.
Un tel amour, étant conçu à l’image à l’amour du Christ pour son Église (Éph., 5, 25), peut-être vraiment réciproque. Car il aime l’autre tel qu’il est –au lieu d’aimer l’idée de l’amour ou sa mortelle et délicieuse brûlure. (« Il vaut mieux se marier que de brûler », écrit saint Paul aux Corinthiens). De plus, c’est un amour heureux –malgré les entraves du péché- puisqu’il connaît dès ici-bas, dans l’obéissance, la plénitude de son ordre. » (p.71)
« Est-il possible de définir l’Orient et l’Occident en dehors de la géographie ? En présence d’un problème aussi complexe, et en l’absence de toute réponse satisfaisante, c’est l’honnêteté d’un écrivain que de se borner à déclarer son système personnel de références. Ce que j’appelle Orient, dans cet ouvrage, c’est une tendance de l’esprit humain qui a trouvé du côté de l’Asie ses plus hautes et pures expressions. J’entends parler d’une forme de mystique à la fois dualiste dans sa vision du monde, et moniste dans son accomplissement. A quoi tend l’ascèse « orientale » ? A la négation du divers, à l’absorption de tous en Un, à la fusion totale avec le dieu, ou s’il n’y a dieu, comme dans le boudhisme, avec l’Etre-Un universel. Tout cela suppose une Sagesse, une technique de l’illumination progressive –les yogas par exemple- une montée de l’individu vers l’Unité, où il se perd.
Et j’appellerai « occidentale » une conception religieuse qui à vrai dire nous est venue du Proche-Orient mais qui n’a triomphé qu’en Occident : celle qui pose qu’entre Dieu et l’homme, il existe un abîme essentiel, ou comme le dira Kierkegaard « une différence qualitative infinie ». Donc point de fusion possible, ni d’union substantielle. Mais seulement une communion, dont le modèle est dans le mariage de l’Église et de son Seigneur. Cela suppose une illumination subite, ou conversion, une descente de la Grâce venant de Dieu à l’homme.
Ces deux extrêmes ainsi marqués, l’on n’aura pas de peine à démontrer qu’il existe en Orient de nombreuses tendances occidentales : et l’inverse. (Mais je n fais pas ici une histoire des religions). » (p.71-72)
« Éros veut
l’union, c’est-à-dire la fusion essentielle de l’individu dans le dieu.
L’individu distinct –cette erreur douloureuse- doit s’élever jusqu’à se perdre
dans la divine perfection. Que l’homme ne s’attache pas aux créatures,
puisqu’elles n’ont aucune excellence, et qu’en tant que particulières, elles ne
représentent que des défauts de l’Etre. Nous n’avons donc point de prochain. Et
l’exaltation de l’Amour sera en même temps son ascèse, la voie qui mène au-delà
de la vie.
Agapè au contraire ne cherche pas l’union qui s’opérerait au-delà de la vie. « Dieu est au ciel, et toi tu es sur la terre ». Et ton sort se joue ici-bas. Le péché n’est pas d’être né, mais d’avoir perdu Dieu en devenant autonome. Or, nous ne trouverons pas Dieu par une élévation indéfinie de notre désir. Nous aurons sublimer notre Éros, il ne sera jamais que nous-même ! Point d’illusions ni d’optimiste humain, dans le christianisme orthodoxe. Mais alors, c’est le désespoir ?
Ce serait le désespoir, s’il n’y avait pas la Bonne Nouvelle ; et cette nouvelle, c’est que Dieu nous cherche.
Et il nous trouve lorsque nous percevons sa voix, et que nous répondons en obéissant. Dieu nous cherche et nous a trouvés par l’amour de son Fils abaissé jusqu’à nous. L’Incarnation est le signe historique d’une création renouvelée, où le croyant se trouve réintégré par l’acte même de sa foi. Désormais, pardonné et sanctifié, c’est-à-dire réconcilié, l’homme reste un homme (n’est pas divinisé) mais un homme qui ne vit plus pour lui seul. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même ». C’est ainsi dans l’amour du prochain que le chrétien se réalise et s’aime lui-même en vérité.
Pour l’Agapé, point de fusion ni d’exaltée dissolution du moi en Dieu. L’Amour divin est l’origine d’une vie nouvelle, dont l’acte créateur s’appelle la communion. Et pour qu’il y ait une communion réelle, il faut bien qu’il y ait deux sujets, et qu’ils soient présents l’un à l’autre : donc l’un pour l’autre le prochain.
Si l’Agapé reconnaît seule le prochain, et l’aime non plus comme un prétexte à s’exalter, mais tel qu’il est dans la réalité de sa détresse et de son espérance ; et si l’Éros n’a pas de prochain –n’est-on pas en droit de conclure que cette forme d’amour nommée passion doit normalement se développer au sein des peuples qui adorent Éros ? Et qu’au contraire, les peuples chrétiens –historiquement les peuples d’Occident- ne devraient pas connaître la passion, ou tout au moins la traiter d’incroyance ?
Or l’Histoire nous oblige à le constater : c’est l’inverse qui s’est réalisé.
Nous voyons qu’en Orient […] et dans la Grèce contemporaine de Platon, l’amour humain est très généralement conçu comme le plaisir, la simple volupté physique. Et la passion –au sens tragique et douloureux- non seulement y est rare, mais encore et surtout y est méprisée par la morale courante comme une maladie frénétique. […]
Et nous voyons qu’en Occident, au XIIème siècle, c’est le mariage qui est en butte au mépris, tandis que la passion y est glorifiée dans la mesure même où elle est déraisonnable, où elle fait souffrir, où elle exerce ses ravages aux dépens du monde et de soi. » (p.74)
Agapè au contraire ne cherche pas l’union qui s’opérerait au-delà de la vie. « Dieu est au ciel, et toi tu es sur la terre ». Et ton sort se joue ici-bas. Le péché n’est pas d’être né, mais d’avoir perdu Dieu en devenant autonome. Or, nous ne trouverons pas Dieu par une élévation indéfinie de notre désir. Nous aurons sublimer notre Éros, il ne sera jamais que nous-même ! Point d’illusions ni d’optimiste humain, dans le christianisme orthodoxe. Mais alors, c’est le désespoir ?
Ce serait le désespoir, s’il n’y avait pas la Bonne Nouvelle ; et cette nouvelle, c’est que Dieu nous cherche.
Et il nous trouve lorsque nous percevons sa voix, et que nous répondons en obéissant. Dieu nous cherche et nous a trouvés par l’amour de son Fils abaissé jusqu’à nous. L’Incarnation est le signe historique d’une création renouvelée, où le croyant se trouve réintégré par l’acte même de sa foi. Désormais, pardonné et sanctifié, c’est-à-dire réconcilié, l’homme reste un homme (n’est pas divinisé) mais un homme qui ne vit plus pour lui seul. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, et ton prochain comme toi-même ». C’est ainsi dans l’amour du prochain que le chrétien se réalise et s’aime lui-même en vérité.
Pour l’Agapé, point de fusion ni d’exaltée dissolution du moi en Dieu. L’Amour divin est l’origine d’une vie nouvelle, dont l’acte créateur s’appelle la communion. Et pour qu’il y ait une communion réelle, il faut bien qu’il y ait deux sujets, et qu’ils soient présents l’un à l’autre : donc l’un pour l’autre le prochain.
Si l’Agapé reconnaît seule le prochain, et l’aime non plus comme un prétexte à s’exalter, mais tel qu’il est dans la réalité de sa détresse et de son espérance ; et si l’Éros n’a pas de prochain –n’est-on pas en droit de conclure que cette forme d’amour nommée passion doit normalement se développer au sein des peuples qui adorent Éros ? Et qu’au contraire, les peuples chrétiens –historiquement les peuples d’Occident- ne devraient pas connaître la passion, ou tout au moins la traiter d’incroyance ?
Or l’Histoire nous oblige à le constater : c’est l’inverse qui s’est réalisé.
