mardi 29 août 2017

L'idéologie allemande, de Karl Marx, Friedrich Engels & Joseph Weydemeyer



Lu L'idéologie allemande (trad. Jean Quétier et Guillaume Fondu, Éditions sociales, GEME, 2014, 497 pages).

Que L’idéologie marque ou non une coupure épistémologique (selon l’interprétation de Louis Althusser), elle constitue certainement une transformation profonde dans la pensée de Marx et Engels. C’est à partir de L’Idéologie (écrite entre novembre 1845 et juin 1846) qu’apparaissent plusieurs concepts fondamentaux du « matérialisme historique » (tel celui de « mode de production »), qu’on retrouvera dans les textes théoriques et politiques ultérieurs (à commencer par l’archi-célèbre Manifeste communiste de 1848).

Dans l’un des premiers textes qui composent l’ensemble hétérogène de L’idéologie, les auteurs polémiquent contre le matérialisme du philosophe allemand Ludwig Feuerbach, et plus généralement avec ce qu’ils nomment « l’ancien matérialisme » (associé aux grands philosophes matérialistes du 18ème siècle français : La Mettrie, Diderot, d’Holbach, etc.). L’ancien matérialisme est accusé de reposer sur une appréhension « fataliste » de la Nature. Le nouveau matérialisme auxquels se réfèrent les auteurs est centré sur le concept de praxis, soit la capacité proprement humaine (certes déterminée par les circonstances), de modifier l’environnement de telle sorte que son influence causale sur l’Homme soit maîtrisé par l’Homme lui-même. Si l’Homme appartient bien à la Nature (qui n’est rien d’autre que le réel), s’il en subi fatalement les lois, il n’est pas asservi à la portion « naturelle » de la Nature (la nature « sauvage », inaltérée par l’Homme). Il est à même de changer la « nature sauvage » en environnement humanisé, d’engendrer de nouveaux types d’êtres (comme les objets techniques), de modifier le milieu qui le détermine (« ce sont tout autant les circonstances qui font les hommes que les hommes qui font les circonstances », p.101). A travers la définition anthropologique de l’Homme comme être de praxis, la philosophie matérialiste/déterministe rejette l’accusation traditionnelle de fatalisme et affirme la puissance productrice, active, de l’être humain.

(Cette idée prend hélas chez Marx une dimension démiurgique –l’Homme capable d’altérer sa propre nature, elle-même niée et dé-substantialisée, réduite aux rapports sociaux, comme le montre les Thèses sur Feuerbach de 1845. Le même péril, qui tourne autour de l’ambiguïté du terme de « nature », apparaît ci-après, en p.57 et p.101. Voir aussi p.271, où le monisme des sciences s’oppose à la possibilité d’une science de l’immuable, ou d’une science de l’être –la métaphysique.

Cet anti-naturalisme radical se retrouve chez nombre d'auteurs postérieurs à Marx -généralement influencés par lui. Ainsi de Sartre, de Tom Thomas. Ainsi de Roland Barthes: "Postuler une essence humaine [...] voilà Dieu réintroduit." (Roland Barthes, Mythologies, Editions du Seuil, 2010 (1957 pour la première édition), 272 pages, p.190)

L'idéologie allemande marque également, chez l’ancien docteur en philosophie Marx, une rupture avec les approches idéalistes de l’histoire (que l’on a vu il y a peu), voire avec la philosophie tout court (comme semble l’indiquer l’archi-connue onzième thèse sur Feuerbach). Il s’agit désormais de comprendre l’histoire de manière immanente. En cela, le marxisme s’inscrit bien dans la démarche de la modernité, que l’on a vue dans le domaine des sciences de nature avec Bacon. Et la racine de cette immanence sera désormais la production matérielle de l’existence, condition et cause (non hégémonique, contrairement à la vulgarisation de la doctrine marxiste en simple déterminisme économique) des phénomènes historiques. Condition fondamentale et pourtant méconnue comme telle par les histoires « romantiques » (qui expliquent les événements par l’action sublime des « grands hommes », ou par le « génie profond des peuples » -ce qui correspond en partie à l’approche d’un Hegel) : « Est absurde la conception de l'histoire qui néglige les rapports effectifs et se borne aux retentissantes affaires d'Etat. » (p.85)

