« O gentilshommes, la vie est courte... Si nous
vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois. »
Shakespeare (Henry IV).
125
L'homme, «l'être négatif qui est uniquement dans la
mesure où il supprime l'Etre», est identique au temps. L'appropriation par
l'homme de sa propre nature est aussi bien sa saisie du déploiement de
l'univers. «L'histoire est elle-même une partie de l'histoire naturelle, de la
transformation de la nature en homme.» (Marx). Inversement cette «histoire
naturelle» n'a d'autre existence effective qu'à travers le processus d'une
histoire humaine, de la seule partie qui retrouve ce tout historique, comme le
téléscope moderne dont la portée rattrape dans le temps la fuite des nébuleuses
à la périphérie de l'univers. L'histoire a toujours existé, mais pas toujours
sous sa forme historique. La temporalisation de l'homme, telle qu'elle
s'effectue par la médiation d'une société, est égale à une humanisation du
temps. Le mouvement inconscient du temps se manifeste et devient vrai dans la conscience
historique.
126
Le mouvement proprement historique, quoique encore
caché, commence dans la lente et insensible formation de «la nature réelle de
l'homme», cette «nature qui naît dans l'histoire humaine - dans l'acte
générateur de la société humaine-», mais la société qui alors a maîtrisé une
technique et un langage, si elle est déjà le produit de sa propre histoire, n'a
conscience que d'un présent perpétuel. Toute connaissance, limitée à la mémoire
des plus anciens, y est toujours portée par des vivants. Ni la mort, ni la
procréation ne sont comprises comme une loi du temps. Le temps reste immobile,
comme un espace clos. Quand une société plus complexe en vient à prendre
conscience du temps, son travail est bien plutôt de le nier, car elle voit dans
le temps non ce qui passe, mais ce qui revient. La société statique organise le
temps selon son expérience immédiate de la nature, dans le modèle du temps
cyclique.
127
Le temps cyclique est déjà dominant dans
l'expérience des peuples nomades, parce que ce sont les mêmes conditions qui se
retrouvent devant eux à tout moment de leur passage : Hegel note que «l'errance
des nomades est seulement formelle, car elle est limitée à des espaces
uniformes». La société, qui en se fixant localement, donne à l'espace un
contenu par l'aménagement de lieux individualisés, se trouve par là même
enfermée à l'intérieur de cette localisation. Le retour temporel en des lieux
semblables est maintenant le pur retour du temps dans un même lieu, la
répétition d'une série de gestes. Le passage du nomadisme pastoral à
l'agriculture sédentaire est la fin de la liberté paresseuse et sans contenu,
le début du labeur. Le mode de production agraire en général, dominé par le
rythme des saisons, est la base du temps cyclique pleinement constitué.
L'éternité lui est intérieure : c'est ici-bas le retour du même. Le mythe est
la construction unitaire de la pensée qui garantit tout l'ordre cosmique autour
de l'ordre que cette société a déjà en fait réalisé dans ses frontières.
128
L'appropriation sociale du temps, la production de
l'homme par le travail humain, se développent dans une société divisée en
classes. Le pouvoir qui s'est constitué au-dessus de la pénurie de la société
du temps cyclique, la classe qui organise ce travail social et s'en approprie
la plus-value limitée, s'approprie également la plus-value temporelle de son
organisation du temps social : elle possède pour elle seule le temps
irréversible du vivant. La seule richesse qui peut exister concentrée dans le
secteur du pouvoir pour être matériellement dépensée en fête somptuaire, s'y trouve
aussi dépensée en tant que dilapidation d'un temps historique de la surface de
la société. Les propriétaires de la plus-value historique détiennent la
connaissance et la jouissance des événements vécus. Ce temps, séparé de
l'organisation collective du temps qui prédomine avec la prédiction répétitive
de la base de la vie sociale, coule au-dessus de sa propre communauté statique.
