Le mois dernier, nous avions parlé un peu de Kant,
et de ce qu’était une histoire de l’humanité conçue de manière téléologique, (une
philosophie de l’histoire en somme). Par contraste, l’ouvrage de Carl Schmitt
intitulé Terre et Mer offre un point
de vue a-théologique sur l’histoire mondiale. L’histoire n’y est pas la
conséquence d’un « plan caché de la
nature », mais bien le fait des hommes, des sociétés. Elle ne signifie
rien et ne mène vers rien (privée de terme, elle ne peut donc être ni
perpétuellement en progrès ni perpétuellement en déclin). Il est amusant de
voir que pour le catholique Schmitt, l’histoire (du moins dans ce texte), n’est
absolument pas gouvernée par une Providence. Dieu a été évacué, la logique du
devenir historique repose sur les rapports de force immanents à l’humanité. Il
s’agit donc d’une histoire à la fois pourvue d’une certaine intelligibilité (cf
p.23) , mais a-signifiante. Sur ce point, Terre
et Mer nous semble surpasser même le Manifeste
communiste (les deux grilles de lectures n’étant pas incompatibles, commele souligne Laurent Henninger).
« L’homme
est un être terrestre, un terrien. La terre ferme est le lieu où il vit, se
meut, se déplace. Elle est son sol et son milieu. C’est elle qui fonde ses
perspectives, détermine ses impressions, façonne le regard qu’il porte sur le
monde. Né sur la terre, évoluant sur elle, l’homme en tire non seulement son
horizon, mais son allure, sa démarche, ses mouvements, sa silhouette, sa
stature. C’est pourquoi il appelle « terre » l’astre sur lequel il vit bien que la surface du globe soit constituée,
on le sait, aux trois quarts d’eau et d’un quart seulement de terre ferme et
que même les plus vastes continents ne sont que d’immenses îles flottantes. Et
depuis que nous savons que notre terre a une forme sphérique, nous parlons tout
naturellement de « globe terrestre ». Imaginer un « globe marin » nous paraîtrait étrange.
Toute
notre existence d’ici-bas, notre bonheur, nos malheurs, nos joies et nos
peines, sont pour nous la vie
« terrestre », c’est-à-dire,
selon les sujets, un paradis ou une vallée de larmes. On comprend donc que dans
nombre de mythes et de légendes qui expriment les souvenirs et les épreuves les
plus lointains et les plus intimes des peuples, la terre apparaisse comme la
mère primitive des hommes. Les livres sacrés nous racontent que l’homme, issu
de la terre, retournera à la terre. […] Parmi les quatre éléments (la terre,
l’eau, l’air et le feu), c’est la terre qui est vouée à l’homme et qui le
marque le plus fortement. L’idée qu’il pourrait être marqué aussi fortement par
un autre de ces quatre éléments apparaît, de prime abord, chimérique :
l’homme n’est ni un poisson ni un oiseau et encore moins un être-du-feu, à
supposer que celui-ci puisse exister. » (p.17-18)
« Sommes-nous
fils de la terre ou de la mer ? La réponse ne peut être tranchée :
nous ne sommes ni l’un ni l’autre totalement. » (p.20)
« L’homme
n’est pas un être entièrement agi par son milieu. Il a le pouvoir de conquérir,
par l’histoire, son existence et sa conscience. » (p.22)
« L’histoire mondiale est l’histoire de la
lutte des puissances maritimes contre les puissances continentales et des
puissances continentales contre les puissances maritimes. » (p.23)
« Selon
les interprétations des cabalistes médiévaux, l’histoire du monde est un combat
entre la puissante baleine, le Léviathan, et le non moins puissant Béhémoth,
animal terrien que l’on imaginait sous les traits d’un éléphant ou d’un taureau. »
(p.23)
« A
Salamine (480 av. J.C), c’est derrière des murailles de bois (ses vaisseaux)
qu’Athènes la libre se défendit contre son ennemi, le « Perse tout
puissant » et elle dut son salut à
cette bataille navale. Dans la guerre du Péloponnèse, elle-même fut vaincue par
Sparte, puissance terrienne, mais celle-ci, justement parce que telle, ne sut
pas unifier les cités et ethnies helléniques et prendre la tête d’un empire
grec. A l’opposé, Rome qui, chez elle, était une république rurale d’Italie et
une puissance purement continentale, se hissa à la dimension impériale dans sa
lutte contre Carthage, puissance maritime et commerciale. » (p.24-25)
« L’empire
romain décadent se voit ravir la domination des mers par les Vandales, les
Sarrasins, les Vikings et les Normands. Après une longue suite de revers, les
Arabes finissent par prendre Carthage en 698 et fondent Tunis, la nouvelle
capitale, instaurant ainsi pour plusieurs siècles leur domination en
Méditerranée occidentale. L’empire romain d’Orient, c’est-à-dire l’empire
byzantin dirigé de Constantinople, fut un empire côtier. Il disposait encore
d’une flotte puissante et possédait de surcroît une arme secrète, le fameux
« feu grec ». Pourtant, il fut
entièrement réduit à la défensive. En tant que puissance maritime, il put
néanmoins accomplir ce que l’empire de Charlemagne, purement continental, ne
put réaliser : être une digue, un rempart, un katechon, comme l’on dit en grec ; malgré ses
faiblesses, il « tint » plusieurs
siècles contre l’Islam, empêchant les Arabes de s’emparer de toute l’Italie.