Le progrès scientifique apporté par le matérialisme historique tient dans la réparation de cet « oubli », omission de la réalité productive, dont s’est rendue coupable la tradition philosophique occidentale (« La philosophie de Marx [...] ne renversa pas tant Hegel qu'elle ne retourna la hiérarchie traditionnelle de la pensée et de l'action, de la contemplation et du travail, de la philosophie et de la politique » -Hannah Arendt, La Tradition et l'âge moderne, in La Crise de la Culture. Huit exercices de pensée politique, 1961, repris dans Hannah Arendt. L'Humaine Condition, Gallimard, coll. Quarto, 2012, 1050 pages, p.606).

"Dans un pays comme l'Allemagne où il ne se produit qu'un développement historique sordide..." (p.49)

"[Feuerbach] ne voit pas que le monde sensible qui l'entoure n'est pas une chose donnée immédiatement de toute éternité, toujours identique à soi, mais le produit de l'industrie et de l'état de la société, et ce au sens où il est un produit historique, le résultat de l'activité de toute une série de générations, dont chacune se tient sur les épaules de la précédente, pousse plus avant la formation de son industrie et de son commerce, modifie son ordre social à mesure que les besoins changent. Même les objets de la "certitude sensible" la plus simple ne lui sont donnés que par le développement social, l'industrie et le commerce de négoce. On sait que le cerisier, comme presque tous les arbres fruitiers, a été transplanté dans notre zone par le négoce il y a seulement quelques siècles, et c'est pourquoi il n'a été donné à la "certitude sensible" de Feuerbach que par cette action d'une société déterminée en un temps déterminé." (p.53)

"Cette nature qui précède l'histoire humaine [...] de nos jours, n'existe plus nulle part, excepté peut-être par endroits, sur de singulières îles de corail australiennes dont l'origine est récente." (p.57)

"Il faut que les hommes soient en mesure de vivre pour pouvoir "faire l'histoire". Font partie de la vie surtout le fait de boire et de manger, le logement, les vêtements et quelques autres choses encore. Le premier acte historique est donc l'engendrement des moyens de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et c'est là un acte historique, une condition fondamentale de toute histoire qui doit nécessairement être remplie aussi bien aujourd'hui qu'il y a des millénaires, chaque jour et à chaque heure, afin simplement de maintenir les hommes en vie. [...] Donc, la première chose dans toute conception historique, c'est d'observer ce fait fondamental dans toute son importance et toute son extension, et de lui faire droit." (p.61)

"La production de la vie, aussi bien de sa propre vie dans le travail que celle d'un autre dans la procréation, apparaît donc déjà maintenant comme un rapport double -d'une part comme un rapport naturel, d'autre part comme un rapport social- social au sens où l'on comprend par-là l'action collective de plusieurs individus, peu importe quelles en sont les conditions, le mode et la finalité. Il en résulte qu'un mode de production ou un stade industriel déterminés sont toujours unis à un mode d'action collective ou à un stade social déterminés, et que ce mode d'action collective est lui-même une "force productive" ; que la quantité des forces productives accessibles aux hommes conditionne l'état social et qu'il faut donc toujours étudier et élaborer "l'histoire de l'humanité" en connexion avec l'histoire de l'industrie et de l'échange. [...] Une conception matérialiste des hommes entre eux se fait jour, qui est conditionnée par les besoins et le mode de production, et qui est aussi vieille que les hommes eux-mêmes- une conception qui prend sans cesse de nouvelles formes et qui présente donc une "histoire", même sans qu'existe quelque non-sens politique ou religieux que ce soit permettant de maintenir les hommes ensemble par surcroît." (p.65 et 67)

"Le langage, comme la conscience, naît seulement du besoin, de la nécessité impérieuse d'avoir commerce avec d'autres hommes. La conscience est donc d'emblée déjà un produit social, et elle le reste aussi longtemps qu'il existe des hommes." (p.69)

"La division du travail rend possible et même effectif le fait que l'activité intellectuelle et l'activité matérielle, que la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient à des individus différents, et la possibilité que cette contradiction prenne fin ne réside que dans le fait d'abolir à nouveau la division du travail." (p.73)