Nous voyons qu’en Orient […] et dans la Grèce contemporaine de Platon, l’amour humain est très généralement conçu comme le plaisir, la simple volupté physique. Et la passion –au sens tragique et douloureux- non seulement y est rare, mais encore et surtout y est méprisée par la morale courante comme une maladie frénétique. […]
Et nous voyons qu’en Occident, au XIIème siècle, c’est le mariage qui est en butte au mépris, tandis que la passion y est glorifiée dans la mesure même où elle est déraisonnable, où elle fait souffrir, où elle exerce ses ravages aux dépens du monde et de soi. » (p.74)
[Commençons par dire que l’amour humain dépassant la
simple attirance physique n’est pas si exceptionnel que cela dans l’Antiquité
gréco-romaine. Il n’est besoin que de convoquer, dans l’Iliade, Hector et Andromaque :
« Hector, tu es pour moi tous ensemble, un
père, une digne mère ; pour moi tu es un frère autant qu'un jeune époux. Allons
! cette fois, aie pitié ; demeure ici sur le rempart ; non, ne fais ni de ton
fils un orphelin ni de ta femme une veuve. » (Andromaque, à son époux
Hector, Chant VI, p.147)
« J'ai appris à être brave en tout temps et à combattre aux premiers rangs des Troyens, pour gagner une immense gloire à mon père et à moi-même. Sans doute, je le sais en mon âme et mon cœur: un jour viendra où elle périra, la sainte Ilion, et Priam, et le peuple de Priam à la bonne pique. Mais j'ai moins de souci de la douleur qui attend les Troyens, ou Hécube même, ou sire Priam, ou ceux de mes frères qui, nombreux et braves, pourront tomber dans la poussière sous les coups de nos ennemis, que de la tienne, alors qu'un Achéen à la cotte de bronze t'emmènera pleurante, t'enlevant le jour de la liberté. » (Hector, à son épouse Andromaque, Chant VI, p.147)
« J'ai appris à être brave en tout temps et à combattre aux premiers rangs des Troyens, pour gagner une immense gloire à mon père et à moi-même. Sans doute, je le sais en mon âme et mon cœur: un jour viendra où elle périra, la sainte Ilion, et Priam, et le peuple de Priam à la bonne pique. Mais j'ai moins de souci de la douleur qui attend les Troyens, ou Hécube même, ou sire Priam, ou ceux de mes frères qui, nombreux et braves, pourront tomber dans la poussière sous les coups de nos ennemis, que de la tienne, alors qu'un Achéen à la cotte de bronze t'emmènera pleurante, t'enlevant le jour de la liberté. » (Hector, à son épouse Andromaque, Chant VI, p.147)
Et, dans l’Odyssée, aux retrouvailles mémorables d’Ulysse
et Pénélope :
« Pénélope
sentait se dérober ses genoux et son cœur ; elle avait reconnu les signes
évidents que lui donnait Ulysse ; pleurant et s’élançant vers lui et lui jetant
les bras autour du cou et le baisant au front, son Ulysse, elle dit :
Pénélope : - Ulysse, excuse-moi ! …toujours je t’ai
connu le plus sage des hommes ! Nous comblant de chagrins, les dieux n’ont pas
voulu nous laisser l’un à l’autre à jouir du bel âge et parvenir ensemble au
seuil de la vieillesse !... Mais aujourd’hui, pardonne et sois sans amertume
si, du premier abord, je ne t’ai pas fête ! Dans le fond de mon cœur, veillait
toujours la crainte qu’un homme ne me vînt abuser par ses contes ; il est tant
de méchants qui ne songent qu’aux ruses ! Ah ! La fille de Zeus, Hélène
l’Argienne, n’eût pas donné son lit à l’homme de là-bas, si elle eût soupçonné
que les fils d’Archaïe, comme d’autre Arès, s’en iraient la reprendre, la
rendre à son foyer, au pays de ses pères ; mais un dieu la poussa vers cette
œuvre de honte ! son cœur auparavant n’avait pas résolu cette faute maudite,
qui fut, pour nous aussi, cause de tant de maux ! Mais tu m’as convaincue ! la
preuve est sans réplique ! tel est bien notre lit ! en dehors de nous deux, il
n’est à le connaître que la seule Aktoris, celle des chambrières, que, pour
venir ici, mon père me donna. C’est elle qui gardait l’entrée de notre chambre
aux épaisses murailles… Tu vois : mon cœur se rend, quelque cruel qu’il soit !
Mais
Ulysse, à ces mots, pris d’un plus besoin de sangloter, pleurait. Il tenait
dans ses bras la femme de son cœur, sa fidèle compagne !
» (Homère, L’Odyssée, chant XXIII,
VIIIème siècle avant J.C).
Et on pourrait sans doute faire remonter l’histoire
de l’amour à une antiquité encore plus haute :
« Époux, cher
à mon cœur,
Grande est ta beauté, douce comme le miel.
Lion, cher à mon cœur,
Grande est ta beauté, douce comme le miel.
Tu m’as captivée, laisse-moi demeurer tremblante devant toi :
Époux, je voudrais être conduite par toi dans la chambre.
Tu m’as captivée, laisse-moi demeurer tremblante devant toi :
Lion, je voudrais être conduite par toi dans la chambre.
Époux, laisse-moi te caresser :
Ma caresse amoureuse est plus suave que le miel.
Dans la chambre, remplie de miel,
Laisse-nous jouir de ton éclatante beauté.
Lion, laisse-moi te caresser :
Ma caresse amoureuse est plus suave que le miel.
Époux, tu as pris avec moi ton plaisir :
Dis-le à ma mère, et elle t’offrira des friandises ;
A mon père, et il te comblera de cadeaux.
Ton âme, je sais comment égayer ton âme :
Époux, dors dans notre maison jusqu’à l’aube.
Ton cœur, je sais comment réjouir ton cœur :
Lion, dormons dans notre maison jusqu’à l’aube.
Toi, puisque tu m’aimes,
Donne-moi, je t’en prie, tes caresses.
Mon seigneur dieu, mon seigneur protecteur,
Mon Shu-Sin qui réjouit le cœur d’Enlil,
Donne-moi, je t’en prie, tes caresses.
Ta place douce comme le miel,
Je t’en prie, pose la main sur elle,
Pose la main sur elle comme un manteau-gishban,
Referme en coupe ta main sur elle
Comme sur un manteau gishban-sikin.
Ceci est un poème-balbale d’Inanna. »
-Poème d’amour au roi sumérien Shu-Sin, daté du 2ème millénaire avant J.C. Cité dans Samuel Noah Kramer, L'histoire commence à Sumer, Flammarion, coll. Champ histoire, 2015 (1957 pour la première édition française), 316 pages, p.187-188.
Grande est ta beauté, douce comme le miel.
Lion, cher à mon cœur,
Grande est ta beauté, douce comme le miel.
Tu m’as captivée, laisse-moi demeurer tremblante devant toi :
Époux, je voudrais être conduite par toi dans la chambre.
Tu m’as captivée, laisse-moi demeurer tremblante devant toi :
Lion, je voudrais être conduite par toi dans la chambre.
Époux, laisse-moi te caresser :
Ma caresse amoureuse est plus suave que le miel.
Dans la chambre, remplie de miel,
Laisse-nous jouir de ton éclatante beauté.
Lion, laisse-moi te caresser :
Ma caresse amoureuse est plus suave que le miel.
Époux, tu as pris avec moi ton plaisir :
Dis-le à ma mère, et elle t’offrira des friandises ;
A mon père, et il te comblera de cadeaux.
Ton âme, je sais comment égayer ton âme :
Époux, dors dans notre maison jusqu’à l’aube.
Ton cœur, je sais comment réjouir ton cœur :
Lion, dormons dans notre maison jusqu’à l’aube.
Toi, puisque tu m’aimes,
Donne-moi, je t’en prie, tes caresses.
Mon seigneur dieu, mon seigneur protecteur,
Mon Shu-Sin qui réjouit le cœur d’Enlil,
Donne-moi, je t’en prie, tes caresses.
Ta place douce comme le miel,
Je t’en prie, pose la main sur elle,
Pose la main sur elle comme un manteau-gishban,
Referme en coupe ta main sur elle
Comme sur un manteau gishban-sikin.
Ceci est un poème-balbale d’Inanna. »
-Poème d’amour au roi sumérien Shu-Sin, daté du 2ème millénaire avant J.C. Cité dans Samuel Noah Kramer, L'histoire commence à Sumer, Flammarion, coll. Champ histoire, 2015 (1957 pour la première édition française), 316 pages, p.187-188.
L’amour est certes pointé du doigt, de manière
surprenante, chez Lucrèce :
« Enfin voilà deux jeunes corps enlacés qui
jouissent de leur jeunesse en fleur ; déjà ils pressentent les joies de la
volupté et Vénus va ensemencer le champ de la jeune femme. Les amants se
pressent avidement, mêlent leur salive et confondent leur souffle en
entrechoquant leurs dents. Vains efforts, puisque aucun des deux ne peut rien
détacher du corps de l'autre, non plus qu'y pénétrer et s'y fondre tout entier.
Car tel est quelquefois le but de leur lutte, on le voit à la passion qu'ils
mettent à serrer étroitement les liens de Vénus, quand tout l'être se pâme de
volupté. Enfin quand le désir concentré dans les veines a fait irruption, un
court moment d'apaisement succède à l'ardeur violente ; puis c'est un nouvel
accès de rage, une nouvelle frénésie. Car savent-ils ce qu'ils désirent, ces
insensés ? Ils ne peuvent trouver le remède capable de vaincre leur mal, ils
souffrent d'une blessure secrète et inconnaissable.
Ce n'est pas tout : les forces s'épuisent et succombent à la peine. Ce n'est pas tout encore : la vie de l'amant est vouée à l'esclavage. Il voit son bien se fondre, s'en aller en tapis de Babylone, il néglige ses devoirs ; sa réputation s'altère et chancelle. Tout cela pour des parfums, pour de belles chaussures de Sicyone qui rient aux pieds d'une maîtresse, pour d'énormes émeraudes dont la transparence s'enchâsse dans l'or ; pour de la pourpre sans cesse pressée et qui boit sans répit la sueur de Vénus. L'héritage des pères se convertit en bandeaux, en diadèmes, en robes, en tissus d'Alindes et de Céos. Tout s'en va en étoffes rares, en festins, en jeux ; ce ne sont que coupes pleines, parfums, couronnes, guirlandes . . . mais à quoi bon tout cela ? De la source même du plaisir on ne sait quelle amertume jaillit qui verse l'angoisse à l'amant jusque dans les fleurs. Tantôt c'est la conscience qui inspire le remords d'une oisiveté traînée dans la débauche ; tantôt c'est un mot équivoque laissé par la maîtresse à la minute du départ et qui s'enfonce dans un cœur comme un feu qui le consumera ; tantôt encore c'est le jeu des regards qui fait soupçonner un rival ou bien c'est sur le visage aimé une trace de sourire.
Encore est-ce là le triste spectacle d'un amour heureux ; mais les maux d'un amour malheureux et sans espoir apparaîtraient aux yeux fermés ; ils sont innombrables. La sagesse est donc de se tenir sur ses gardes, comme je l'ai enseigné, pour échapper au piège. Car éviter les filets de l'amour est plus aisé que d'en sortir une fois pris : les nœuds puissants de Vénus tiennent bien leur proie. » -Lucrèce, De Natura rerum.