Sans lui, l’Italie aurait été intégrée au monde musulman, comme l’Afrique du
Nord, et toute la civilisation antique et chrétienne aurait été détruite. Les
croisades favorisèrent alors l’émergence d’une puissance maritime nouvelle dans
l’Europe chrétienne : Venise.
Un
nouveau nom mythique fit son entrée dans la grande politique mondiale :
pendant près d’un demi-millénaire, la République de Venise symbolisa la
domination des mers, la richesse fondée sur le commerce maritime et ce tour de
force qui concilia les exigences d’une haute politique avec
« la création la plus étrange de l’histoire économique de tous les
temps ». Tout ce que les anglophiles
ont admiré dans l’Angleterre, du XVIIIème au XXème siècle, fit déjà le renom de
Venise : la grande richesse, la supériorité diplomatique par laquelle la
puissance maritime exploitait les rivalités entre puissances continentales et
faisait mener ses guerres par d’autres, l’aristocratisme qui semblait avoir
résolu le problème de l’ordre politique intérieur, la tolérance religieuse et
philosophique, l’asile donné aux idées libérales et à l’émigration politique. A
cela s’ajoute la séduction exercée par des fêtes somptueuses et par la beauté
artistique. […]
Le
rayonnement de cette légendaire « reine des mers » s’accrut sans
cesse de l’an 1000 à 1500. Vers l’an 1000, Nicéphore Phocas, empereur byzantin,
pouvait avec raison proclamer : « La domination
des mers dépend de moi seul ». Cinq
siècles plus tard, le sultan turc de Constantinople déclara aux
Vénitiens : « Jusqu’ici, la mer était votre épouse ;
désormais, elle est à moi ». Entre
ces deux dates se situe l’époque de la suprématie vénitienne sur l’Adriatique,
la Mer Egée et sur la Méditerranée occidentale. C’est de ces années que date la
légende qui attirera à Venise, jusqu’aux XIXème et XXème siècles,
d’innombrables voyageurs, des romantiques célèbres de toutes les nations
européennes, des poètes et des artistes comme Byron, Musset, Wagner et Barrès.
