vendredi 1 janvier 2016

The Myths of Reaganomics, par Murray N. Rothbard

Pour bien commencer cette année 2016 avec quelques démystifications utiles, je vous propose aujourd’hui une traduction (partielle) d’un article de l’économiste et philosophe libertarien Murray Rothbard. Traduisible par « Le Mythe de l’économie reaganienne », cet article constitue une critique radicale du caractère libéral des politiques menées par le président américain Ronald Reagan et son administration.


« Je viens enterrer l’économie reaganienne (Reaganomics), non la célébrer.
Dans quelle mesure l’économie reaganienne est-elle parvenue à atteindre correctement ses propres objectifs ? La meilleure manière de découvrir ces objectifs est peut-être de rappeler ces jours intenses de la première campagne de Ronald Reagan pour la présidence, tout spécialement avant son triomphe à la Republican National Convention de 1980. En termes généraux, Reagan s’engageait à revenir, or à aller vers, une économie de libre marché et de « faire en sorte que le gouvernement nous laisse tranquille ».
En particulier, Reagan appelait à des coupes massives dans les dépenses gouvernementales, des coupes encore plus drastiques dans les taxes (notamment la taxe sur le revenu), un budget à l’équilibre en 1984 (vous voyez, ce sauvage dépensier, Jimmy Carter, a élevé le déficit budgétaire à 74 milliards de dollars par an, et cela doit être éliminé), et un retour à l’étalon-or, avec lequel la monnaie est fournie par le marché plutôt que par le gouvernement. En plus de son appel au libre-marché intérieur, Reagan affirmait son profond attachement à la liberté du commerce international. […] Reagan affirmait lui-même avoir été profondément influencé par l’économiste de laissez-faire du milieu du 19ème siècle, Frédéric Bastiat, dont les attaques satiriques dévastatrices contre le protectionnisme ont fait partie des anthologies de la littérature économique depuis lors.
L’étalon-or était la promesse dont il était le plus simple de se débarrasser. Le Président Reagan nomma une « gold commission » supposément impartiale pour étudier le problème, une commission rempli à ras-bord d’opposants de longue date à l’or. La commission présenta un rapport prévisible, et l’or fut rapidement enterré.
Passons en revue les autres importants domaines :
Les dépenses gouvernementales.
Dans quelle mesure Reagan a-t-il réussi à couper dans les dépenses gouvernementales, un élément certainement essentiel à tout plan pour réduire le rôle du gouvernement dans la vie de tout un chacun ? En 1980, la dernière année du dépensier Jimmy Carter, le gouvernement fédéral a dépensé 591 milliards. En 1986, la dernière année de l'administration Reagan, le gouvernement fédéral a dépensé 990 milliards, une augmentation de 68%. Quoi que cela puisse être, ça n’est catégoriquement pas réduire les dépenses gouvernementales.
Des économistes sophistiqués disent que ces chiffres absolus sont une comparaison injuste, que nous devons comparer les dépenses fédérales de ces deux années en pourcentage du Produit National Brut. Mais cela me fait l’effet d’être injuste en sens opposé, parce que plus s’élève le montant de l’inflation généré par le gouvernement fédéral, plus le PNB augmente. Nous devrions alors complimenter le gouvernement d’un niveau de dépenses plus bas, obtenu par l’inflation générée par le gouvernement lorsqu’il crée davantage de monnaie. Mais même en prenant ces pourcentages du PNB, nous avons des dépenses fédérales à 21.6% du PNB en 1980, et après six ans de Reagan, à 24.3%. Une comparaison plus appropriée serait le pourcentage de dépenses fédérales vis-à-vis du produit privé net, c’est-à-dire de la production du secteur privé. Ce pourcentage était de 31.1% en 1980, et d’un scandaleux 34.3% en 1986. Donc même en usant de pourcentages, l’administration Reagan nous a apporté un accroissement substantiel de dépenses gouvernementales.
De plus, l’excuse que le Congrès a massivement augmenté les budgets de Reagan ne peut être avancée. Au contraire, il n’y avait jamais grande différence entre les budgets de Reagan et du Congrès, et en dépit de la propagande en sens inverse, Reagan n’a jamais proposé de coupe dans le budget total.
Les déficits.
L’échec suivant, et sans doute le plus embarrassant, des buts de l’économie reaganienne, est le déficit. Jimmy Carter enregistrait habituellement un déficit de 40 à 50 milliards par an, et, à la fin, de 74 milliards ; mais en 1984, au moment où Reagan avait promis d’atteindre un budget équilibré, le déficit s’était tranquillement installé à près de 200 milliards, un niveau qui semble être permanent, en dépit des tentatives désespérées de cuisiner les chiffres dans le sens d’une réduction.
C’est de loin le plus large déficit de l’histoire américaine. Il est vrai que les 50 milliards de déficits de la Deuxième Guerre Mondiale représentaient un plus grand pourcentage du PNB, mais le point est qu’ils étaient temporaires, à causalité unique, le résultat de la finance de guerre. Mais la guerre fût achevée en quelques années ; et le présent déficit fédéral semble désormais une partie récente mais permanente de l’héritage américain.