Ce n'est pas tout : les forces s'épuisent et succombent à la peine. Ce n'est pas tout encore : la vie de l'amant est vouée à l'esclavage. Il voit son bien se fondre, s'en aller en tapis de Babylone, il néglige ses devoirs ; sa réputation s'altère et chancelle. Tout cela pour des parfums, pour de belles chaussures de Sicyone qui rient aux pieds d'une maîtresse, pour d'énormes émeraudes dont la transparence s'enchâsse dans l'or ; pour de la pourpre sans cesse pressée et qui boit sans répit la sueur de Vénus. L'héritage des pères se convertit en bandeaux, en diadèmes, en robes, en tissus d'Alindes et de Céos. Tout s'en va en étoffes rares, en festins, en jeux ; ce ne sont que coupes pleines, parfums, couronnes, guirlandes . . . mais à quoi bon tout cela ? De la source même du plaisir on ne sait quelle amertume jaillit qui verse l'angoisse à l'amant jusque dans les fleurs. Tantôt c'est la conscience qui inspire le remords d'une oisiveté traînée dans la débauche ; tantôt c'est un mot équivoque laissé par la maîtresse à la minute du départ et qui s'enfonce dans un cœur comme un feu qui le consumera ; tantôt encore c'est le jeu des regards qui fait soupçonner un rival ou bien c'est sur le visage aimé une trace de sourire.
Encore est-ce là le triste spectacle d'un amour heureux ; mais les maux d'un amour malheureux et sans espoir apparaîtraient aux yeux fermés ; ils sont innombrables. La sagesse est donc de se tenir sur ses gardes, comme je l'ai enseigné, pour échapper au piège. Car éviter les filets de l'amour est plus aisé que d'en sortir une fois pris : les nœuds puissants de Vénus tiennent bien leur proie. » -Lucrèce, De Natura rerum.
Mais Virgile, pour sa part, et s’il parle bien d’une
« frénésie » dans la
passion amoureuse de Didon pour Énée, ne va pas jusqu’au mépris –son portrait
de la reine de Carthage incite plutôt à la compassion : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/Virg/V04-296-449.html
Et cet amour est bien passionné tout autant mortel :
« A-t-il, vaincu, versé des larmes
ou a-t-il eu pitié de son amante ?
Quels
maux placer avant cela ? »
« Le
pieux Énée, malgré son désir d'apaiser la malheureuse,
de
la consoler et par ses paroles de la détourner de ses tourments
très
affecté et le cœur ébranlé par le grand amour qu'il éprouve,
obéit
pourtant aux ordres des dieux et va revoir sa flotte. »
« Amour
cruel, à quoi ne réduis-tu pas les cœurs des humains ! »
« Alors,
la pitoyable Didon, terrifiée par les destins,
appelle
la mort ; elle est lasse de voir la voûte du ciel. »
(Énéide,
IV, 4)
« C’est d’amour
que mourait déjà Didon. » -Daniel Bergez, Écrire l’amour. De l’Antiquité à Marguerite Duras, Éditions
Citadelles & Mazenod, Paris, 2015, 511 pages, p.14.
Ces faits sont manifestement fort gênants pour la
thèse d’une origine orientale, platonicienne, gnostique de l’amour-passion. Pourquoi, d’ailleurs, vouloir leur
trouver une origine historique (religieuse), plutôt que de supposer qu’il ne s’agisse
que d’une forme naturelle, contingente, éternelle, des relations humaines ?]
« Le platonisme, au temps de Platon et durant les siècles suivants, ne fut jamais une doctrine populaire, mais une sagesse ésotérique. Il en alla de même, plus tard, pour les mystères manichéens, et en partie pour ceux des Celtes.
Sur quoi le christianisme triompha. La primitive Église fut une communauté de faibles et de méprisés. Mais à partir de Constantin, puis des empereurs carolingiens, ses doctrines devinrent l’apanage des princes et des classes dominantes, qui les imposèrent par la force à tous les peuples d’Occident. Dès lors, les vieilles croyances païennes refoulées devinrent le refuge et l’espérance des tendances naturelles, non converties, et brimées par la loi nouvelle.
Le mariage, par exemple, n’avait pour les Anciens qu’une signification utilitaire, et limitée. Les coutumes permettaient le concubinat. Tandis que le mariage chrétien, en devenant un sacrement, imposait une fidélité insupportable à l’homme naturel. Supposons le cas du converti par force. Engagé malgré lui dans un cadre chrétien, mais privé des secours d’une foi réelle, un tel homme, fatalement, devait sentir en lui s’exalter la révolte du sang barbare. Il était prêt à accueillir, sous le couvert de formes catholiques, toutes les reviviscences des mystiques païennes capables de le « libérer ».
C’est ainsi que les doctrines secrètes, dont nous avons rappelé la parenté, ne devinrent largement vivantes en Occident que dans les siècles où elles se virent condamnées par le christianisme officiel. Et c’est ainsi que l’amour-passion, forme terrestre du culte de l’Éros, envahit la psyché des élites mal converties et souffrant du mariage. » (p.75)
« Le premier couple d’amants « passionnés » dont
l’histoire soit venue jusqu’à nous, c’est Héloïse et Abélard dont la rencontre
se situe en 1118, très précisément. » (p.77)
[Notre intervention précédente suggère que, quand
bien même un contre-exemple non-littéraire manquerait, on peut légitimement
douter de cette affirmation.]
« Qu’est-ce
que la poésie des troubadours ? L’exaltation de l’amour malheureux. […]
L’Europe n’a pas connu de poésie plus profondément rhétorique : non seulement dans ses formes verbales et musicales, mais si paradoxal que cela paraisse, dans son inspiration elle-même, puisque celle-ci prend sa source dans un système fixe de lois, qui seront codifiées sous le nom de leys d’amors. Mais il faut dire aussi que jamais rhétorique ne fut plus exaltante et fervente. Ce qu’elle exalte, c’est l’amour hors du mariage, car le mariage ne signifie que l’union des corps, tandis que l’« Amor », qui est l’Éros suprême, est l’élancement de l’âme vers l’union lumineuse, au-delà de tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi l’Amour suppose la chasteté. […] L’amour suppose aussi un rituel : le domnei ou donnoi, vasselage amoureux. Le poète a gagné sa dame par la beauté de son hommage musical. Il lui jure à genoux une éternelle fidélité, comme on fait à un suzerain. En gage d’amour, la dame donnait à son paladin-poète un anneau d’or, lui enjoignait de se lever, et lui déposait un baiser sur le front. Désormais, ces amants seront liés par les lois de la cortezia : le secret, la patience, et la mesure, qui n’est pas tout à fait synonyme de la chasteté, nous le verrons, mais plutôt de la retenue…Et surtout, l’homme sera le servant de la femme. » (p.78-79)
L’Europe n’a pas connu de poésie plus profondément rhétorique : non seulement dans ses formes verbales et musicales, mais si paradoxal que cela paraisse, dans son inspiration elle-même, puisque celle-ci prend sa source dans un système fixe de lois, qui seront codifiées sous le nom de leys d’amors. Mais il faut dire aussi que jamais rhétorique ne fut plus exaltante et fervente. Ce qu’elle exalte, c’est l’amour hors du mariage, car le mariage ne signifie que l’union des corps, tandis que l’« Amor », qui est l’Éros suprême, est l’élancement de l’âme vers l’union lumineuse, au-delà de tout amour possible en cette vie. Voilà pourquoi l’Amour suppose la chasteté. […] L’amour suppose aussi un rituel : le domnei ou donnoi, vasselage amoureux. Le poète a gagné sa dame par la beauté de son hommage musical. Il lui jure à genoux une éternelle fidélité, comme on fait à un suzerain. En gage d’amour, la dame donnait à son paladin-poète un anneau d’or, lui enjoignait de se lever, et lui déposait un baiser sur le front. Désormais, ces amants seront liés par les lois de la cortezia : le secret, la patience, et la mesure, qui n’est pas tout à fait synonyme de la chasteté, nous le verrons, mais plutôt de la retenue…Et surtout, l’homme sera le servant de la femme. » (p.78-79)
« On ne
saurait trop souligner le caractère miraculeux de cette double naissance, si
rapide : en l’espace d’une vingtaine d’années, naissance d’une vision de la femme
entièrement contraire aux mœurs traditionnelles –la femme se voit élevée
au-dessus de l’homme, dont elle devient l’idéal nostalgique- et naissance d’une
poésie à formes fixes, très compliquées et raffinées, sans précédent dans toute
l’Antiquité ni dans les quelques siècles de culture romane qui succèdent à la
renaissance carolingienne. » (p.79)
« Tout le
monde admet aujourd’hui que la poésie provençale et les conceptions de l’amour
qu’elle illustre, « loin de s’expliquer par les conditions où elle naquit,
semble en contradiction absolue avec ces conditions » [A. Jeanroy, La Poésie lyrique des Troubadours, 1934]. […] Or, s’il est à ce point évident » que
les troubadours ne tiraient rien de la réalité sociale, il paraît non moins
évident que leur conception de l’amour venait d’ailleurs. Quel pouvait être cet
ailleurs ? » (p.80)
« Dans le même
temps que le lyrisme du domnei, et
dans les mêmes provinces –Languedoc, Poitou, Rhénanie, Catalogne, Lombardie-
une hérésie puissante se répandait. L’on a pu dire de la religion cathare
qu’elle représenta pour l’Église un péril aussi grave que celui de l’arianisme.
Certains ne vont-ils pas jusqu’à prétendre qu’elle fit en Occident des millions
de fidèles secrets, malgré la très sanglante croisade des Albigeois, au XIIIème
siècle et jusqu’à la Réforme ?