C'est le temps de l'aventure et de la guerre, où les maîtres de la société
cyclique parcourent leur histoire personnelle ; et c'est également le temps qui
apparaît dans le heurt des communautés étrangères, le dérangement de l'ordre
immuable de la société. L'histoire survient donc devant les hommes comme un
facteur étranger, comme ce qu'ils n'ont pas voulu et ce contre quoi ils se croyaient
abrités. Mais par ce détour revient aussi l'inquiétude négative de l'humain,
qui avait été à l'origine même de tout le développement qui s'était endormi.
129
Le temps-cyclique est en lui-même le temps sans
conflit. Mais dans cette enfance du temps le conflit est installé : l'histoire
lutte d'abord pour être l'histoire dans l'activité pratique des maîtres. Cette
histoire crée superficiellement de l'irréversible ; son mouvement constitue le
temps même qu'il épuise, à l'intérieur du temps inépuisable de la société cyclique.
130
Les « sociétés froides » sont celles qui ont ralenti
à l'extrême leur part d'histoire ; qui ont maintenu dans un équilibre constant
leur opposition à l'environnement naturel humain, et leurs oppositions
internes. Si l'extrême diversité des institutions établies à cette fin témoigne
de la plasticité de l'auto-création de la nature humaine, ce témoignage
n'apparaît évidemment que pour l'observateur extérieur, pour l'ethnologue
revenu du temps historique. Dans chacune de ces sociétés, une structuration
définitive a exclu le changement. Le conformisme absolu des pratiques sociales
existantes, auxquelles se trouvent à jamais identifiées toutes les possibilités
humaines, n'a plus d'autre limite extérieure que la crainte de retomber dans
l'animalité sans forme. Ici, pour rester dans l'humain, les hommes doivent
rester les mêmes.
131
La naissance du pouvoir politique, qui paraît être
en relation avec les dernières grandes révolutions de la technique, comme la
fonte du fer, au seuil d'une période qui ne connaîtra plus de bouleversement en
profondeur jusqu'à l'apparition de l'industrie, est aussi le moment qui
commence à dissoudre les liens de la consanguinité. Dès lors la succession des
générations sort de la sphère du pur cycle naturel pour devenir événement
orienté, succession de pouvoirs. Le temps irréversible est le temps de celui
qui règne ; et les dynasties sont sa première mesure. L'écriture est son arme.
Dans l'écriture, le langage atteint sa pleine réalité indépendante de médiation
entre les consciences. Mais cette indépendance est identique à l'indépendance
générale du pouvoir séparé, comme médiation qui constitue la société. Avec
l'écriture apparaît une conscience qui n'est plus portée et transmise dans la
relation immédiate des vivants : une mémoire impersonnelle, qui est celle de
l'administration de la société. «Les écrits sont les pensées de l'Etat ; les
archives sa mémoire.» (Novalis)
132
La chronique est l'expression du temps irréversible
du pouvoir, et aussi l'instrument qui maintient la progression volontariste de
ce temps à partir de son tracé antérieur, car cette orientation du temps doit
s'effondrer avec la force de chaque pouvoir particulier ; retombant dans
l'oubli indifférent du seul temps cyclique connu par les masses paysannes qui,
dans l'écroulement des empires et de leurs chronologies, ne changent jamais.
Les possesseurs de l'histoire ont mis dans le temps un sens : une direction qui
est aussi une signification. Mais cette histoire se déploie et succombe à part
; elle laisse immuable la société profonde, car elle est justement ce qui reste
séparé de la réalité commune. C'est en quoi l'histoire des empires de l'Orient
se ramène pour nous à l'histoire des religions : ces chronologies retombées en
ruines n'ont laissé que l'histoire apparemment autonome des illusions qui les
enveloppaient. Les maîtres qui détiennent la propriété privée de l'histoire,
sous la protection du mythe, la détiennent eux-mêmes d'abord sur le mode de
l'illusion : en Chine et en Egypte ils ont eu longtemps le monopole de
l'immortalité de l'âme ; comme leurs premières dynasties reconnues sont
l'aménagement imaginaire du passé. Mais cette possession illusoire des maîtres
est aussi toute la possession possible, à ce moment, d'une histoire commune et
de leur propre histoire. L'élargissement de leur pouvoir historique effectif va
de pair avec une vulgarisation de la possession mythique illusoire. Tout ceci
découle du simple fait que c'est dans la mesure même où les maîtres se sont
chargés de garantir mythiquement la permanence du temps cyclique, comme dans
les rites saisonniers des empereurs chinois, qu'ils s'en sont eux-mêmes
relativement affranchis.