"Aussitôt que le travail commence à être réparti, chacun a un cercle d'activité exclusif et déterminé qui lui est imposé et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger, ou critique critique, et il doit nécessairement le rester s'il ne veut pas perdre les moyens qui lui permettent de vivre -tandis que dans la société communiste, où chacun n'a pas un cercle d'activité exclusif mais peut se former dans n'importe quelle branche, la société règle la production générale et, de fait, m'offre la possibilité de faire aujourd'hui ceci, demain cela, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir et de critiquer après le repas, exactement comme j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. Cette autofixation de l'activité sociale, cette consolidation de notre propre produit en un pouvoir chosal au-dessus de nous, qui échappe à notre contrôle, contrarie nos attentes, réduit à néant nos calculs, est l'un des moments principaux du développement historique jusqu'à nos jours." (p.77 et 79)

"Le communisme n'est pas pour nous un état qui doit être instauré, un idéal auquel la réalité effective a à se conformer. Nous nommons communisme le mouvement effectif qui abolit l'état actuel." (p.79)

"Est absurde la conception de l'histoire qui néglige les rapports effectifs et se borne aux retentissantes affaires d'Etat." (p.85)

"Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces de production et des moyens de commerce qui, dans les rapports existants, n'entraînent que des dégâts et qui ne sont plus des forces de production mais des forces de destruction (machinerie et argent) -et, point qui est en connexion avec ce qui précède, il naît une classe qui doit porter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages, et qui, poussée en dehors de la société, se retrouve forcée de s'opposer de la manière la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe constituée de la majorité des membres de la société et d'où provient la conscience de la nécessité d'une révolution fondamentale, la conscience communiste, laquelle peut naturellement se former aussi parmi les autres classes en vertu de l'intuition de la position de cette classe." (p.93)

"A chaque stade, il se trouve déjà un résultat matériel, une somme de forces de production, un rapport à la nature historiquement créé ainsi qu'un rapport des individus entre eux que chaque génération reçoit de la précédente, une masse de forces productives, de capitaux et de circonstances qui, d'une part, est certes modifiée par la nouvelle génération mais qui, d'autre part, lui prescrit ses propres conditions de vie et lui donne un développement déterminé, un caractère spécial -que donc ce sont tout autant les circonstances qui font les hommes que les hommes qui font les circonstances. Cette somme de forces de production, de capitaux, et de formes sociales de commerce que chaque individu et chaque génération trouvent déjà là comme quelque chose de donné est le fondement réel de ce que les philosophes se sont représentés comme "substance" et "essence de l'homme", de ce dont ils ont fait l'apothéose et de ce contre quoi ils ont lutté, un fondement réel qui n'est pas dérangé le moins du monde dans ses effets et ses influences sur le développement des hommes quand ces philosophes se rebellent contre lui en tant que "conscience de soi" et "Unique"." (p.101)

"Ces gens [les hégéliens de gauche] ne nous livrent que l'histoire des représentations, détachée des faits et des développements pratiques qui sont à leur fondement." (p.111)