L’on peut attribuer pour origine précise à l’hérésie les sectes néo-manichéennes d’Asie Mineure et les églises bogomiles de Dalmatie et de Bulgarie. Les « purs » ou cathares [Cathare vient du grec catharoi, purs] se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et l’on sait assez que la Gnose, de même que les doctrines de Mani ou Manès, plonge des racines dans la religion dualiste de l’Iran. » (p.82)
L’on peut attribuer pour origine précise à l’hérésie les sectes néo-manichéennes d’Asie Mineure et les églises bogomiles de Dalmatie et de Bulgarie. Les « purs » ou cathares [Cathare vient du grec catharoi, purs] se rattachaient aux grands courants gnostiques qui traversent le premier millénaire du christianisme. Et l’on sait assez que la Gnose, de même que les doctrines de Mani ou Manès, plonge des racines dans la religion dualiste de l’Iran. » (p.82)
« L’origine
permanente et toujours tragiquement actuelle de l’attitude cathare, ou d’une
manière plus générale du dualisme, dans les religions les plus diverses comme
dans la réflexion de millions d’individus fut et demeure le problème du Mal,
tel que l’homme spirituel l’expérimente dans ce monde.
Le christianisme apporte au problème du Mal une réponse dialectique et paradoxale qui se résume dans les mots de liberté et de grâce. Plus pessimiste et d’une logique plus massive, le dualisme statue l’existence absolument hétérogène du Bien et du Mal, c’est-à-dire de deux mondes et de deux créations. En effet : Dieu est Amour, mais le monde est mauvais. Donc Dieu ne saurait être l’auteur du monde, de ses ténèbres et du péché qui nous enserre. Sa création première dans l’ordre spirituel, puis animique, a été achevée dans l’ordre matériel par l’Ange révolté, le Grand Arrogant, le Démiurge, c’est-à-dire Lucifer ou Satan. Celui-ci a tenté les Ames ou Anges, en leur disant : « Qu’il leur valait mieux être en bas, où ils pourraient faire le mal et le bien, qu’en haut, où Dieu ne leur permettrait que le bien » [Prière cathare]. Pour mieux séduire les Ames, Lucifer leur a montré « une femme d’une beauté éclatante, qui les enflammées de désir ». Puis il a quitté le Ciel avec elle, pour descendre dans la matière et dans la manifestation sensible. Les Ames-Anges, ayant suivi Satan et la femme d’une beauté éclatante, ont été prises dans des corps matériels, qui leur étaient et leur demeurent étrangers. (Cette idée me paraît éclairer un sentiment fondamental chez l’homme, même de nos jours). L’âme, dès lors, se trouve séparée de son esprit, qui reste au Ciel. Tentée par la liberté, elle devient en fait prisonnière d’un corps aux appétits terrestres, soumis aux lois de la procréation et de la mort. Mais le Christ est venu parmi nous, pour nous montrer le chemin du retour à la Lumière. Ce Christ, en cela semblable à celui des Gnostiques et de Manès, ne s’est pas vraiment incarné : il n’a pris que l’apparence d’un homme. C’est ici la grande hérésie docétiste (du grec dokesis, apparence) qui, de Marcion jusqu’à nos jours, traduit notre refus tout « naturel » d’admettre le scandale d’un Dieu-Homme. Les cathares rejettent donc le dogme de l’Incarnation, et a fortiori sa traduction romaine dans le sacrement de la messe : ils le remplacent par une cène fraternelle, symbolisant des événements tout spirituels. Ils rejettent aussi le baptême par l’eau, et ne reconnaissent que le baptême par l’Esprit consolateur : ce consolamentum devient le rite majeur de leur Église. Il se donnait, lors des cérémonies d’initiation, aux frères qui acceptaient de renoncer le monde, et s’engageaient solennellement à se consacrer à Dieu seul, à ne jamais mentir ni prêter serment, à ne tuer ni manger nul animal, enfin à s’abstenir de tout contact avec leur femme, s’ils étaient mariés. […]
On a vu le rôle de la Femme, appât du Diable pour entraîner les âmes dans les corps. En retour (en revanche, dirait-on), un principe féminin, préexistant à la création matérielle, joue dans le catharisme un rôle tout analogue à celui de la Pistis-Sophia chez les gnostiques. A la femme instrument de la perdition des âmes, répond Marie, symbole de pure Lumière salvatrice, Mère intacte (immatérielle) de Jésus, et semble-t-il, Juge plein de douceur des esprits délivrés. […]
L’enfer étant la prison de la matière, Lucifer, l’ange révolté, n’y peut régner que pour le temps que durera « l’erreur » des âmes. Au terme du cycle de leurs épreuves –comportant plusieurs vies, physiques ou autres, pour les hommes non encore illuminés- la création sera réintégrée dans l’unité de l’Esprit originel, les pécheurs entraînés par Satan seront sauvés, et Satan lui-même rentrera dans l’obéissance du Très-Haut.
Le dualisme des cathares se résout donc en un véritable monisme eschatologique, tandis que l’orthodoxie chrétienne, décrétant la damnation éternelle du Diable et des pécheurs endurcis, aboutit à un dualisme final, bien qu’à l’encontre du manichéisme elle professe l’idée d’une création unique, toute divine et toute bonne aux origines.
Notons enfin ce dernier trait : comme ce fut le cas pour tant de sectes et de religions orientales –jaïnisme, bouddhisme, essénisme, gnosticisme chrétien –l’Église cathare se divisait en deux groupes : les « Parfaits » (perfecti) qui avaient reçu le consolamentum, et les simples « croyants » (credentes ou imperfecti). Seuls les seconds avaient le droit de se marier et de vivre dans le monde condamné par les purs, sans s’astreindre à tous les préceptes de la morale ésotérique : mortifications corporelles, mépris de la création, dissolution de tous les liens mondains.
Saint Bernard de Clairvaux (cité par Rahn) a pu dire des cathares, qu’il combattit pourtant de toutes ses forces : « Il n’y a certainement pas de sermons plus chrétiens que les leurs, et leurs mœurs étaient pures… »
Ce jugement rachète en partie les calomnies de l’Inquisition. Mais on s’étonne de voir ce saint docteur qualifier de « chrétienne » une prédication qui contredit plusieurs dogmes fondamentaux de son Église. Quant à la pureté de mœurs des cathares, nous avons vu qu’elle traduisait des croyances fort différentes de celles qui fondent la morale chrétienne orthodoxe. La condamnation de la chair, où certains croient voir aujourd’hui une caractéristique chrétienne, est en fait d’origine manichéenne et « hérétique ». Car il est essentiel de le rappeler ici : la « chair » dont parle saint Paul n’est pas le corps physique, mais le tout de l’homme naturel, corps, raison, facultés, désirs, donc l’âme aussi.
La croisade des Albigeois, conduite par l’abbé de Cîteaux, au commencement du XIIIème siècle, détruisit les cités des cathares, brûla leurs livres, massacra et brûla les populations qui aimaient, viola leurs sanctuaires, et leur dernier haut lieu, le château-temple de Montségur –enfin saccagea brutalement la civilisation très raffinée dont ils avaient été l’âme austère et secrète. Et cependant, de cette culture et de ses doctrines fondamentales, nous sommes encore tributaires, au-delà de ce que l’on imagine… » (p.83-87)
Le christianisme apporte au problème du Mal une réponse dialectique et paradoxale qui se résume dans les mots de liberté et de grâce. Plus pessimiste et d’une logique plus massive, le dualisme statue l’existence absolument hétérogène du Bien et du Mal, c’est-à-dire de deux mondes et de deux créations. En effet : Dieu est Amour, mais le monde est mauvais. Donc Dieu ne saurait être l’auteur du monde, de ses ténèbres et du péché qui nous enserre. Sa création première dans l’ordre spirituel, puis animique, a été achevée dans l’ordre matériel par l’Ange révolté, le Grand Arrogant, le Démiurge, c’est-à-dire Lucifer ou Satan. Celui-ci a tenté les Ames ou Anges, en leur disant : « Qu’il leur valait mieux être en bas, où ils pourraient faire le mal et le bien, qu’en haut, où Dieu ne leur permettrait que le bien » [Prière cathare]. Pour mieux séduire les Ames, Lucifer leur a montré « une femme d’une beauté éclatante, qui les enflammées de désir ». Puis il a quitté le Ciel avec elle, pour descendre dans la matière et dans la manifestation sensible. Les Ames-Anges, ayant suivi Satan et la femme d’une beauté éclatante, ont été prises dans des corps matériels, qui leur étaient et leur demeurent étrangers. (Cette idée me paraît éclairer un sentiment fondamental chez l’homme, même de nos jours). L’âme, dès lors, se trouve séparée de son esprit, qui reste au Ciel. Tentée par la liberté, elle devient en fait prisonnière d’un corps aux appétits terrestres, soumis aux lois de la procréation et de la mort. Mais le Christ est venu parmi nous, pour nous montrer le chemin du retour à la Lumière. Ce Christ, en cela semblable à celui des Gnostiques et de Manès, ne s’est pas vraiment incarné : il n’a pris que l’apparence d’un homme. C’est ici la grande hérésie docétiste (du grec dokesis, apparence) qui, de Marcion jusqu’à nos jours, traduit notre refus tout « naturel » d’admettre le scandale d’un Dieu-Homme. Les cathares rejettent donc le dogme de l’Incarnation, et a fortiori sa traduction romaine dans le sacrement de la messe : ils le remplacent par une cène fraternelle, symbolisant des événements tout spirituels. Ils rejettent aussi le baptême par l’eau, et ne reconnaissent que le baptême par l’Esprit consolateur : ce consolamentum devient le rite majeur de leur Église. Il se donnait, lors des cérémonies d’initiation, aux frères qui acceptaient de renoncer le monde, et s’engageaient solennellement à se consacrer à Dieu seul, à ne jamais mentir ni prêter serment, à ne tuer ni manger nul animal, enfin à s’abstenir de tout contact avec leur femme, s’ils étaient mariés. […]
On a vu le rôle de la Femme, appât du Diable pour entraîner les âmes dans les corps. En retour (en revanche, dirait-on), un principe féminin, préexistant à la création matérielle, joue dans le catharisme un rôle tout analogue à celui de la Pistis-Sophia chez les gnostiques. A la femme instrument de la perdition des âmes, répond Marie, symbole de pure Lumière salvatrice, Mère intacte (immatérielle) de Jésus, et semble-t-il, Juge plein de douceur des esprits délivrés. […]
L’enfer étant la prison de la matière, Lucifer, l’ange révolté, n’y peut régner que pour le temps que durera « l’erreur » des âmes. Au terme du cycle de leurs épreuves –comportant plusieurs vies, physiques ou autres, pour les hommes non encore illuminés- la création sera réintégrée dans l’unité de l’Esprit originel, les pécheurs entraînés par Satan seront sauvés, et Satan lui-même rentrera dans l’obéissance du Très-Haut.