133
Quand la sèche chronologie sans explication du
pouvoir divinisé parlant à ses serviteurs, qui ne veut être comprise qu'en tant
qu'exécution terrestre des commandements du mythe, peut être surmonté et
devient histoire consciente, il a fallu que la participation réelle à l'histoire
ait été vécue par des groupes étendus. De cette communication pratique entre
ceux qui se sont reconnus comme les possesseurs d'un présent singulier, qui ont
éprouvé la richesse qualitative des événements comme leur activité et le lieu
où ils demeuraient - leur époque -, naît le langage général de la communication
historique. Ceux pour qui le temps irréversible a existé y découvrent à la fois
le mémorable et la menace de l'oubli : « Hérodote d'Halicarnasse présente ici
les résultats de son enquête, afin que le temps n'abolisse pas les travaux des
hommes... »
134
Le raisonnement sur l'histoire est, inséparablement,
raisonnement sur le pouvoir. La Grèce a été ce moment où le pouvoir et son
changement se discutent et se comprennent, la démocratie des maîtres de la
société. Là était l'inverse des conditions connues par l'Etat despotique, où le
pouvoir ne règle jamais ses comptes qu'avec lui-même, dans l'inaccessible
obscurité de son point le plus concentré : par la révolution de palais, que la
réussite ou l'échec mettent également hors de discussion. Cependant, le pouvoir
partagé des communautés grecques n'existait que dans la dépense d'une vie
sociale dont la production restait séparée et statique dans la classe servile.
Seuls ceux qui ne travaillent pas vivent. Dans la division des communautés
grecques, et la lutte pour l'exploitation des cités trangères, était
extériorisé le principe de la séparation qui fondait intérieurement chacune
d'elles. La Grèce, qui avait rêvé l'histoire universelle, ne parvint pas à
s'unir devant l'invasion ; ni même à unifier les calendriers de ses cités
indépendantes. En Grèce le temps historique est devenu conscient, mais pas
encore conscient de lui-même.
135
Après la disparition des conditions localement
favorables qu'avaient connues les communautés grecques, la régression de la
pensée historique occidentale n'a pas été accompagnée d'une reconstitution des
anciennes organisations mythiques. Dans le heurt des peuples de la
Méditerranée, dans la formation et l'effondrement de l'Etat romain, sont
apparues des religions semi-historiques qui devenaient des facteurs
fondamentaux de la nouvelle conscience du temps, et la nouvelle armure du pouvoir
séparé.
136
Les religions monothéistes ont été un compromis
entre le mythe et l'histoire, entre le temps cyclique dominant encore la
production et le temps irréversible où s'affrontent et se recomposent les
peuples. Les religions issues du judaïsme sont la reconnaissance universelle
abstraite du temps irréversible qui se trouve démocratisé, ouvert à tous, mais
dans l'illusoire. Le temps est orienté tout entier vers un seul événement final
: «Le royaume de Dieu est proche.» Ces religions sont nées sur le sol de
l'histoire, et s'y sont établies. Mais là encore elles se maintiennent en
opposition radicale à l'histoire. La religion semi-historique établit un point
de départ qualitatif dans le temps, la naissance du Christ, la fuite de
Mahomet, mais son temps irréversible - introduisant une accumulation effective
qui pourra dans l'Islam prendre la figure d'une conquête, ou dans le
Christianisme de la Réforme celle d'un accroissement du capital - est en fait
inversé dans la pensée religieuse comme un compte à rebours : l'attente, dans
le temps qui diminue, de l'accès à l'autre monde véritable, l'attente du
Jugement dernier. L'éternité est sortie du temps cyclique. Elle est son
au-delà. Elle est l'élément qui rabaisse l'irréversibilité du temps, qui
supprime l'histoire dans l'histoire même, en se plaçant, comme un pur élément
ponctuel où le temps cyclique est rentré et s'est aboli, de l'autre côté du
temps irréversible. Bossuet dira encore : « Et par le moyen du temps qui passe,
nous entrons dans l'éternité qui ne passe pas. »
137
Le moyen âge, ce monde mythique inachevé qui avait
sa perfection hors de lui, est le moment où le temps cyclique, qui règle encore
la part principale de la production, est réellement rongé par l'histoire. Une
certaine temporalité irréversible est reconnue individuellement à tous, dans la