"Les pensées de la classe dominante sont, à chaque époque, les pensées dominantes, c'est-à-dire que la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante de celle-ci. La classe qui a à sa disposition les moyens de la production matérielle, dispose par la même occasion des moyens de la production spirituelle, si bien qu'en moyenne les pensées de ceux à qui font défaut les moyens de la production spirituelle sont soumis à cette classe. Les pensées dominantes ne sont rien d'autre que l'expression idéelle des rapports matériels dominants, que les rapports matériels dominants saisis en tant que pensées ; donc l'expression des rapports qui font justement d'une classe la classe dominante, donc les pensées de sa domination. [...] P. ex. dans une période et dans un pays où la puissance royale, l'aristocratie et la bourgeoisie se disputent la domination, où donc la domination est partagée, c'est la doctrine de la séparation des pouvoirs qui s'avère la pensée dominante et qu'on énonce alors comme une "loi éternelle". [...] L'existence de pensées révolutionnaires à une époque déterminée présuppose déjà l'existence d'une classe révolutionnaire. [...]
Si l'on sépare, lorsqu'on conçoit le cours de l'histoire, les pensées de la classe dominante de classe dominante, si on les autonomise, si l'on s'en tient au fait qu'à une époque ce sont telles et telles pensées qui ont dominé, sans se préoccuper, si donc on laisse de côté les individus et les états du monde qui se trouvent au fondement de ces pensées, alors on peut dire p.ex. que pendant le temps où dominait l'aristocratie, ce sont les concepts d'honneur, de fidélité, etc., qui dominaient, et que sous la domination de la bourgeoisie, c'étaient les concepts de liberté, d'égalité, etc. C'est ce que s'imagine la classe dominante elle-même en moyenne. Cette conception de l'histoire, qui est commune à tous ceux qui écrivent l'histoire, particulièrement depuis le dix-huitième siècle, se heurtera nécessairement au phénomène suivant: ce sont des pensées toujours plus abstraites qui dominent, c'est-à-dire des pensées qui prennent toujours la forme de l'universalité. En effet, chaque nouvelle classe qui prend la place d'une autre qui dominait avant elle doit nécessairement, ne serait-ce que pour arriver à ses fins, présenter son intérêt comme l'intérêt communautaire de tous les membres de la société, c'est-à-dire exprimé de façon idéelle: donner à ses pensées la forme de l'universalité, les présenter comme les uniques pensées rationnelles et universellement valables. D'emblée, la classe qui fait la révolution, ne serait-ce que parce qu'elle fait face à une classe, entre en scène non pas comme classe mais comme représentante de toute la société face à l'ancienne classe dominante. Elle le peut parce qu'au début son intérêt est effectivement encore davantage en connexion avec l'intérêt communautaire de toutes les autres classes non dominantes et que, sous la pression des rapports antérieurs, il n'a pas encore pu se développer comme intérêt particulier d'une classe particulière. De ce fait, sa victoire profite également à beaucoup d'individus des autres classes qui ne sont pas parvenues à la domination, mais seulement dans la mesure où elle met ces individus en état de s'élever à la classe dominante. Lorsque la bourgeoisie française a renversé la domination de l'aristocratie, elle a ce faisant rendu possible à de nombreux prolétaires de s'élever au-dessus du prolétariat, mais seulement en ceci qu'ils sont devenus des bourgeois. Chaque nouvelle classe ne parvient donc à établir sa domination que sur une base plus large que celle qui dominait précédemment, mais ensuite se développe également, avec d'autant plus d'acuité et de profondeur, l'opposition de la classe qui est à présent dominante. Ces deux éléments conditionnent le fait que la lutte à mener contre cette nouvelle classe dominante travaille à son tour à une négation plus résolue et plus radicale de l'état social antérieur que ce que toutes les classes précédentes qui aspiraient à la domination avaient pu faire
." (p.125-137)

"Aussi longtemps qu'il n'existe pas encore de commerce qui aille au-delà du voisinage immédiat, chaque invention doit nécessairement être faite dans un cadre local et de manière particulière, et de simples hasards, comme l'irruption de peuples barbares ou même des guerres ordinaires, suffissent à faire qu'un pays dont les forces productives et les besoins sont développés soit contraint de repartir à zéro. Au commencement de l'histoire, il fallait refaire quotidiennement chaque invention, et ce de manière indépendante dans chaque cadre local. Les Phéniciens à quel point des forces productives dont la formation est avancée sont peu à l'abri de l'effondrement complet, eux dont les inventions ont été perdues pour la plus grande part en raison de l'éviction de cette nation hors du négoce, de la conquête d'Alexandre et de la décadence qui en résulta pour longtemps. De même au Moyen Age pour la peinture sur verre p. ex. Ce n'est que lorsque le commerce est devenu commerce mondial, lorsqu'il a pour base la grande industrie et que toutes les nations se retrouvent prises dans la lutte concurrentielle que la durée des forces productives acquises est assurée." (p.161 et 163)