Le dualisme des cathares se résout donc en un véritable monisme eschatologique, tandis que l’orthodoxie chrétienne, décrétant la damnation éternelle du Diable et des pécheurs endurcis, aboutit à un dualisme final, bien qu’à l’encontre du manichéisme elle professe l’idée d’une création unique, toute divine et toute bonne aux origines.
Notons enfin ce dernier trait : comme ce fut le cas pour tant de sectes et de religions orientales –jaïnisme, bouddhisme, essénisme, gnosticisme chrétien –l’Église cathare se divisait en deux groupes : les « Parfaits » (perfecti) qui avaient reçu le consolamentum, et les simples « croyants » (credentes ou imperfecti). Seuls les seconds avaient le droit de se marier et de vivre dans le monde condamné par les purs, sans s’astreindre à tous les préceptes de la morale ésotérique : mortifications corporelles, mépris de la création, dissolution de tous les liens mondains.
Saint Bernard de Clairvaux (cité par Rahn) a pu dire des cathares, qu’il combattit pourtant de toutes ses forces : « Il n’y a certainement pas de sermons plus chrétiens que les leurs, et leurs mœurs étaient pures… »
Ce jugement rachète en partie les calomnies de l’Inquisition. Mais on s’étonne de voir ce saint docteur qualifier de « chrétienne » une prédication qui contredit plusieurs dogmes fondamentaux de son Église. Quant à la pureté de mœurs des cathares, nous avons vu qu’elle traduisait des croyances fort différentes de celles qui fondent la morale chrétienne orthodoxe. La condamnation de la chair, où certains croient voir aujourd’hui une caractéristique chrétienne, est en fait d’origine manichéenne et « hérétique ». Car il est essentiel de le rappeler ici : la « chair » dont parle saint Paul n’est pas le corps physique, mais le tout de l’homme naturel, corps, raison, facultés, désirs, donc l’âme aussi.
La croisade des Albigeois, conduite par l’abbé de Cîteaux, au commencement du XIIIème siècle, détruisit les cités des cathares, brûla leurs livres, massacra et brûla les populations qui aimaient, viola leurs sanctuaires, et leur dernier haut lieu, le château-temple de Montségur –enfin saccagea brutalement la civilisation très raffinée dont ils avaient été l’âme austère et secrète. Et cependant, de cette culture et de ses doctrines fondamentales, nous sommes encore tributaires, au-delà de ce que l’on imagine… » (p.83-87)
« Les données
du problème sont, en gros, les suivantes. D’une part, l’hérésie cathare et
l’amour courtois se développent simultanément, dans le temps (XIIème siècle)
comme dans l’espace (midi de la France). Comment croire que ces deux mouvements
soient dépourvus de toute espèce de liens ? S’ils étaient demeurés sans nul
rapport, ne serait-ce pas plus étrange que tout ? Mais en revanche, quelle
espèce de liens peut-on imaginer entre ces noirs cathares, que leur ascétisme
contraignait à fuir tout contact avec l’autre sexe et ces clairs troubadours,
joyeux et fous, dit-on, chantant l’amour, le printemps, l’aube, les vergers
fleuris et la Dame ?
Tout notre rationalisme moderne appuie les savants romanistes dans leur conclusion unanime : rien de commun entre cathares et troubadours ! Mais l’irrépressible intuition des aventureux que j’ai cités répond, avec notre bon sens : démontrez-nous, dans ce cas, comment cathares et troubadours auraient pu se côtoyer chaque jour sans se connaître, et vivre dans deux mondes absolument étanches, au sein de la grande révolution psychique du XIIème siècle ! » (p.88-89)
Tout notre rationalisme moderne appuie les savants romanistes dans leur conclusion unanime : rien de commun entre cathares et troubadours ! Mais l’irrépressible intuition des aventureux que j’ai cités répond, avec notre bon sens : démontrez-nous, dans ce cas, comment cathares et troubadours auraient pu se côtoyer chaque jour sans se connaître, et vivre dans deux mondes absolument étanches, au sein de la grande révolution psychique du XIIème siècle ! » (p.88-89)
« Raimon V,
comte de Toulouse et suzerain du Languedoc, écrit en 1177 : « L’hérésie a
pénétré partout. Elle a jeté la discorde dans toutes les familles, divisant le
mari et la femme, le fils et le père, la bru et la belle-mère. Les prêtres
eux-mêmes cèdent à la tentation. Les églises sont désertes et tombent en ruine…
Les personnages les plus importants de ma terre se sont laissé corrompre. La
foule a suivi leur exemple et abandonné la foi (catholique), ce qui fait que je
n’ose ni ne puis rien entreprendre ». Est-il imaginable que les troubadours
aient vécu et chanté dans ce monde-là sans se soucier de ce que pensaient,
croyaient et sentaient les seigneurs aux dépends desquels ils vivaient ? On a
rétorqué à cela que les premiers troubadours sont apparus dans le Poitou et le
Limousin, tandis que l’hérésie avait son centre plus au sud, dans le comté de
Toulouse. C’est oublier que l’hérésie est descendue du nord au sud, par Reims,
Orléans, puis Limoges et le Poitou, précisément ! On a dit aussi que les cours
les plus souvent citées par les troubadours comme particulièrement
accueillantes, étaient celles des seigneurs demeurés orthodoxes : mais cette
observation n’est pas toujours exacte –il s’en faut de beaucoup, comme on va
voir !- et de plus il se peut très bien que le seul fait que les troubadours
les fréquentassent révèle tout au contraire les tendances hérétiques de ces
cours. Voici le début d’une chanson de Peire Vidal :
Mon cœur se réjouit à cause du renouveau si agréable et si doux, et à cause du château de Fanjeaux, qui me semble le Paradis ; car amour et joie s’y enferment, ainsi que tout ce qui convient à l’honneur, et courtoisie sincère et parfaite.
Mon cœur se réjouit à cause du renouveau si agréable et si doux, et à cause du château de Fanjeaux, qui me semble le Paradis ; car amour et joie s’y enferment, ainsi que tout ce qui convient à l’honneur, et courtoisie sincère et parfaite.
Qui
oserait dire, ou qui penserait un seul instant, que ces vers rendent un son «
cathare » ? Mais qu’est-ce que ce château de Fanjeaux ? L’une des maisons-mères
des cathares ! Le plus fameux des évêques hérétiques, Guilabert de Castres, la
dirigea en personne dès 1193 (notre poème pouvant être daté des environs de
1190) et c’est là qu’Esclarmonde de Foix, la plus grande Dame de l’hérésie,
recevra le consolamentum ! » (p.89-90)
« Est-ce pure
coïncidence, si les troubadours comme les cathares glorifient –sans toujours
l’exercer- la vertu de chasteté ? Est-ce pure coïncidence si, comme les « purs
», ils ne reçoivent de leur Dame qu’un baiser d’initiation ? Et s’ils
distinguent deux degrés dans le domnei (le
pregaire, ou prière, et l’entendeire)
comme on distingue dans l’Église d’Amour
les « croyants » et les « parfaits » ? Et s’ils raillent les liens du mariage,
cette jurata fornicatio, selon les
cathares ? Et s’ils invectivent les clercs et leurs alliés les féodaux ? Et
s’ils vivent de préférence à la manière errante des « purs » qui s’en allaient
deux par deux sur les routes ? Et si l’on retrouve, enfin, dans certains de
leurs vers, des expressions tirées de la liturgie cathare ? » (p.91)
« Pourquoi
sont-ils tous à jurer que jamais ils ne trahiront le secret de leur grande
passion –comme s’il s’agissait d’une foi, et d’une foi initiatique ? »
(p.95)
« Si la Dame
n’est pas simplement l’Église d’Amour des cathares (comme ont pu le croire
Aroux et Péladan), ni la Maria-Sophia des hérésies gnostiques (le Principe
féminin de la divinité), ne serait-elle pas l’Anima, ou plus précisément encore
: la part spirituelle de l’homme, celle que son âme emprisonnée dans le corps
appelle d’un amour nostalgique que la mort seule pourra combler ?
Dans les Képhalaïa ou Chapitres de Manès, on peut lire au chapitre X comment l’élu qui a renoncé au monde reçoit l’imposition des mains (ce sera chez les cathares le consolamentum, généralement donné à l’approche de la mort) ; comment il se voit de la sorte « ordonné » dans l’Esprit de Lumière ; comment, au moment de sa mort, la forme de Lumière, qui est son Esprit, lui apparaît et le console par un baiser ; comment son ange lui tend la main droite et le salue également d’un baiser d’amour ; comment enfin l’élu vénère sa propre forme de lumière, sa salvatrice.