Nul n’échappera à l’envoûtement et rien ne serait plus étranger à mon propos
que de vouloir ternir l’éclat d’un tel rayonnement. Toutefois, si nous posons
la question de savoir si nous sommes là en présence d’un destin purement
maritime, d’un choix véritable en faveur de l’élément marin, nous comprenons
tout de suite l’exiguïté d’une puissance maritime limitée à l’Adriatique et au
seul bassin méditerranéen au moment où s’ouvrent les étendues immenses des
océans du globe. » (p.25-27)
« Même du
point de vue de la technique de navigation, la République de Venise ne quitta
pas, jusqu’à son déclin en 1797, la Méditerranée et le Moyen Age. A l’instar
des autres peuples méditerranéens, Venise ne connut que le bateau à rames, la
galère. C’est de l’Océan atlantique que fut introduite en Méditerranée la
grande navigation à voile. » (p.29)
« Entre
1450 et 1600, les Hollandais inventèrent plus de nouveaux types de navires que
tous les autres peuples. » (p.31)
« Les
premiers héros d’une existence tournée vers la mer ne furent pas des doges
distingués sur leurs navires d’apparat, mais des aventuriers intrépides, des
écumeurs des mers, d’audacieux baleiniers, des voiliers téméraires qui
sillonnaient les océans. Dans deux domaines essentiels : la chasse à la
baleine et la construction navale, les Hollandais furent, au début, le modèle
incontesté. » (p.32)
« L’Espagne
elle-même, pourtant puissance mondiale, dut affréter des vaisseaux hollandais
pour pouvoir maintenir ses échanges avec ses comptoirs d’outre-mer. »
(p.38)
« Le
XVIème siècle voit également apparaître le nouveau navire de guerre qui
inaugure un âge nouveau de la guerre sur l’eau : un voilier armé de pièces
à feu tire par salves, ou bordées, sur son adversaire. Ce type de combat
transforme l’affrontement naval en duel d’artillerie à longue distance, livré
avec un art extrêmement poussé de la manœuvre à la voile. On peut alors, et
alors seulement, parler de batailles navales car, nous l’avons vu, le choc des
équipages des galères à rames n’était en fait qu’un combat terrestre livré
« à bord ». Ce fut une révolution radicale de la tactique du combat
naval et de l’art de la guerre sur mer, la naissance d’un art nouveau et
élaboré de la manœuvre avant, pendant et après l’engagement. » (p.38)
« Tous
les peuples du centre et de l’Ouest de l’Europe participent à la grande épopée
de la découverte des terres nouvelles, qui soumit le monde à la domination
européenne. […] De grands astronomes et d’éminents géographes allemands
contribuent à l’éclosion d’un nouveau regard sur le monde […] Sous son génial
ministre de la marine, Colbert, la France du XVIIème siècle surclassa, pour
plusieurs décennies, l’Angleterre dans la construction de navires de
guerre. » (p.39)
« Les
corsaires des XVIème et XVIIème siècles représentent un chapitre à part dans
l’histoire de la piraterie. Il fallut la paix d’Utrecht (1713) pour les faire
disparaître : à cette date, le système européen des Etats se consolida,
les flottes de guerre des puissances maritimes pouvaient désormais assurer un
contrôle efficace des mers et la nouvelle domination mondiale de l’Angleterre,
fondée sur l’élément marin, commençait à s’affirmer. » (p.42)
« Tous
ces Rochellois, gueux de mer et boucaniers ont un ennemi politique
commun : l’Espagne, puissance catholique. Aussi longtemps qu’ils restent
fidèles à eux-mêmes, ils ne capturent en principe que les navires catholiques,
besogne qu’ils considèrent, en toute bonne conscience, comme bénie de Dieu. Ils
participent ainsi d’un grand front de l’histoire mondiale : celui du
protestantisme mondial d’alors contre le catholicisme mondial d’alors. »
(p.43-44)
« Il est
vrai que la reine Elisabeth passe pour avoir été la grande fondatrice de la
suprématie maritime anglaise et qu’elle a bien mérité ce renom : c’est
elle qui engagea la lutte contre la puissance mondiale catholique, l’Espagne.
C’est sous son règne que fut vaincue dans les eaux de la Manche l’Armada
espagnole (1588). C’est elle également qui honora et encouragea des héros de la
mer comme Francis Drake ou Walter Raleigh. C’est elle enfin qui, en 1600,
accorda les privilèges commerciaux à la Compagnie anglaise des Indes orientales
qui devait plus tard offrir à l’Angleterre l’Inde entière. Au cours des 45
années de son règne (1558-1603), l’Angleterre devint un pays riche, ce qu’elle
n’avait jamais été auparavant. Autrefois, les Anglais étaient des éleveurs de
moutons qui vendaient leur laine en Flandre ; et voici que de toutes les
mers du globe, confluait vers l’île d’Angleterre le butin légendaire des
corsaires et des pirates anglais. La reine s’en félicitait et s’enrichissait.