"La manufacture devint [...] un refuge pour les paysans contre les corporations qui les excluaient ou les payaient mal, comme auparavant les villes corporatives avaient servi de refuge aux paysans contre les propriétaires fonciers.
Le commencement des manufactures fut en même temps une période de vagabondage, causée par la fin des suites féodales, le renvoi des armées qui avaient été levées au service des rois contre leurs vassaux, par l'amélioration de l'agriculture et la transformation de grandes bandes de terre arable en pâturages pour le bétail. Il en ressort déjà que ce vagabondage est précisément en connexion avec la dissolution de la féodalité. Déjà au treizième siècle, on trouve des époques singulières de ce type, mais ce n'est qu'à partir de la fin du XVe et du début du XVIe siècle que ce vagabondage se généralise et s'installe dans la durée. Quant à ces vagabonds, qui étaient si nombreux qu'Henri VIII d'Angleterre, entre autres, en fit pendre 72 000, ce n'est qu'avec les plus grandes difficultés, à cause de la misère la plus extrême, et après une longue répugnance qu'ils en vinrent à travailler. La floraison rapide des manufactures, notamment en Angleterre, les absorba peu à peu
." (p.167 et 169)

"Au Moyen Age, dans chaque ville, les bourgeois étaient contraints de s'unir contre la noblesse rurale pour défendre leur peau ; l'extension du négoce, la mise en place des communications conduisit les villes singulières à entrer en contact avec d'autres villes qui avaient imposé les mêmes intérêts en luttant contre la même opposition. Ce n'est que très lentement que naquit la classe bourgeoise, issue des nombreuses bourgeoisies locales des villes singulières. En raison de l'opposition aux rapports existants ainsi que du type de travail que cette opposition conditionnait, les conditions de vie des bourgeois singuliers devinrent en même temps communes à tous et indépendantes de chaque individu singulier. Les bourgeois avaient créé ces conditions dans la mesure où ils s'étaient arrachés à l'association féodale et ils étaient créés par ces conditions dans la mesure où ils étaient conditionnés par leur opposition à cette féodalité qu'ils avaient trouvée déjà là avant eux. Les mêmes conditions, la même opposition, les mêmes intérêts ne pouvaient également grosso modo qu'entraîner partout les mêmes mœurs. La bourgeoisie elle-même ne se développe que petit à petit, avec ses conditions, se scinde à nouveau en différentes factions en fonction de la division du travail et absorbe enfin en elle toutes les classes possédantes trouvées déjà là, (tandis qu'elle entraîne le développement de la majorité des classes non possédantes trouvées déjà là, ainsi que d'une partie des classes antérieurement possédantes jusqu'à en faire une nouvelle classe, le prolétariat) dans la mesure où toute propriété trouvée déjà là se voit convertie en capital industriel ou commercial. Les individus singuliers ne forment une classe que dans la mesure où ils ont à mener une lutte commune contre une nouvelle classe ; pour le reste, ils se font à nouveau face comme des ennemis dans la concurrence." (p.191, 193 et 195)

"Le communisme se distingue de tous les mouvements antérieurs par le fait qu'il bouleverse la base fondamentale de tous les rapports de production et de commerce antérieurs et qu'il est le premier à traiter en conscience de toutes les présuppositions naturelles-spontanées comme des créatures des hommes du passé, à les dévêtir de leur naturalité-spontanée et à les soumettre à la puissance des individus unifiés. De ce fait, son institution est essentiellement économique, la fabrication matérielle des conditions de cette unification ; elle fait des conditions présentes les conditions de l'unification." (p.209)

"La conscience peut parfois paraître plus avancée que les rapports empiriques qui lui sont contemporains, si bien que, dans les luttes d'une époque ultérieure, on peut s'appuyer sur des théoriciens antérieurs en tant qu'autorités." (p.215 et 217)