Or, qu’attendait de la « Dame de ses pensées », inaccessible par essence, toujours placée « en trop haut lieu » pour lui, le troubadour souffrant de l’amour vrai ? Un seul baiser, un seul regard, un seul salut. » (p.97)
Dans les Képhalaïa ou Chapitres de Manès, on peut lire au chapitre X comment l’élu qui a renoncé au monde reçoit l’imposition des mains (ce sera chez les cathares le consolamentum, généralement donné à l’approche de la mort) ; comment il se voit de la sorte « ordonné » dans l’Esprit de Lumière ; comment, au moment de sa mort, la forme de Lumière, qui est son Esprit, lui apparaît et le console par un baiser ; comment son ange lui tend la main droite et le salue également d’un baiser d’amour ; comment enfin l’élu vénère sa propre forme de lumière, sa salvatrice.
Or, qu’attendait de la « Dame de ses pensées », inaccessible par essence, toujours placée « en trop haut lieu » pour lui, le troubadour souffrant de l’amour vrai ? Un seul baiser, un seul regard, un seul salut. » (p.97)
« On sait que
l’un des lieux communs de la rhétorique courtoise consiste à se plaindre «
d’aimer en lieu trop élevé ». Les érudits commentent : le pauvre troubadour, de
basse extraction sociale en général, s’est épris de la femme d’un haut baron,
qui le dédaigne. Certes, cela se vérifie dans quelques cas. Mais comment
expliquer alors qu’un Alphonse d’Aragon, puissant roi, ait exalté dans ses
poèmes cette même plainte ? Rien n’est trop haut pour lui, c’est évident, s’il
ne s’agit que de ce monde. En vérité, la question se ramène à savoir pourquoi le
poète choisit d’aimer si haut, choisit l’Inaccessible. » (p.97-98)
« On veut à
tout prix que le langage des troubadours soit le langage naturel de l’amour
humain, transposé à l’amour divin. Alors qu’historiquement, c’est le contraire
qui s’est produit. » (p.103)
« Jaufré
Rudel, prince de Blaye, dit très nettement que sa Dame est une création de son
esprit, et qu’elle s’évanouit avec l’aube. Ailleurs, c’est la « princesse
lointaine » qu’il veut aimer. » (p.106)
« Tout ceci
m’amène à conclure –quels qu’aient pu être mes scrupules à l’origine- que le lyrisme courtois fut au moins inspiré
par l’atmosphère religieuse du catharisme. » (p.109)
[Cette thèse est vraisemblable –sous réserve de
recherches ultérieures-, compte tenu des éléments que de Rougemont a pu apporter.]
« Comment de
la confuse combinaison de doctrines plus ou moins chrétiennes, manichéennes et
néo-platoniciennes eût-il pu naître une rhétorique aussi précise que celle des
troubadours ? C’est l’argument que les romanistes ont coutume d’opposer à
l’interprétation religieuse de l’art courtois.
Or il se trouve que, dès le IXème siècle, une synthèse non moins « improbable » de manichéisme iranien, de néo-platonisme et d’islamisme s’était bel et bien opérée en Arabie, et de plus, s’était exprimée par une poésie religieuse dont les métaphores érotiques offrent les plus frappantes analogies avec les métaphores courtoises. » (p.113)
Or il se trouve que, dès le IXème siècle, une synthèse non moins « improbable » de manichéisme iranien, de néo-platonisme et d’islamisme s’était bel et bien opérée en Arabie, et de plus, s’était exprimée par une poésie religieuse dont les métaphores érotiques offrent les plus frappantes analogies avec les métaphores courtoises. » (p.113)
« L’orthodoxie
musulmane, pas plus que la catholique, ne pouvait admettre qu’il y eût en
l’homme une part divine dont l’exaltation aboutît à la fusion de l’âme et de la
Divinité. Or le langage érotico-religieux des poètes mystiques tendait à
établir cette confusion du Créateur et de la créature. Et l’on accusa ces
poètes de manichéisme déguisé, sur la foi de leur langage symbolique. Al-Hallaj
et Sohrawardi devaient même payer de leur vie cette accusation d’hérésie.
Il est bien émouvant de constater que tous les termes d’une pareille polémique s’appliquent au cas des troubadours, et plus tard, nous le verrons, mutadis, mutandis, au cas des grands mystiques occidentaux, de Maître Eckhart à Jean de la Croix. » (p.113)
Il est bien émouvant de constater que tous les termes d’une pareille polémique s’appliquent au cas des troubadours, et plus tard, nous le verrons, mutadis, mutandis, au cas des grands mystiques occidentaux, de Maître Eckhart à Jean de la Croix. » (p.113)
« Une brève
revue des thèmes « courtois » de la mystique arabe fera sentir à quelles
profondeurs le parallélisme trouve ses origines, et jusque dans quels détails
il se poursuit.
A : Sohrawardi nomme les amants des Frères de la Vérité, « appellation s’adressant à des amants mystiques qui s’entendent dans une idéalisation, commune » et fonde ainsi une communauté –comparable à l’Église d’Amour des cathares.
B : Selon le manichéisme iranien, dont s’inspiraient les mystiques de l’école illuminative de Sohrawardi, une jeune fille éblouissante attend le fidèle à la sortie du pont Cinvat et lui déclare : « Je suis toi-même ! ». Or selon certains interprètes de la mystique des troubadours, la Dame des pensées ne serait autre que la part spirituelle et angélique de l’homme, son vrai moi. Ce qui pourrait nous orienter vers une compréhension nouvelle de ce que nous appelions le « narcissisme de la passion » (à propos de Tristan, chap. VIII du Livre Ier).
C : Le Familier des Amants est construit sur l’allégorie du « Château de l’Ame » et de ses différents étages et loges. Dans l’une de ces loges habite un personnage qui se nomme l’Idée voilée. Elle « connaît les secrets qui guérissent et c’est d’elle que l’on apprend la magie ». (L’Iseut celtique était aussi une magicienne, « objet de contemplation, spectacle mystérieux »). Dans le Château de l’Ame habitent d’autres personnages allégoriques, tels que Beauté, Désir et Angoisse, le Renseigné, le Probateur, le Bien connu : comment ne pas songer au Roman de la Rose ? Et le symbolisme chevaleresque se retrouve dans l’ouvrage de Nizami de Ganja : le Roman des Sept Beautés, qui conte les aventures de sept jeunes filles vêtues aux couleurs des planètes que visite un roi-chevalier.
Nous retrouverons le Château de l’Ame parmi les symboles préférés d’un Ruysbroek et d’une sainte Thérèse…
D : Dans un poème du « sultan des amoureux », Omar Ibn Al-Faridh –pour prendre un exemple entre cent- l’auteur décrit la passion terrible qui l’envoûte :
Mes concitoyens, étonnés de me voir esclave, ont dit : Pourquoi ce jeune homme a-t-il été pris de folie ?
Et que peuvent-ils dire de moi, sinon que je m’occupe de Nou’m ? Oui, en vérité, je m’occupe de Nou’m.
Quand Nou’m me gratifie d’un regard, cela m’est égal que Sou’da ne soit pas complaisante.
« Nou’m » est le nom conventionnel de la femme aimée, et signifie ici Dieu. Or les troubadours nommaient aussi la Dame de leurs pensées d’un nom conventionnel ou senhal, derrière lequel nos érudits s’épuisent à retrouver des personnages historiques…
La salutation est le salut que l’initié voulait donner au Sage, mais que celui-ci, prévenant, donne le premier […] c’est l’un des thèmes constants du lyrisme des troubadours, puis de Dante et enfin de Pétrarque. Tous ces poètes attachent au « salut » de la Dame une importance apparemment démesurée, mais qui s’explique fort bien si l’on prend garde au sens liturgique du salut.
F : Les mystiques arabes insistent sur la nécessité de garder le secret de l’Amour divin. Ils dénoncent sans relâche les indiscrets qui voudraient s’enquérir des mystères sans y participer de toute leur foi. A l’interrogation d’un impatient : « Qu’est-ce que le soufisme ? » Al-Hallaj répond : « Ne t’attaque pas à Nous, regarde notre doigt que nous avons déjà teint dans le sang des amants. » De plus, les indiscrets sont soupçonnés d’intentions mauvaises : ce sont eux qui dénoncent les amants à l’autorité orthodoxe, c’est-à-dire qui révèlent à la censure dogmatique le sens secret des allégories.
Or dans la plupart des poèmes provençaux apparaissent des personnages qualifiés de losengiers (médisants, indiscrets, espions) et que le troubadour couvre d’invectives. Nos savants commentateurs ne savent trop que faire de ces encombrants losengiers, et tentent de s’en débarrasser en affirmant que les amants du XIIème siècle tenaient énormément au secret de leurs liaisons (ce qui les distinguerait, sans doute, des amants de tous les autres siècles ?)
G : Enfin, la louange de la mort d’amour est le leitmotiv du lyrisme mystique des Arabes. » (p.113-115)
A : Sohrawardi nomme les amants des Frères de la Vérité, « appellation s’adressant à des amants mystiques qui s’entendent dans une idéalisation, commune » et fonde ainsi une communauté –comparable à l’Église d’Amour des cathares.