[…] Des centaines, des milliers d’Anglais et d’Anglaises devinrent des
corsairs capitalists. » (p.44-45)
« Ce
furent les Anglais qui, finalement, surclassèrent tous leurs rivaux […] Certes,
les grands empires coloniaux d’autres peuples européens continuèrent
d’exister : l’Espagne et le Portugal, par exemple, conservèrent d’immenses
possessions outre-mer ; mais ils perdirent le contrôle des mers et des
voies de communication. » (p.49)
« La
France, elle, n’a pas suivi le grand élan maritime lié au protestantisme des
Huguenots. Par sa tradition spirituelle, elle resta en fin de compte un pays
romain et en prenant parti pour la catholicité contre les Huguenots (nuit de la
Saint-Barthélemy en 1572 et conversion d’Henry IV au catholicisme), elle
choisit par là même la terre contre la mer. Certes, son potentiel maritime
restait considérable et aurait pu, même sous Louis XV, tenir tête à celui de
l’Angleterre. Mais lorsqu’en 1672, le roi français congédia Colbert, son grand
ministre du commerce et de la marine, le choix en faveur de la terre devint
irréversible. » (p.50)
« Toute transformation historique importante
implique le plus souvent une nouvelle perception de l’espace. »
(p.52)
« La
Chute de l’empire romain, l’expansion de l’Islam, les invasions arabes et
turques entraînent pour plusieurs siècles un rétrécissement de l’espace et une
« continentalisation » de l’Europe. Le recul de la mer, l’absence de
flotte, une territorialisation totale, sont caractéristiques du Haut Moyen Age
et de son système féodal. Entre 500 et 1100, l’Europe était devenue une masse
continentale féodale et agraire où la classe dominante, les seigneurs féodaux,
laissaient les choses de l’esprit, et même la lecture et l’écriture, à l’Eglise
et au clergé. Des monarques et des héros fameux de cette époque ne savaient ni
lire ni écrire. Pour cela, ils avaient leur moine ou leur chapelain. On peut
penser que dans un empire maritime, les gouvernants n’auraient guère pu se
permettre d’ignorer longtemps l’art de lire et d’écrire, comme ce fut le cas
dans un tel complexe purement territorial, terrien, continental. Or, les
croisades furent l’occasion, pour les chevaliers et les marchands français,
anglais et allemands, de connaître le Proche-Orient. […]
Mais
cet élargissement de l’espace fut en même temps une mutation culturelle
profonde.
Partout en Europe, apparaissent de nouvelles formes de vie politique. La
France, l’Angleterre, la Sicile, voient naître des administrations centralisées
qui annoncent, à bien des égards, l’Etat moderne. L’Italie centrale et
septentrionale voit se développer une nouvelle civilisation citadine. Des
universités apparaissent, où l’on enseigne une nouvelle science théologique et
juridique, jusque-là inconnue, et la redécouverte du droit romain crée une
nouvelle science théologique et juridique, jusque-là inconnue, et la
redécouverte du droit romain crée une nouvelle catégorie de gens éduqués :
les juristes, brisant ainsi le monopole du clergé d’Eglise, propre à la
féodalité du Moyen-Age. Dans l’art nouveau, dit gothique, en architecture, dans
les arts plastiques et la peinture, un mouvement puissant surmonte l’espace statique
de l’ancien art roman et le remplace par un champ de forces dynamiques,
véritable espace en mouvement. La voûte gothique est une structure où les
éléments et parties s’équilibrent et se soutiennent réciproquement par leur
seule pesanteur. Comparé aux masses lourdes et statiques de l’édifice roman,
c’est là un sentiment de l’espace entièrement nouveau. »
(p.56-57)
« Dans le
système philosophique de Giordano Bruno, le système solaire dans lequel la
planète Terre se déplace autour du soleil n’est qu’un des nombreux systèmes
solaires au sein d’un firmament infini. Les expériences scientifiques de
Galilée firent de ces spéculations philosophiques une vérité mathématiquement
démontrable. Kepler calcula les ellipses des planètes mais frissonna devant l’infinité
de ces espaces où les galaxies évoluent sans frontières concevables ni centre.
Les théories de Newton proposèrent à toute l’Europe éclairée la nouvelle
conception de l’espace. » (p.59)
« Tout
ordre fondamental est un ordre spatial. Parler de la constitution d’un pays ou
d’un continent, c’est parler de son ordre fondamental, de son nomos. Or, l’ordre
fondamental, le vrai, l’authentique, repose essentiellement sur certaines
limites spatiales, il suppose une délimitation, une dimension, une certaine
répartition de la terre. L’acte
inaugural de toute grande époque est une appropriation territoriale d’envergure.
Tout changement important de la face du monde est inséparable d’une
transformation politique, et donc d’une nouvelle répartition de la terre, d’une
appropriation territoriale nouvelle. » (p.62-64)
« Les
luttes intestines, les affrontements fratricides et les guerres civiles sont,
on le sait, les plus cruelles de toutes les guerres. » (p.65)
« La
lutte pour la possession du Nouveau Monde devint une lutte entre la Réforme et
la Contre-Réforme, entre le catholicisme mondial des Espagnols et le
protestantisme mondiale des Huguenots, des Néerlandais et des Anglais. »
(p.68)
« Depuis
le XVIème siècle, les pays du continent européen avaient arrêté les formes de
la guerre terrestre : l’idée fondamentale était que la guerre est une
relation d’Etat à Etat. Elle met aux prises, de part et d’autre, la force
militaire organisée de l’Etat et les armées s’affrontent en rase campagne. Les
adversaires en présence sont les armées : la population civile,
non-combattante, reste en dehors des hostilités. Elle n’est pas l’ennemi, et
n’est d’ailleurs pas traitée comme tel aussi longtemps qu’elle ne participe pas
aux combats. La guerre sur mer, par contre, repose sur l’idée qu’il faut
atteindre le commerce et l’économie de l’adversaire. Dès lors, l’ennemi, ce
n’est plus seulement l’adversaire en armes, mais tout ressortissant de la
nation adverse et même, finalement, tout individu ou Etat neutre qui commerce
avec l’ennemi ou entretient des relations économiques avec lui. La guerre
terrestre tend à l’affrontement décisif en rase campagne. La guerre maritime
n’exclut pas le combat naval, mais ses méthodes privilégiées de la guerre sur
mer sont dirigés aussi bien contre les combattants que contre les
non-combattants. Un blocus, par exemple, frappe sans diction toute la
population du territoire visé : militaires, civils, hommes, femmes,
enfants, vieillards. » (p.75)
« Dès que l’Angleterre se fut choisi un destin
exclusivement maritime, toutes ses relations essentielles avec le reste du
monde, et notamment avec les pays du continent européen, furent bouleversées.
Tous les critères, toutes les mises en perspectives, toute la logique de la
politique anglaise furent dès lors inconciliables avec ceux de tous les autres
pays d’Europe. » (p.80)
« Après
Waterloo qui vit la défaite de Napoléon au terme d’une aventure guerrière de
vingt années, commença l’ère de la suprématie totale et incontestée de
l’Angleterre. Elle devait traverser tout le XIXème siècle. » (p.81)
« Si la
guerre de Crimée fut encore menée avec des voiliers, la guerre de Sécession vit
apparaître le navire à vapeur cuirassé. Elle inaugura la guerre moderne,
industrielle et économique. » (p.83)
« Dans un
texte de juillet 1904, [l’amiral américain] Mahan évoque une réunification
possible de l’Angleterre et des Etats-Unis d’Amérique. A ses yeux, la raison
déterminante d’une telle réunification, ce n’est pas la communauté de race, de
langue ou de civilisation. […] Ce qui importe, c’est de maintenir la suprématie
anglo-saxonne sur les mers du globe et cela n’est possible que sur une base
« insulaire » : par le
mariage des deux puissances anglo-américaines. Le monde a changé, l’Angleterre
est devenue trop exiguë, elle n’est plus « île » au sens où elle l’avait été jusque-là. Les
Etats-Unis d’Amérique, en revanche, sont l’île parfaitement adapté à son
époque. […] L’Amérique est la « plus grande île », celle à partir de laquelle la maîtrise
britannique des mers se perpétuera, sur une échelle plus vaste, sous la forme
d’un condominium maritime anglo-américain. » (p.84-85)
« L’apparition
de l’avion marqua la conquête d’une troisième dimension après celle de la terre
et de la mer. L’homme s’élevait au-dessus de la surface de la terre et des flots
et se dotait en même temps d’un moyen de communication entièrement nouveau –et
d’une arme non moins nouvelle. Ce fut un nouveau bouleversement des échelles de
référence et des critères, et les possibilités de domination humaine sur la
nature et les autres hommes devinrent incalculables. » (p.87)
« Nous ne
vivons que la fin des rapports traditionnels entre la terre et la mer. Mais la
peur du nouveau est souvent aussi vive que la peur du vide –même lorsque le
nouveau surmonte le vide. Cela explique pourquoi beaucoup ne voient que chaos
absurde là où un sens nouveau cherche à imposer son ordre des choses. Certes,
l’ancien nomos disparaît, entraînant
dans sa chute tout un système de valeurs, de normes et de relations
traditionnelles. Mais rien ne dit que ce qui vient soit forcément démesure ou
néant étranger à tout nomos : de
l’affrontement acharné entre forces anciennes et nouvelles peut éclore une
juste mesure, une proportion chargée de sens :
Là encore les Dieux sont là qui règnent
Grandes sont leurs limites. » (p.89-90)
-Carl Schmitt, Terre
et Mer. Un point de vue sur l’histoire mondiale, Paris, Éditions du
labyrinthe, 1985 (1944 pour la première édition allemande), 121 pages.