"Le fait de la conquête semble contredire toute cette conception de l'histoire. Jusqu'à présent, on a fait de la violence, de la guerre, du pillage, du brigandage meurtrier, etc. la force motrice de l'histoire. Ici, nous ne pouvons que nous borner aux points principaux et, de ce fait, nous ne prendrons que l'exemple le plus frappant: la destruction d'une ancienne civilisation par un peuple barbare et la formation conjointe d'une nouvelle articulation de la société, formation qui recommence à zéro. (Rome et les barbares, la féodalité et la Gaule, l'Empire romain d'Orient et les Turcs). Chez le peuple barbare conquérant, la guerre elle-même est encore, comme nous l'avons indiqué plus haut, une forme de commerce régulière, qui est exploitée avec d'autant plus de zèle que la croissance de la population crée davantage le besoin de nouveaux moyens de production sous le mode de production traditionnel brut, qui est l'unique mode de production possible pour cette population. En Italie, en revanche, en raison de la concentration de la propriété foncière (causée par l'accaparement et l'endettement mais aussi par l'héritage, dans la mesure où la grande dépravation et la rareté des mariages conduisaient petit à petit à l'extinction des vieilles lignées et où les biens qu'elles possédaient tombaient entre les mains d'un petit nombre) et de la transformation de cette propriété foncière en pâturages pour le bétail (qui, mises à part les causes économiques ordinaires encore en vigueur aujourd'hui, fut causée par l'importation de céréales pillées ou réclamées comme tribut et par le manque de consommateurs pour le grain italien qui en résulta), la population libre avait presque disparu, les esclaves eux-mêmes ne cessaient de mourir et il fallait sans cesse les remplacer. L'esclavage demeura la base de toute la production. Les plébéiens, qui se situaient entre les hommes libres et les esclaves, ne parvinrent jamais à être davantage qu'un lumpenprolétariat. De manière générale, Rome ne fut jamais davantage que la Ville et elle se trouvait dans une connexion avec la province qui était presque exclusivement politique, connexion politique qui, naturellement, pouvait aussi prendre fin en raison d'événements politiques.

Il n'y a rien de plus ordinaire que la représentation selon laquelle la seule chose qui aurait été importante jusqu'ici, c'est le fait de prendre. Les Barbares prirent l'Empire romain et, avec le fait de prendre, on explique le passage de l'ancien monde à la féodalité. Mais dans la prise par les barbares, ce qui importe, c'est de savoir si la nation dont on s'empare a développé des forces productives industrielles comme c'est le cas chez les peuples modernes, ou si ses forces productives reposent principalement sur leur unification et sur la communauté. En outre, le fait de prendre est conditionné par l'objet qui est pris. Le patrimoine d'un banquier, lequel est constitué de papier, ne peut pas du tout être pris sans que celui qui le prend se soumette aux conditions de production et de commerce du pays qu'il prend. Il en va de même pour tout le capital industriel d'un pays industriel moderne. Et le fait de prendre fini très bientôt par trouver son terme partout, et quand il n'y a plus rien à prendre, il faut commencer à produire. Il résulte de cette très rapide entrée en scène de la nécessité de produire que la forme de communauté adoptée par les conquérants qui s'installent doit nécessairement correspondre au stade de développement des forces productives trouvées déjà là, ou bien, si ce n'est pas d'emblée le cas, il faut que cette forme change en fonction des forces productives. Cela explique également un fait qu'on croit avoir remarqué un peu partout à l'époque qui a suivi les grandes invasions, à savoir qu'en effet c'est le valet qui devint maître et que ce furent les conquérants qui adoptèrent très rapidement la langue, la culture et les mœurs de ceux qu'ils avaient conquis. - La féodalité ne fut nullement apportée toute prête d'Allemagne, mais elle eut son origine du côté des conquérants, dans l'organisation guerrière de l'armée pendant la conquête elle-même, et cette organisation ne se développa jusqu'à devenir la féodalité proprement dite qu'après la conquête, sous l'effet des forces productives trouvées déjà là dans les pays conquis. L'échec des tentatives faites pour imposer d'autres formes, issues de réminiscences de l'ancienne Rome (Charlemagne, etc.), montrent à quel point cette forme était conditionnée par les forces productives
." (p.219-223)

"L'émancipation de la propriété privée à l'égard de la communauté a permis à l'Etat une existence particulière, à côté et en dehors de la société civile bourgeoise ; mais il n'est rien de plus que la forme de l'organisation que se donnent nécessairement les bourgeois, aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur, afin de garantir réciproquement leur propriété et leurs intérêts." (p.239)

"De nos jours, l'autonomie de l'Etat ne se trouve encore que dans des pays où les états ne se sont pas complètement développés jusqu'à devenir des classes, où les états, supprimés dans les pays qui ont connu le plus grand progrès, jouent encore un rôle et où existe un mélange dans lequel aucune partie de la population ne peut parvenir à la domination sur l'autre. C'est notamment le cas en Allemagne." (p.241)