B : Selon le manichéisme iranien, dont s’inspiraient les mystiques de l’école illuminative de Sohrawardi, une jeune fille éblouissante attend le fidèle à la sortie du pont Cinvat et lui déclare : « Je suis toi-même ! ». Or selon certains interprètes de la mystique des troubadours, la Dame des pensées ne serait autre que la part spirituelle et angélique de l’homme, son vrai moi. Ce qui pourrait nous orienter vers une compréhension nouvelle de ce que nous appelions le « narcissisme de la passion » (à propos de Tristan, chap. VIII du Livre Ier).
C : Le Familier des Amants est construit sur l’allégorie du « Château de l’Ame » et de ses différents étages et loges. Dans l’une de ces loges habite un personnage qui se nomme l’Idée voilée. Elle « connaît les secrets qui guérissent et c’est d’elle que l’on apprend la magie ». (L’Iseut celtique était aussi une magicienne, « objet de contemplation, spectacle mystérieux »). Dans le Château de l’Ame habitent d’autres personnages allégoriques, tels que Beauté, Désir et Angoisse, le Renseigné, le Probateur, le Bien connu : comment ne pas songer au Roman de la Rose ? Et le symbolisme chevaleresque se retrouve dans l’ouvrage de Nizami de Ganja : le Roman des Sept Beautés, qui conte les aventures de sept jeunes filles vêtues aux couleurs des planètes que visite un roi-chevalier.
Nous retrouverons le Château de l’Ame parmi les symboles préférés d’un Ruysbroek et d’une sainte Thérèse…
D : Dans un poème du « sultan des amoureux », Omar Ibn Al-Faridh –pour prendre un exemple entre cent- l’auteur décrit la passion terrible qui l’envoûte :
Mes concitoyens, étonnés de me voir esclave, ont dit : Pourquoi ce jeune homme a-t-il été pris de folie ?
Et que peuvent-ils dire de moi, sinon que je m’occupe de Nou’m ? Oui, en vérité, je m’occupe de Nou’m.
Quand Nou’m me gratifie d’un regard, cela m’est égal que Sou’da ne soit pas complaisante.
« Nou’m » est le nom conventionnel de la femme aimée, et signifie ici Dieu. Or les troubadours nommaient aussi la Dame de leurs pensées d’un nom conventionnel ou senhal, derrière lequel nos érudits s’épuisent à retrouver des personnages historiques…
La salutation est le salut que l’initié voulait donner au Sage, mais que celui-ci, prévenant, donne le premier […] c’est l’un des thèmes constants du lyrisme des troubadours, puis de Dante et enfin de Pétrarque. Tous ces poètes attachent au « salut » de la Dame une importance apparemment démesurée, mais qui s’explique fort bien si l’on prend garde au sens liturgique du salut.
F : Les mystiques arabes insistent sur la nécessité de garder le secret de l’Amour divin. Ils dénoncent sans relâche les indiscrets qui voudraient s’enquérir des mystères sans y participer de toute leur foi. A l’interrogation d’un impatient : « Qu’est-ce que le soufisme ? » Al-Hallaj répond : « Ne t’attaque pas à Nous, regarde notre doigt que nous avons déjà teint dans le sang des amants. » De plus, les indiscrets sont soupçonnés d’intentions mauvaises : ce sont eux qui dénoncent les amants à l’autorité orthodoxe, c’est-à-dire qui révèlent à la censure dogmatique le sens secret des allégories.
Or dans la plupart des poèmes provençaux apparaissent des personnages qualifiés de losengiers (médisants, indiscrets, espions) et que le troubadour couvre d’invectives. Nos savants commentateurs ne savent trop que faire de ces encombrants losengiers, et tentent de s’en débarrasser en affirmant que les amants du XIIème siècle tenaient énormément au secret de leurs liaisons (ce qui les distinguerait, sans doute, des amants de tous les autres siècles ?)
G : Enfin, la louange de la mort d’amour est le leitmotiv du lyrisme mystique des Arabes. » (p.113-115)
« De Bagdad à
l’Andalousie, la poésie arabe est une, par sa langue et l’échange continu.
L’Andalousie touche aux royaumes espagnols, dont les souverains se mêlent à
ceux du Languedoc et du Poitou. L’épanouissement du lyrisme andalou aux Xème et
XIème siècles nous est aujourd’hui bien connu. La prosodie précise du
zadjal est celle-là même que reproduit le
premier troubadour, Guillaume de Poitiers, dans cinq sur onze des poèmes de lui
qui nous restent. Les « preuves » de l’influence andalouse sur les poètes
courtois ne sont plus à faire. » (p.117)
« C’est ainsi qu’au dernier confluent des « hérésies
» de l’âme et de celles du désir, venues du même Orient par les deux rives de
la mer civilisatrices, naquit le grand modèle occidental du langage de
l’amour-passion. » (p.118)
[La position de Denis de Rougemont connaît des
fluctuations problématiques. Le Moyen-âge a-t-il marqué l’invention de l’amour-passion,
ou a-t-il, éventuellement sous l’influence du catharisme, donné à un langage à un type de comportement (l’amour-passion,
voir l’amour tout court, puisque de Rougemont semble ne pas lui reconnaître d’existence
dans l’Antiquité) transhistorique ? En fait c’est bien cette première
thèse, radicale, et invraisemblable, que défend l’auteur : « Avant que les troubadours et les romanciers
de la Table Ronde aient donné un langage, une expression à l’amour, on n’en
parlait pas ; donc, il y a bien des chances pour que les gens n’aient pas
éprouvés ces sentiments, puisqu’ils ne savaient pas les dire. » -Denis
de Rougemont, Entretient avec Gaston Nicole et Roland Bahy, 8 novembre 1971.]
« La croisade
contre les cathares : le premier génocide ou massacre systématique d’un peuple,
enregistré par notre histoire « chrétienne » de l’Occident. » (p.122)
« C’est au
XIIème siècle que s’atteste en Europe une modification radicale du jeu
d’échecs, originaire de l’Inde. Au lieu des quatre rois qui dominaient le jeu
primitif, on voit la Dame (ou Reine) prendre le pas sur toutes les pièces, sauf
sur le Roi, celui-ci se trouvant réduit à sa moindre puissance d’action réelle,
tout en demeurant l’enjeu final et le personnage sacré. » (p.122)
« Au XIIème
siècle, l’on assiste dans le midi de la France à un relâchement notable du lien
féodal et patriarcal (partage égal des domaines entre tous les fils, ou «
pariage », d’où perte d’autorité du Suzerain) ; à une sorte de pré-Renaissance
individualiste. » (p.124)
« L’amour
courtois est né au XIIème siècle, en pleine révolution de la psyché
occidentale. Il a surgi du même mouvement qui fit remonter au demi-jour de la
conscience et de l’expression lyrique de l’âme, le Principe féminin de la çakti, le culte de la Femme, de la Mère, de la
Vierge. Il participe de cette épiphanie de l’Anima, qui figure à mes yeux, dans
l’homme occidental, le retour d’un Orient symbolique. Il nous devient
intelligible par certaines de ses marques historiques : sa relation
littéralement congénitale avec l’hérésie des cathares, et son opposition
sournoise ou déclarée au concept chrétien du mariage. Mais il nous resterait
indifférent s’il n’avait gardé dans nos vies, au travers des nombreux avatars
dont nous allons décrire la procession, une virulence intime, perpétuellement
nouvelle. » (p.135-136)
« Le point de
départ de Lancelot –comme de Tristan- c’est le péché contre l’amour courtois,
la possession physique d’une femme réelle, la « profanation » de l’amour. Et c’est
à cause de cette faute initiale que Lancelot ne trouvera pas le Graal, et sera
cent fois humilié quand il errera dans la voie céleste. Il a choisi la voie
terrienne, il a trahi l’Amour mystique, il n’est pas « pur ». Seuls les « purs
» et les vrais « sauvages » comme Bohor, Perceval et Galaad parviendront à
l’initiation. […]
Dans Tristan, la faute initiale est douloureusement rachetée par une longue pénitence des amants. C’est pourquoi le roman finit « bien » -au sens de la mystique cathare- c’est-à-dire aboutit à la double mort volontaire. » (p.141)
Dans Tristan, la faute initiale est douloureusement rachetée par une longue pénitence des amants. C’est pourquoi le roman finit « bien » -au sens de la mystique cathare- c’est-à-dire aboutit à la double mort volontaire. » (p.141)
« Un fond
celtique de légendes religieuses –d’ailleurs très anciennement commun au Midi
languedocien et ibérique et au Nord irlandais et breton ; des coutumes de
chevalerie féodale ; des apparences d’orthodoxie chrétienne ; une sensualité
parfois très complaisante ; enfin la fantaisie individuelle des poètes : tels
sont donc en fin de compte les éléments sur lesquels la doctrine hérétique de
l’Amour, profondément manichéenne dans son esprit, opéra ses transmutations.
Ainsi naquit le mythe de Tristan. » (p.147)
« La première
recréation du mythe, par un esprit remarquablement conscient de ses
implications théologiques, fut le fait de Gottfried de Strasbourg, vers le
début du XIIIème siècle.
Gottfried était un clerc, qui lisait le français (il cite souvent des vers de Thomas dans son texte), et qui se passionnait pour les grandes polémiques où venaient de s’affronter Bernard de Clairvaux et les cathares, mais aussi Abélard, l’école de Chartres, et plusieurs hérétiques très dangereusement voisins de la « mystique du cœur ».