L’une des visions les plus curieuses, et des plus édifiantes, de l’ère Reagan fut de voir les partisans de Reagan complètement changé le discours qu’ils avaient tenus une vie durant. Au tout début de l’administration Reagan, les Républicains conservateurs dans la Chambre des Représentant, convaincus que les déficits disparaîtraient immédiatement, reçurent un terrible choc lorsque l’administration Reagan leur demanda de voter l’habituelle augmentation annuelle de la limitation légale de la dette. Ces républicains, certains avec de véritables larmes dans les yeux, protestèrent qu’ils n’avaient jamais voté de leurs vies une augmentation de la limitation de la dette nationale, mais ils le firent juste pour cette fois parce qu’ils « faisaient confiance à Ronald Reagan » pour mettre le budget à l’équilibre par la suite. La suite, hélas, est de l’histoire, et les Républicains conservateurs ne jugèrent jamais opportuns de pleurer à nouveau. En fait, ils s’ajustèrent eux-mêmes plutôt rapidement de la nouvelle ère d’immenses déficits permanents. La loi Gramm-Rudman, supposément faite pour éradiquer les déficits en quelques années, a désormais et de manière peu étonnante sombré dans une confusion durable.
L’économie reaganienne a été une difficile et instable coalition de plusieurs écoles de pensée économique rivales. En particulier, les écoles phares ont été les keynésiens conservateurs, les monétaristes de Milton Friedman, et les « supply-siders. »
Beaucoup moins édifiant est le spectre des économistes reaganiens qui avaient pestés contre « l’héritage du keynésianisme » pendant des décennies. Bien vite ces économistes reaganiens, tout particulièrement ceux recrutés dans des postes économiques des branches exécutives et législatives, trouvèrent que les déficits n’étaient pas si mauvais que ça après tout. Des modèles ingénieux furent conçus affirmant apporter la preuve qu’il n’y avait en réalité pas de déficits. Bill Niskanen, du Conseil de Reagan des économistes experts, vint avec la découverte peut-être la plus ingénieuse : il n’y a pas de raison de s’inquiéter des déficits gouvernementaux, du moment qu’ils étaient contrebalancés par la croissance en valeur des actifs gouvernementaux. Hé bien, hourra, mais il est plutôt étrange de voir les économistes dont le but supposé est la réduction drastique du rôle du gouvernement s’enthousiasmer d’une plus grande croissance des prises de participation du gouvernement. De plus, l’ampleur des actifs gouvernementaux est vraiment hors-sujet. Ce ne serait intéressant que si le gouvernement fédéral n’était rien de plus qu’une autre compagnie commerciale privée, sur le point d’être liquidée, et dont les créanciers pourraient alors être satisfaits par une distribution de ses actifs sains. Le gouvernement fédéral n’est pas près d’être liquidé ; il n’y a aucune chance, par exemple, qu’une institution toujours sur le point d’aller à la faillite ou à la liquidation et qui a le droit légal d’imprimer autant de monnaie qu’elle veut ne trouve pas le moyen de se tirer avec n’importe qui d’autre de n’importe quel gouffre financier.
Il y a aussi eu un fervent revival de la vieille idée gaucho-keynésienne selon laquelle « les déficits n’ont pas d’importance, de toute façon ». Les déficits sont stimulants, vous pouvez « vous nourrir de vos déficits », etc. […]
L’une des façons dont Ronald Reagan a essayé de se donner le beau rôle vis-à-vis de la question des déficits a été de faire divorcer sa rhétorique de la réalité d'une façon encore plus fine que d’ordinaire. Ainsi, celui qui a proposé les plus grands déficits de l’histoire américain a appelé avec véhémence à un amendement Constitutionnel pour exiger un budget équilibré. De cette manière, Reagan peut ouvrir la voie à un déficit permanent de 200 milliards, tout en jouant la vertu en proposant un amendement d’équilibre budgétaire, et en essayant de faire du Congrès le bouc-émissaire du déficit de notre économie. […]
Les baisses de taxes.
L’un des rares domaines où les économistes reaganiens revendiquent un franc succès est la taxation. Après tout, l’administration Reagan n’at-t-elle pas coupé dans les taxes sur le revenu en 1981, et concilié à la fois une baisse des taxes et « l’équité » dans sa hautement racoleuse loi de réforme de la taxation de 1986 ? Ronald Reagan n’est-il héroïquement tenu la ligne, dans les crocs de l’opposition, contre toutes les hausses de taxes ?
La réponse, malheureusement, est négative. Tout d’abord, la fameuse « taillade dans les taxes » de 1981 n’a rien taillé du tout. Il est vrai que le taux des taxes des plus haut revenus a été diminué, mais pour les gens ordinaires, les taxes ont augmentés, plutôt qu’elles n’ont baissés. La raison en est que, dans l’ensemble, la baisse du taux de la taxe sur le revenu fut plus que contrebalancé par deux formes de hausses des taxes. L’une fut « la dérive fiscale », un terme pour l’inflation vous élevant lentement mais sûrement vers des tranches d’impositions supérieures, vous faisant payer davantage et proportionnellement de plus lourdes taxes alors même que le taux d’imposition restait officiellement le même. La seconde source de taxation accrue fut la taxation de Sécurité Sociale, qui continua d’augmenter, et qui aida les taxes à atteindre des sommets. Pas seulement ça, mais peu après, lorsque le système de Sécurité Sociale fut communément perçu comme au bord de la faillite, le Président Reagan chargea Alan Greenspan, un économiste reaganien en vue et désormais le Président de la Réserve Fédérale, de prendre la tête d’une commission bipartisane pour sauver la Sécurité Sociale. Le sauvetage, bien évidemment, signifiait davantage de taxes pour la Sécurité Sociale, à ce moment-là comme depuis lors.