"L'Etat est la forme sous laquelle les individus d'une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et sous laquelle se résume l'ensemble de la société civile d'une époque." (p.241)

"Nous ne connaissons qu'une unique science, la science de l'histoire. On peut considérer l'histoire de deux côtés, elle peut être subdivisée en histoire de la nature et en histoire des hommes. Cependant, les deux côtés ne sont pas séparables ; tant que les hommes existent, l'histoire de la nature et l'histoire des hommes se conditionnent réciproquement. L'histoire de la nature, ce qu'on appelle la science de la nature, ne nous concerne pas ici ; cependant, nous aurons à aborder l'histoire des hommes, puisque presque toute l'idéologie se réduit soit à une conception déformée de cette histoire, soit à une abstraction complète opérée à partir d'elle. L'idéologie n'est elle-même qu'un des côtés de cette histoire." (p.271)

"Les présuppositions par lesquelles nous débutons ne sont pas arbitraires, elles ne sont pas des dogmes mais des présuppositions effectives dont on ne peut faire abstraction que dans l'imagination. Ce sont les individus effectifs, leur action et leurs conditions de vie matérielles, aussi bien celles qu'ils trouvent déjà là que celles qu'ils engendrent par leur propre action. Ces présuppositions sont donc constatables par une voie purement empirique." (p.271)

"La première présupposition de toute histoire humaine est naturellement l'existence d'individus humains vivants. Le premier état de fait à constater est donc l'organisation corporelle de ces individus ainsi que leur rapport, donné par là-même, au reste de la nature. Nous ne pouvons naturellement ici nous occuper ni de la constitution physique des hommes eux-mêmes, ni des conditions naturelles que les hommes trouvent là avant eux: les rapports géologiques, oro-hydrographiques, climatiques et autres. Pour écrire l'histoire, il faut nécessairement partir de ces bases fondamentales naturelles et de leur modification par l'action des hommes au cours de l'histoire.
On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion, ou par tout ce qu'on veut d'autre ; eux-mêmes ne commencent à se distinguer des animaux qu'à partir du moment où ils commencent à
produire leurs moyens de vivre, un pas en avant qui est conditionné par leur organisation corporelle. En produisant leurs moyens de vivre, c'est indirectement leur vie matérielle elle-même que les hommes produisent.
Le mode sous lequel les hommes produisent leurs moyens de vivre dépend d'abord de la constitution même des moyens de vivre qu'ils trouvent là avant eux et qu'il leur faut reproduire. Ce mode de la production ne doit pas simplement être considéré du côté suivant, à savoir qu'il est la reproduction de l'existence physique des individus. Il est bien plutôt un type déterminé d'activité de ces individus, un type déterminé d'expression de leur vie, un
mode de vie déterminé de ces individus. Les individus sont leur manière d'exprimer leur vie." (p.273)

"Ce que sont les individus dépend des conditions matérielles de leur production." (p.275)

"La division du travail à l'intérieur d'une nation entraîne d'abord la séparation entre, d'une part, le travail industriel et commercial et, d'autre part, le travail agricole, et de ce fait la séparation de la ville et de la campagne, ainsi que l'opposition de leurs intérêts respectifs." (p.283)

"La concentration de la propriété privée [...] commença très tôt à Rome (preuve en est la loi agraire licinienne) à partir des guerres civiles et qui s'accéléra notamment sous l'Empire ; d'autre part, en connexion avec cette dernière, la transformation des petits paysans plébéiens en un prolétariat qui toutefois, en raison de sa position d'entre-deux vis-à-vis des citoyens possédants et des esclaves, ne connut aucun développement autonome." (p.287)

"Les derniers siècles de déclin de l'Empire romain et la conquête par les barbares eux-mêmes détruisirent une masse de forces productives ; l'agriculture avait sombré, l'industrie avait décliné par manque de débouchés, le négoce était en sommeil ou avait été interrompu par la force, la population des villes et des campagnes avait diminué. Ces rapports trouvés déjà là et le mode d'organisation de la conquête, conditionné par eux, développèrent, sous l'influence de la constitution militaire germanique, la propriété féodale. Elle repose à son tour, comme la propriété tribale et la propriété communale, sur une communauté à laquelle font face non plus les esclaves comme dans la communauté antique, mais les petits paysans serfs en tant que classe immédiatement productive. En même temps que l'achèvement de la formation du féodalisme se fait également jour l'opposition aux villes." (p.289 et 291)