Théologien, poète, et conscient de ses choix, Gottfried révèle beaucoup mieux que ses modèles l’importance proprement religieuse du mythe dualiste de Tristan. Mais aussi, pour la même raison, il avoue mieux que tous les autres cet élément fondamental du mythe : l’angoisse de la sensualité, et l’orgueil, « humaniste » qui la compense. Angoisse : l’instinct sexuel est ressenti comme un destin cruel, une tyrannie ; orgueil : cette tyrannie sera conçue comme une force divinisante –c’est-à-dire dressant l’homme contre Dieu-, sitôt qu’on aura décidé de lui céder. (Ce paradoxe annonce l’amor fati de Nietzsche). […]
Son long poème inachevé –ils nous en reste près de 19 000 vers, mais la mort des amants, quoique annoncée, ne fut jamais écrite –est à la fois religieux et plus sensuel que ceux de Béroul et de Thomas. Et surtout, il dit et commente ce que les Bretons montraient sans l’expliquer ni même s’en étonner, apparemment. Il développe et révèle ainsi tout le catharisme latent de la légende sans auteur.
A : Le « Jugement de Dieu » est une coutume barbare, mais l’Église l’admettait au XIIème siècle et venait de l’appliquer, précisément, à des femmes de Cologne et Strasbourg, à juste titre soupçonnées de catharisme. L’épreuve consistait à saisir à main nue une barre de fer portée au rouge : seuls les menteurs ou les parjures étaient brûlés. On sait qu’Iseut, soupçonnée de trahir sa fidélité au roi Marc, s’offre au jugement par un mouvement d’orgueil et de défi démesuré. Elle jure n’avoir jamais été dans les bras d’un autre homme que son mari, si ce n’est, ajoute-t-elle en riant, dans les bras du pauvre passeur qui vient de l’aider à franchir une rivière : or c’était Tristan déguisé. Elle sort intacte de l’épreuve. Gottfried commente : « Ce fut ainsi chose manifeste et avérée devant tous que le très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme une simple étoffe… Il se prête et s’adapte à tout, selon le cœur de chacun, à la sincérité comme à la tromperie… Il est toujours ce que l’on veut qu’il soit. » L’allusion au « cœur » est nettement dirigée contre Bernard de Clairvaux, dont les écrits étaient si familiers au poète qu’il imite bien souvent leur dialectique de la souffrance, du désir et de l’extase, quitte à en inverser les conclusions : l’extase finale n’aboutit point au jour de Dieu mais à la nuit de la passion, non point au salut de la personne mais bien à sa dissolution.
Tout le passage cité trahit d’ailleurs un virulent ressentiment contre les doctrines orthodoxes qui « plient le Christ comme une simple étoffe » et lui font sanctionner après coup tout ce que condamnent, aux yeux de Gottfried et des hérétiques de son temps, l’Évangile « pur » et la gnose dualiste : le monde manifesté, la chair en général, et dans ce monde l’ordre social du temps (féodal, clérical, et guerrier), et dans cet ordre le mariage. » (p.147-150)
Gottfried était un clerc, qui lisait le français (il cite souvent des vers de Thomas dans son texte), et qui se passionnait pour les grandes polémiques où venaient de s’affronter Bernard de Clairvaux et les cathares, mais aussi Abélard, l’école de Chartres, et plusieurs hérétiques très dangereusement voisins de la « mystique du cœur ».
Théologien, poète, et conscient de ses choix, Gottfried révèle beaucoup mieux que ses modèles l’importance proprement religieuse du mythe dualiste de Tristan. Mais aussi, pour la même raison, il avoue mieux que tous les autres cet élément fondamental du mythe : l’angoisse de la sensualité, et l’orgueil, « humaniste » qui la compense. Angoisse : l’instinct sexuel est ressenti comme un destin cruel, une tyrannie ; orgueil : cette tyrannie sera conçue comme une force divinisante –c’est-à-dire dressant l’homme contre Dieu-, sitôt qu’on aura décidé de lui céder. (Ce paradoxe annonce l’amor fati de Nietzsche). […]
Son long poème inachevé –ils nous en reste près de 19 000 vers, mais la mort des amants, quoique annoncée, ne fut jamais écrite –est à la fois religieux et plus sensuel que ceux de Béroul et de Thomas. Et surtout, il dit et commente ce que les Bretons montraient sans l’expliquer ni même s’en étonner, apparemment. Il développe et révèle ainsi tout le catharisme latent de la légende sans auteur.
A : Le « Jugement de Dieu » est une coutume barbare, mais l’Église l’admettait au XIIème siècle et venait de l’appliquer, précisément, à des femmes de Cologne et Strasbourg, à juste titre soupçonnées de catharisme. L’épreuve consistait à saisir à main nue une barre de fer portée au rouge : seuls les menteurs ou les parjures étaient brûlés. On sait qu’Iseut, soupçonnée de trahir sa fidélité au roi Marc, s’offre au jugement par un mouvement d’orgueil et de défi démesuré. Elle jure n’avoir jamais été dans les bras d’un autre homme que son mari, si ce n’est, ajoute-t-elle en riant, dans les bras du pauvre passeur qui vient de l’aider à franchir une rivière : or c’était Tristan déguisé. Elle sort intacte de l’épreuve. Gottfried commente : « Ce fut ainsi chose manifeste et avérée devant tous que le très vertueux Christ tourne à tout vent comme girouette et se plie comme une simple étoffe… Il se prête et s’adapte à tout, selon le cœur de chacun, à la sincérité comme à la tromperie… Il est toujours ce que l’on veut qu’il soit. » L’allusion au « cœur » est nettement dirigée contre Bernard de Clairvaux, dont les écrits étaient si familiers au poète qu’il imite bien souvent leur dialectique de la souffrance, du désir et de l’extase, quitte à en inverser les conclusions : l’extase finale n’aboutit point au jour de Dieu mais à la nuit de la passion, non point au salut de la personne mais bien à sa dissolution.
Tout le passage cité trahit d’ailleurs un virulent ressentiment contre les doctrines orthodoxes qui « plient le Christ comme une simple étoffe » et lui font sanctionner après coup tout ce que condamnent, aux yeux de Gottfried et des hérétiques de son temps, l’Évangile « pur » et la gnose dualiste : le monde manifesté, la chair en général, et dans ce monde l’ordre social du temps (féodal, clérical, et guerrier), et dans cet ordre le mariage. » (p.147-150)
« Gottfried
explicite la légende d’une manière toute nouvelle et grosse de conséquences. Il
préfigure l’espèce de trahison géniale opérée par Wagner six siècles et demi
plus tard.
Même si l’on ignorait que la source de Wagner fut le poème de Gottfried, la seule comparaison des textes l’établirait : les petits vers pressés, antithétiques, haletants, du deuxième acte de l’opéra imitent Gottfried jusqu’au pastiche. […] Mais bien plus encore que sa forme, c’est le contenu philosophique et religieux du poème de Gottfried que Wagner va ressusciter par l’opération musicale. Le monde créé appartient au démon. Tout ce qui dépend de son empire est donc voué à la nécessité, et les corps sont voués au désir, dont le philtre d’amour symbolise l’inéluctable tyrannie. L’homme n’est pas libre. Il est déterminé par le Démon. Mais s’il assume son destin de malheur jusqu’à la mort, qui le libère du corps, il peut atteindre au-delà du temps et de l’espace la réalité de l’Amour, cette fusion de deux « moi » cessant de souffrir l’amour : la Joie Suprême. » (p.152)
Même si l’on ignorait que la source de Wagner fut le poème de Gottfried, la seule comparaison des textes l’établirait : les petits vers pressés, antithétiques, haletants, du deuxième acte de l’opéra imitent Gottfried jusqu’au pastiche. […] Mais bien plus encore que sa forme, c’est le contenu philosophique et religieux du poème de Gottfried que Wagner va ressusciter par l’opération musicale. Le monde créé appartient au démon. Tout ce qui dépend de son empire est donc voué à la nécessité, et les corps sont voués au désir, dont le philtre d’amour symbolise l’inéluctable tyrannie. L’homme n’est pas libre. Il est déterminé par le Démon. Mais s’il assume son destin de malheur jusqu’à la mort, qui le libère du corps, il peut atteindre au-delà du temps et de l’espace la réalité de l’Amour, cette fusion de deux « moi » cessant de souffrir l’amour : la Joie Suprême. » (p.152)
« De
l’ensemble de ces convergences, il est temps de tirer la conclusion :
L’amour-passion glorifié par le mythe fut réellement au XIIème siècle, date de
son apparition, une RELIGION dans toute la force de ce terme, et spécialement
une HERESIE CHRETIENNE HISTORIQUEMENT DETERMINEE.
D’où l’on pourra déduire :
1 : Que la passion, vulgarisée de nos jours par les romans et par le film, n’est rien d’autre que le reflux et l’invasion anarchique dans nos vies d’une hérésie spiritualiste dont nous avons perdu la clef.
2 : qu’à l’origine de notre crise du mariage il n’y a pas moins que le conflit de deux traditions religieuses, c’est-à-dire une décision que nous prenons presque inconsciemment, en toute ignorance de cause, de fins et de risques encourus, en faveur d’une morale survivante que nous ne savons plus justifier. » (p.153-154)
-Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Livre II « Les origines religieuses du Mythe », Plon, Bibliothèque 10/18, 1972 (1939 pour la première édition), 445 pages.
D’où l’on pourra déduire :
1 : Que la passion, vulgarisée de nos jours par les romans et par le film, n’est rien d’autre que le reflux et l’invasion anarchique dans nos vies d’une hérésie spiritualiste dont nous avons perdu la clef.
2 : qu’à l’origine de notre crise du mariage il n’y a pas moins que le conflit de deux traditions religieuses, c’est-à-dire une décision que nous prenons presque inconsciemment, en toute ignorance de cause, de fins et de risques encourus, en faveur d’une morale survivante que nous ne savons plus justifier. » (p.153-154)
-Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Livre II « Les origines religieuses du Mythe », Plon, Bibliothèque 10/18, 1972 (1939 pour la première édition), 445 pages.
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