succession des âges de la vie, dans la vie considérée comme un voyage, un
passage sans retour dans un monde dont le sens est ailleurs : le pèlerin est
l'homme qui sort de ce temps cyclique pour être effectivement ce voyageur que
chacun est comme signe. La vie historique personnelle trouve toujours son
accomplissement dans la sphère du pouvoir, dans la participation aux luttes
menées par le pouvoir et aux luttes pour la dispute du pouvoir ; mais le temps
irréversible du pouvoir est partagé à l'infini, sous l'unification générale du
temps orienté de l'ère chrétienne, dans un monde de la confiance armée, où le
jeu des maîtres tourne autour de la fidélité et de la contestation de la
fidélité due. Cette société féodale, née de la rencontre de «la structure
organisationnelle de l'armée conquérante telle qu'elle s'est développée pendant
la conquête» et des «forces productives trouvées dans le pays conquis»
(Idéologie allemande) - et il faut compter dans l'organisation de ces forces
productives leur langage religieux - a divisé la domination de la société entre
l'Eglise et le pouvoir étatique, à son tour subdivisé dans les complexes
relation de suzeraineté et de vassalité des tenures territoriales et des
communes urbaines. Dans cette diversité de la vie historique possible, le temps
irréversible qui emportait inconsciemment la société profonde, le temps vécu
par la bourgeoisie dans la production des marchandises, la fondation et
l'expansion des villes, la découverte commerciale de la Terre - l'expérimentation
pratique qui détruit à jamais toute organisation mythique du cosmos - se révéla
lentement comme le travail inconnu de l'époque, quand la grande entreprise
historique officielle de ce monde eut échoué avec les Croisades.
138
Au déclin du moyen-âge, le temps irréversible qui
envahit la société est ressenti, par la conscience attachée à l'ancien ordre,
sous la forme d'une obsession de la mort. C'est la mélancolie de la dissolution
d'un monde, le dernier où la sécurité du mythe équilibrait encore l'histoire ;
et pour cette mélancolie toute chose terrestre s'achemine seulement vers sa
corruption. Les grandes révoltes des paysans d'Europe sont aussi leur tentative
de réponse à l'histoire qui les arrachait violemment au sommeil patriarcal qu'avait
garanti la tutelle féodale. C'est l'utopie millénariste de la réalisation
terrestre du paradis, où revient au premier plan ce qui était à l'origine de la
religion semi-historique, quand les communautés chrétiennes, comme le
messianisme judaïque dont elles venaient, réponses aux troubles et au malheur
de l'époque, attendaient la réalisation imminente du royaume de Dieu et
ajoutaient un facteur d'inquiétude et de subversion dans la société antique. Le
christianisme étant venu à partager le pouvoir dans l'empire avait démenti à
son heure, comme simple superstition, ce qui subsistait de cette espérance :
tel est le sens de l'affirmation augustienne, archétype de tous les satisfecit
de l'idéologie moderne, selon laquelle l'Eglise installée était déjà depuis
longtemps ce royaume dont on avait parlé. La révolte sociale de la paysannerie
millénariste se définit naturellement d'abord comme une volonté de destruction
de l'Eglise. Mais le millénarisme se déploie dans le monde historique, et non
sur le terrain du mythe. Ce ne sont pas, comme croit le montrer Norman Cohn
dans la Poursuite du Millenium, les espérances révolutionnaires modernes qui
sont des suites irrationnelles de la passion religieuse du millénarisme. Tout
au contraire, c'est le millénarisme, lutte de classe révolutionnaire parlant
pour la dernière fois la langue de la religion, qui est déjà une tendance
révolutionnaire moderne, à laquelle manque encore la conscience de n'être
historique. Les millénaristes devaient perdre parce qu'ils ne pouvaient reconnaître
la révolution comme leur propre opération. Le fait qu'ils attendent d'agir sur
un signe extérieur de la décision de Dieu est la traduction en pensée d'une
pratique dans laquelle les paysans insurgés suivent des chefs pris hors
d'eux-mêmes. La classe paysanne ne pouvait atteindre une conscience juste du
fonctionnement de la société, et de la façon de mener sa propre lutte : c'est
parce qu'elle manquait de ces conditions d'unité dans son action et dans sa
conscience qu'elle exprima son projet et mena ses guerres selon l'imagerie du
paradis terrestre.
139
La possession nouvelle de la vie historique, la
Renaissance qui trouve dans l'Antiquité son passé et son droit, porte en elle
la rupture joyeuse avec l'éternité. Son temps irréversible est celui de
l'accumulation infinie des connaissances, et la conscience historique issue de
l'expérience des communautés démocratiques et des forces qui les ruinent va
reprendre, avec Machiavel, le raisonnement sur le pouvoir désacralisé, dire
l'indicible de l'Etat. Dans la vie exubérante des cités italiennes, dans l'art
des fêtes, la vie se connaît comme une jouissance du passage du temps. Mais
cette jouissance du passage devait être elle-même passagère. La chanson de
Laurent de Médicis, que Burckhardt considère comme l'expression de «l'esprit
même de la Renaissance», est l'éloge que cette fragile fête de l'histoire a
prononcé sur elle-même : « Comme elle est belle, la jeunesse - qui s'en va si
vite. »
140
Le mouvement constant de monopolisation de la vie
historique par l'Etat de la monarchie absolue, forme de transition vers la
complète domination de la classe bourgeoise, fait paraître dans sa vérité ce
qu'est le nouveau temps, irréversible de la bourgeoisie. C'est au temps du
travail, pour la première fois affranchi du cyclique, que la bourgeoisie est
liée. Le travail est devenu, avec la bourgeoisie, travail qui transforme les
conditions historiques. La bourgeoisie est la première classe dominante pour
qui le travail est une valeur. Et la bourgeoisie qui supprime tout privilège,
qui ne reconnaît aucune valeur qui ne découle de l'exploitation du travail, a
justement identifié au travail sa propre valeur comme classe dominante, et fait
du progrès du travail son propre progrès. La classe qui accumule les
marchandises et le capital modifie continuellement la nature en modifiant le
travail lui-même, en déchaînant sa productivité. Toute vie sociale s'est déjà
concentrée dans la pauvreté ornementale de la Cour, parure de la froide
administration étatique qui culmine dans le «métier de roi» ; et toute liberté
historique particulière a dû consentir à sa perte. La liberté du jeu temporel
irréversible des féodaux s'est consumée dans leurs dernières batailles perdues
avec les guerres de la Fronde ou le soulèvement des Ecossais pour
Charles-Edouard. Le monde a changé de base.
141
La victoire de la bourgeoisie est la victoire du
temps profondément historique, parce qu'il est le temps de la production
économique qui transforme la société, en permanence et de fond en comble. Aussi
longtemps que la production agraire demeure le travail principal, le temps
cyclique qui demeure présent au fond de la société nourrit les forces coalisées
de la tradition, qui vont freiner le mouvement. Mais le temps irréversible de
l'économie bourgeoise extirpe ces survivances dans toute l'étendue du monde.
L'histoire qui était apparue jusque-là comme le seul mouvement des individus de
la classe dominante, et donc écrite comme histoire événementielle, est maintenant
comprise comme le mouvement général, et dans ce mouvement sévère les individus
sont sacrifiés. L'histoire qui découvre sa base dans l'économie politique sait
maintenant l'existence de ce qui était son inconscient, mais qui pourtant reste
encore l'inconscient qu'elle ne peut tirer au jour. C'est seulement cette
préhistoire aveugle, une nouvelle fatalité que personne ne domine, que
l'économie marchande a démocratisée.
142
L'histoire qui est présente dans toute la profondeur
de la société tend à se perdre à la surface. Le triomphe du temps irréversible
est aussi sa métamorphose en temps des choses, parce que l'arme de sa victoire
a été précisément la production en série des objets, selon les lois de la
marchandise. Le principal produit que le développement économique a fait passer
de la rareté luxueuse à la consommation courante est donc l'histoire, mais
seulement en tant qu'histoire du mouvement abstrait des choses qui domine tout
usage qualitatif de la vie. Alors que le temps cyclique antérieur avait
supporté une part croissante de temps historique vécu par des individus et des
groupes, la domination du temps irréversible de la production va tendre à
éliminer socialement ce temps vécu.
143
Ainsi la bourgeoisie a fait connaître et a imposé à
la société un temps historique irréversible, mais lui en refuse l'usage. «Il y
a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus», parce que la classe des possesseurs
de l'économie, qui ne peut rompre avec l'histoire économique, doit aussi refouler
comme une menace immédiate tout autre emploi irréversible du temps. La classe
dominante, faite de spécialistes de la possession des choses qui sont
eux-mêmes, par là, une possession des choses, doit lier son sort au maintien de
cette histoire réifiée, à la permanence d'une nouvelle immobilité dans
l'histoire. Pour la première fois le travailleur, à la base de la société,
n'est pas matériellement étranger à l'histoire, car c'est maintenant par sa
base que la société se meut irréversiblement. Dans la revendication de vivre le
temps historique qu'il fait, le prolétariat trouve le simple centre inoubliable
de son projet révolutionnaire ; et chacune des tentatives jusqu'ici brisées
d'exécution de ce projet marque un point de départ possible de la vie nouvelle historique.
144
Le temps irréversible de la bourgeoisie maîtresse du
pouvoir s'est d'abord présenté sous son propre nom, comme une origine absolue,
l'an I de la République. Mais l'idéologie révolutionnaire de la liberté
générale qui avait abattu les derniers restes d'organisation mythique des
valeurs, et toute réglementation traditionnelle de la société, laissait déjà
voir la volonté réelle qu'elle avait habillée à la romaine : la liberté du
commerce généralisée. La société de la marchandise, découvrant alors qu'elle
devait reconstruire la passivité qu'il lui avait fallu ébranler
fondamentalement pour établir son propre règne pur, «trouve dans le
christianisme avec son culte de l'homme abstrait... le complément religieux le
plus convenable» (Le Capital). La bourgeoisie a conclu alors avec cette
religion un compromis qui s'exprime aussi dans la présentation du temps : son
propre calendrier abandonné, son temps irréversible est revenu se mouler dans
l'ère chrétienne dont il continue la succession.
145
Avec le développement du capitalisme, le temps
irréversible est unifié mondialement. L'histoire universelle devient une
réalité, car le monde entier est rassemblé sous le développement de ce temps.
Mais cette histoire qui partout à la fois est la même, n'est encore que le
refus intra-historique de l'histoire. C'est le temps de la production
économique, découpé en fragments abstraits égaux, qui se manifeste sur toute la
planète comme le même jour. Le temps irréversible unifié est celui du marché
mondial, et corollairement du spectacle mondial.
146
Le temps irréversible de la production est d'abord la
mesure des marchandises. Ainsi donc le temps qui s'affirme officiellement sur
toute l'étendue du monde comme le temps général de la société, ne signifiant
que les intérêts spécialisés qui le constituent, n'est qu'un temps particulier.
Décidément ça vous obsède, cette histoire de téléologie… En tout cas vous voyez qu’il est difficile de faire l’impasse sur l’héritage judéo-chrétien dès qu’on veut penser l’histoire. On y revient forcément, que vous le vouliez ou non, et vous ne pouvez pas évacuer ça d’un revers de main. Il n’a pas tort ce Debord. Quelques lectures bibliques s’imposent !
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