"L'apogée du féodalisme ne donna lieu qu'à une faible division du travail." (p.291)

"Le fait est donc le suivant: des individus déterminés, dont l'activité productive s'accomplit sur un mode déterminé entrent dans ces rapports sociaux et politiques déterminés. Dans chaque cas singulier, il faut que l'observation empirique montre de manière empirique et sans la moindre mystification ou spéculation la connexion qui existe entre l'articulation sociale et politique d'une part et la production d'autre part." (p.297)

"La production des idées, des représentations, de la conscience est d'abord immédiatement enchevêtrée dans l'activité matérielle et le commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie effective. La représentation, la pensée, le commerce spirituel des hommes apparaissent encore ici comme une émanation directe des rapports matériels qu'ils entretiennent. Il en va de même pour la production spirituelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc., au sein d'un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes affectifs, qui agissent, les hommes tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du commerce qui leur correspond, et ce jusque dans les formations les plus amples qu'adopte ce dernier. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient, et l'être des hommes est leur processus vital effectif. Si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports apparaissent la tête en bas comme dans une camera obscura, ce phénomène résulte de leur processus vital historique, tout comme le retournement des objets sur la rétine résultat de leur processus vital immédiatement physique.
Par opposition complète à la philosophie allemande qui descend du ciel vers la terre, ici on monte de la terre vers le ciel. C'est-à-dire qu'on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, qu'on ne part pas non plus de ce qu'on dit, de ce qu'on pense, de ce qu'on s'imagine, de ce qu'on se représente être les hommes pour en arriver aux hommes en chair et en os ; on part des hommes effectivement actifs, et à partir de leur processus vital effectif, on présente également le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Même les représentations nébuleuses qui se forment dans le cerveau des hommes sont des sublimés nécessaires de leur processus vital matériel, empiriquement constatable et rattaché à des présuppositions matérielles. Ce faisant, la morale, la religion, la métaphysique et le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, cessent de conserver l'apparence de l'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement, ce sont les hommes, en développant leur production matérielle et leur commerce matériel, qui changent également, en même temps que cette réalité effective qui est la leur, leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience. Dans le premier mode de considération, on part de la conscience prise comme individu vivant, dans le second, qui correspond à la vie effective, on part des individus vivants effectifs eux-mêmes et on considère la conscience que comme leur conscience. [...]
Dès que l'on représente ce processus vital actif, l'histoire cesse d'être une collection de faits morts comme chez les empiristes, qui sont eux-mêmes encore abstraits, ou une action imaginaire de sujets imaginaires comme chez les idéalistes.
Là où cesse la spéculation, dans la vie effective, débute donc la science effective et positive, la présentation de l'activation pratique, du processus de développement pratique des hommes. Les formules concernant la conscience cessent, un savoir effectif doit nécessairement prendre leur place. Avec la présentation de la réalité effective, la philosophie autonome perd son milieu d'existence
." (p.229 et 301)

"La philosophie hégélienne était présentée dans La Sainte Famille p.220 comme l'unité de Spinoza et de Fichte et on y soulignait en même temps la contradiction qu'elle renferme." (p.319)

"Ce n'est que maintenant que la bourgeoisie allemande ressent le besoin effectif, engendré par des rapports économiques, d'accéder à la puissance politique [...] que le libéralisme a une existence pratique en Allemagne et, ce faisant, une chance de succès." (p.365)

« [Napoléon] fut renversé lorsque l'un des partis, la bourgeoisie, fut devenu suffisamment puissant pour secouer le joug du conquérant qui le gênait. » (p.395)
-Karl Marx, Friedrich Engels & Joseph Weydemeyer, L'idéologie allemande, trad. Jean Quétier et Guillaume Fonde, Éditions sociales, GEME, 2014, 497 pages.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire