mardi 30 juin 2015

L'impossible zone monétaire optimale

A l’heure où le défaut de paiement imminent de la Grèce rend plus que probable sa sortie de la zone euro (à la grande panique des euro-atlantistes [R1]), il n’est pas inutile d’expliquer (la conscience de mes limites en matière de science économique me pousserait plutôt à dire « de tenter d’expliquer ») pourquoi la zone euro n’est ni souhaitable, ni tenable, et pourquoi, sauf formation d’un « Etat européen unique », elle est vouée à l’éclatement à plus ou moins long terme.



Je laisse de côté le caractère anti-libéral de tout le système [R2], pour me concentrer sur son irréalisme intrinsèque. Et pour cela, comme l’a si bien dit Simon Ganem, rien de tel que retourner aux fondamentaux de la théorie des zones monétaires optimales.
Cette théorisation trouve son origine dans le célèbre article de l’économiste canadien Robert A. Mundell « A Theory of Optimum Currency Areas » ( The American Economic Review, Vol. 51, No. 4, pp. 657–665, 1961), soit, en français, « Une théorie des zones monétaires optimales. »

L’article date certes d’un demi-siècle, mais il est pourtant encore très régulièrement cité dans les discussions relatives au fonctionnement des zones monétaires [R3]. Il expose les conditions nécessaires au bon fonctionnement d’une union monétaire entre différents Etats. L’examen montre, de manière implacable, que la zone euro ne remplit pas (et ne remplira vraisemblablement jamais) de telles conditions, et qu’en conséquence l’euro constitue, sinon une catastrophe économique, du moins un sérieux handicap pour l’avenir de notre continent.

Qu’est-ce qu’une zone monétaire optimale ? Il s’agit d’une « zone géographique (et non politique) optimale dans laquelle les équilibres économiques interne (faible inflation et plein emploi) et externe (une position soutenable de la balance des paiements) pourraient être plus facilement atteints avec un régime de taux de change fixe. »
Qu’est qu’un régime de change fixe ? Il s’agit d’un système monétaire où « le taux de change [de la monnaie] est fixé arbitrairement par les autorités monétaires. L'équilibre du marché des changes est assuré par l'intervention de la banque centrale qui vend les devises étrangères si l'offre dépasse la demande des devises et achète les devises si l'offre est inférieure à la demande ». Un tel système s’oppose au régime de changes flottants.

Les régimes de changes flottants ont progressés au niveau international depuis les Accords de la Jamaïque en 1976. Ils présentent comme avantage  l’ajustement automatique de la balance des paiements. Un déficit commercial entraînera une dépréciation de la monnaie domestique qui permettra une amélioration de la compétitivité des prix. A l’inverse, un excédent commercial entraîne une appréciation du pouvoir d’achat de la monnaie. Ce système permet donc au marché de change de refléter la « santé » économique d’un pays au travers de sa capacité à maintenir une balance commerciale neutre ou excédentaire (ou, ce qui est la même chose, à éviter les déficits commerciaux). Dans le cas européen, un régime de change flottant aurait conduit à la dépréciation de la monnaie des pays réalisant des déficits commerciaux (France, Grèce, etc), ce qui les aurait alertés sur leur situation économique et contraint à prendre des mesures correctrices (tout simplement parce que les importations deviennent plus coûteuses dans une monnaie dont la valeur baisse).
C’est précisément cette sanction du marché que les Européens ont frileusement cherché à éviter, en poursuivant leur projet politique d’unification monétaire. Ils ont essayé de fuir la réalité et de vivre au-dessus de leurs moyens en croyant qu’adopter la monnaie forte d’un pays économiquement avancé (l’Allemagne) les conduiraient à la prospérité. Ce qui était inverser la cause et l’effet, car ce n’est pas parce que la monnaie allemande est forte que le pays est prospère, mais au contraire parce que le pays est prospère (et réalise des excédents commerciaux depuis des décennies) que la monnaie s’apprécie.
La résurrection de l’économie dirigée soviétoïde aurait encore pu avoir quelque chance si la future zone euro possédait les caractéristiques d’une zone monétaire optimale.