« Le
géocentrisme, avec ses connotations de stabilité et de fermeté, semble comme
constitutif de notre vision ordinaire du monde.
La
mer, par contre, nous apparaît comme l’immensité de l’inconnu ; elle
l’image d’une mobilité qu’on ne peut affronter qu’avec des moyens artificiels.
Nous marchons en toute tranquillité sur la terre, mais la mer est dangereuse,
inhabitable, inhospitalière. Aussi associons-nous volontiers l’idée de mer à
tout ce qui est mouvant, flottant, fluctuant, fuyant et fragile. […]
En
même temps, par l’impression qu’elle nous donne d’un horizon lointain qui se
perd dans l’infini, la mer est également symbole de l’espérance, de
l’aspiration et de l’attente, à la différence de la terre, ferme, mais lourde,
commune et vulgaire. » (p.92)
« La
conception de l’espace terrien demeure différente de la conception de l’espace
maritime, tout comme de l’espace aérien ou sidéral, ces deux derniers
présentant de nombreux points communs. L’homme y fait des incursions, par
exemple avec les avions, mais n’y réside pas. L’espace maritime et aérien, en effet, n’offre pas les commodités de
l’espace terrien, car si les hommes s’y engagent, c’est grâce à la technique,
c’est-à-dire grâce à des moyens mobiles dans lesquels la vie est concentrée,
inconfortable dans la durée et asservie à des conditions de sécurité
précautionneuses et exceptionnelles, à la différence de la terre où l’habitat
est en général sédentaire (maison ou appartement) dans le cadre de la plus
grande liberté de mouvement. » (p.98)
« La mer est en quelque sorte le paradigme des
théories de l’état de nature. Ce n’est sans doute pas un hasard si ce genre de
théories a vu le jour, avec Hobbes et Locke, dans un Etat thalassocratique, la
théorie du contrat social apparaissant par contrecoup comme celle d’un
équilibre terrien ou continental. La liberté des mers figure, au moins en principe,
l’anarchie, c’est-à-dire le droit du plus fort. » (p.108)
« J’ai
consacré plusieurs ouvrages, articles et conférences à la décadence
irréversible de l’Europe. Il y a cinquante ans, celle-ci était la maîtresse des
terres et des mers du globe ; aujourd’hui, depuis qu’elle s’est retirée
sur son espace géographique, elle est en peine de se défendre elle-même.
L’Europe a perdu sa puissance parce qu’elle ne contrôle plus son espace propre.
Je voudrais ajouter, dans cette perspective, que le déclin de l’Europe ira
s’accentuant. Marx prévoyait avec raison que le centre de la politique mondiale
est dépendant des mers : ce fut d’abord la Méditerranée et, après la
découverte de l’Amérique, l’Atlantique. Le Pacifique est en train de prendre le
relais, pour peu qu’on veuille prendre en considération l’essor économique des
pays riverains de cet océan. […] Or, parmi les cinq continents, l’Europe est le
seul à ne pas disposer d’une ouverture ou d’un accès direct à l’Océan
Pacifique. » (p.114)
« En politique, la lucidité consiste à savoir
prévoir le pire, afin de se donner les moyens pour empêcher qu’il arrive. »
(p.115)
-Julien Freund, « La Thalassopolitique »,
postface à Carl Schmitt, Terre et Mer. Un
point de vue sur l’histoire mondiale, Paris, Éditions du labyrinthe, 1985
(1944 pour la première édition allemande), 121 pages.
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