Attardons nous sur trois de ces caractéristiques.
1 : La mobilité des facteurs de production.
Pour être optimale, une zone monétaire doit permettre le déplacement libre et rapide des facteurs de production (travail et capital) depuis les bassins économiques stagnants vers les zones attractives. Vis-à-vis de l’euro-zone, le problème insoluble est évidemment le déplacement des personnes au gré des oscillations de l’emploi. La double barrière de la langue et de la culture (inexistante aux USA, le modèle absolu des euro-fédéralistes), ne permet aux travailleurs européens de se déplacer (sauf de manière marginale) depuis leur pays d’origine vers les espaces de prospérité.
Voilà pourquoi les grecs et les espagnols (parmi d’autres), ne parviennent pas à « exporter » leurs chômeurs en Allemagne, ni à résorber leur 50% de chômage (chez les moins de 25 ans), n’ayant pas une monnaie adaptée à leurs besoins.
2 : Les différentiels d’inflation faibles.
« La politique monétaire, donc de change, affecte significativement l'activité économique nationale. Il faut donc que les conjonctures soient exactement semblables dans deux pays pour que la politique monétaire souhaitable y soit identique. » (Jean-Jacques Rosa, L'erreur européenne, 1998)
A l’heure actuelle, 19 pays de l’Union européenne utilisent l’euro. Les cycles économiques et les besoins de monnaie n’étant pas les mêmes dans ces différents pays (et ce parce que leurs économies, leurs structures productives sont différenciées [R4]), l’application d’une monnaie commune, émise par la BCE au même rythme pour tous, est un non-sens économique, qui s’apparente à un vendeur de vêtements ne pouvant fournir qu’une seule taille à ses différents clients [R5].
3 : Le système de partage des risques (intégration financière, budgétaire).
Le problème précédent pourrait trouver une ébauche de résolution si un gouvernement fédéral européen, doté d’un solide budget, jouait un rôle stabilisateur et redistributif, depuis les zones riches et adaptées à l’euro (c’est-à-dire l’Allemagne et l’Autriche, car l’euro est en réalité le Mark), vers les zones pauvres et inadaptées à cette monnaie (Europe du Sud en particulier).

« C'est l'existence d'un système fiscal commun, constituant une sorte d'assurance contre les chocs conjoncturels asymétriques, qui permet de maintenir un taux de change irrévocablement fixe entre plusieurs Etats qui ne constituent pas ensemble une zone monétaire optimale. » (Jean-Jacques Rosa, L'erreur européenne, 1998)

Ce type de mécanisme existe à l’échelle nationale. En France, l’Etat subventionne à perte des régions dont il maintient le niveau de vie proche de la moyenne (Corse, Bretagne, etc). Les défenseurs de l’Etat-Nation voient là un signe de solidarité et un moyen de maintenir la cohésion du pays [R6]. Mais un tel mécanisme n’existe pas (et n’existera jamais) aussi longtemps que les européens « riches » n’accepteront pas de payer pour augmenter le niveau de vie des européens « pauvres » (ce qui se comprend).
Simon Ganem ne dit d’ailleurs pas autre chose : « J’accepte la redistribution qui a lieu à l’intérieur de mon pays même si elle est quasi-inconditionnelle, unidirectionnelle et permanente, mais pour celui qui est de l’autre côté de la frontière, "c’est une tout autre histoire". C’est caricatural, mais c’est bien ce problème d’identité qui est à la base de l’existence et de la persistance de la crise économique dont les solutions sont identifiées clairement, mais difficile pour certaines à appliquer en l’état (par exemple, une union de transferts budgétaires entre États). »
L’avenir de la construction européenne dépend donc in fine de la capacité des européistes à « créer un peuple européen », ayant un sentiment d’appartenance assez fort pour accepter des transferts de richesses [R7] et l’établissement d’un gouvernement fédéral, sans lequel la monnaie commune est vouée à l’échec. Tel était d’ailleurs la manœuvre des défenseurs du traité de Maastricht qui pensaient que l’Europe économique allait nécessairement forcer à construire à l’Europe politique.
Mais ce mauvais calcul ne tenait pas compte des affects en jeu (pour parler le langage de Spinoza). Le sentiment d’identité et la solidarité ne se décrètent pas, ils relèvent d’une construction politiquo-historique forte.
Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, l’hétérogénéité et la diversité qui font la richesse du continent européen rendent plus qu’improbable la réussite du projet politique de l’Union européenne. La violation du vote des peuples (Traité de Lisbonne, etc.), et l’antidémocratisme inhérent au projet européen [R8] le condamnent à se poursuivre au mieux dans une indifférence polie, mais plus probablement dans une hostilité croissante, jusqu’à son échec final.
 
[Remarque 1]: « Il faut tout faire pour que la Grèce reste dans l'euro » a déclaré Manuel Valls, lors de l'émission Le Grand Rendez-Vous (Europe 1, iTELE, Le Monde). On sait également que dans un échange téléphonique au sujet de la crise grecque, la chancelière A. Merkel et le Président B. Obama « ont convenu qu'il était très important de prendre toutes les mesures pour revenir sur un chemin qui permette à la Grèce de mener à nouveau des réformes et de revenir à la croissance au sein de la zone euro » (Communiqué de l’exécutif américain).
[Remarque 2] : « Au lieu d'être la marque d'un libéralisme moderne, la défense d'une parité fixe du franc par rapport au mark, c'est-à-dire la fixation par les autorités monétaires du prix externe de la monnaie, le taux de change, s'inscrit dans la tradition des politiques dirigistes de contrôle des prix. » (Jean-Jacques Rosa, L'erreur européenne, 1998)
[Remarque 3] : Il est par exemple cité par Alexandre Delaigue au bout de quelques minutes de débat sur la situation européenne.
[Remarque 4] : A noter que le libre-échange entre pays européens, seul bon côté de l’évolution politique d’après-guerre, rend de plus en plus insensée l’utilisation d’une monnaie commune : « L'unification d'un grand marché détermine en effet un accroissement de la spécialisation industrielle au sein des économies qui s'y inscrivent. Or la spécialisation fait diverger les structures économiques nationales. [...] Contrairement au slogan de la Commission, le marché unique plaide en réalité pour une différenciation accrue des politiques monétaires au lieu d'appeler une monnaie unique… » (Jean-Jacques Rosa, L'erreur européenne, 1998)
[Remarque 5] : D’où les conflits incessants entre partisans d’un euro fort (Allemagne, Autriche), plus conforme à leurs anciennes monnaies et donc à leurs besoins, et ceux d’un euro faible (France, Europe du Sud). Tout cela était lucidement annoncé par l’économiste Jean-Jacques Rosa il y a plus de quinze ans : « Forcer des économies hétérogènes à se couler dans le carcan d'une politique monétaire unique provoque nécessairement des conflits entre les gouvernements nationaux. » (Jean-Jacques Rosa, L'erreur européenne, 1998)
[Remarque 6] : Les libéraux se doivent néanmoins de faire preuve de sévérité critique vis-à-vis de cette illusion fiscale qui aboutit au pillage des uns par les autres. Le patriotisme n’est pas une excuse pour le dogme de Cicéron.
[Remarque 7] : C’est ici que le parallèle entre l’UE et l’URSS est le plus intéressant. On demande aujourd’hui aux citoyens européens d’accepter des sacrifices, financiers (payer pour les autres) ou passionnels (quitter son pays), qui n’ont que peu à voir avec la solidarité (car il n’y a pas de vertu contrainte), tout ça pour « construire l'Europe ». On demandait de la même façon aux citoyens soviétiques de se sacrifier pour « construire le socialisme »…Mais l’Histoire enseigne que les utopies antidémocratiques finissent mal, et la morale sacrificielle n’en est pas une.
[R8] : Robert Schuman ne prévoyait même pas d’établir un simulacre de démocratie type parlement européen.


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