Depuis la coupe dans les taxes de 1981, il n’y a en plus eu, et même, les taxes ont augmenté d’années en années, avec l’aval de l’administration Reagan. […]
La dérégulation.
Un autre aspect crucial de la libéralisation du marché et du « tenir le gouvernement à l’écart » est la dérégulation, et l’administration et ses économistes ont été très fiers de leur record en la matière. Cependant, une analyse du dossier révèle une image bien différente. Tout d’abord, les plus manifestes exemples de dérégulation, la fin des prix contrôlés et du rationnement du pétrole et du gazole, la dérégulation du trafic routier et aérien, furent tous initiés par l’administration Carter, et achevés juste à temps par l’administration Reagan afin que le crédit rejaillisse sur elle. Dans le même temps, plusieurs autres promesses de dérégulations ne furent jamais tenues ; par exemple, l’abolition du contrôle du gaz naturel et du Département de l’Énergie.
D’une manière générale, il n’y eu en fait probablement pas de dérégulation, mais un accroissement de la régulation.
La politique agricole, pour sa part, a été un désastre total. Au lieu de mettre fin aux subventions agricoles et aux contrôles et de revenir à un marché libre en matière agricole, l’administration a grandement augmenté les aides aux prix, les contrôles et les subventions. […] Le résultat de tout cela a été de pousser les prix agricoles bien au-delà des prix du marché mondial, de nuire aux exportations, et de conduire nombre d’agriculteurs à la faillite. Tout ce que l’administration peut offrir, cependant, est du même ordre que cette désastreuse politique.
La politique économique étrangère.
Si l’administration Reagan a fait du travail bâclé en matière d’économie domestique, du point de vue même de ses propres objectifs, comment s’en est-elle sorti des affaires économiques étrangères ? Comme nous pouvions nous y attendre, sa politique économique étrangère a été l’exact opposé de sa dévotion proclamée au marché libre et au libre-échange. […] L’administration Reagan a été la plus belliqueuse et la plus nationaliste depuis Herbert Hoover. Les tarifs et les quotas d’importations ont augmenté de façon répétitive, et le Japon a été traité comme un lépreux et régulièrement dénoncé pour avoir commis le crime de vendre meilleur marché des produits de qualité supérieure aux consommateurs américains ravis. […]
Donc, où que nous portions le regard, que ce soit sur le budget, l’économie domestique ou le commerce international ou les relations monétaires, nous voyions le gouvernement davantage sur notre dos qu’il ne l’a jamais été. Le fardeau et la portée de l’interventionnisme gouvernemental a augmenté sous Reagan, pas diminué. La rhétorique de Reagan clamait diminuer le poids du gouvernement, ses actions ont fait précisément l’inverse. Et pourtant les différents acteurs de l’échiquier politique ont avalisé cette rhétorique et affirme qu’elle est passée dans les faits.
Les Reaganiens et leurs économistes, pour des raisons évidentes, essayent désespérément de maintenir que Reagan a véritablement accompli ses glorieuses promesses ; alors que ses opposants, dans l’intention d’attaquer le croque-mitaine de l’économie reaganienne, sont également, et pour des raisons inverses, soucieux de prétendre que Reagan a vraiment mis en œuvre son programme de libéralisation. Ainsi nous avons cette curieuse, et certainement pas saine, situation où la masse de gens intéressée par la politique interprète de façon absolument erronée le bilan de Reagan ; se focalisant, comme Reagan lui-même, sur la rhétorique plutôt que sur la réalité. […] »

4 commentaires:

  1. Ma foi, un article bien documenté et convainquant, si l’on s’en tient du moins au seul aspect économique. Car sur le plan historique, la dimension des deux mandats de Reagan me semble plus difficilement contestable. Je ne vous apprendrai sans doute pas le rôle déterminant qui lui est attribué dans la chute du communisme. En outre, les États-Unis sortaient de plusieurs décennies calamiteuses et même traumatisantes sur le plan de la fonction présidentielle (assassinat de Kennedy, démission de Nixon, défaites de Ford et de Carter), et Reagan, avec son charisme incomparable, a redonné de l’optimisme à son peuple et de la dignité à sa fonction. Un intellectuel comme vous ne devrait pas passer à côté de ces dimensions essentielles de l’action politique pour se focaliser sur la seule économie. J’ajouterais que j’ai du mal à trouver un exemple concret de politique libérale authentique aux yeux des libéraux purs et durs. Ce genre de politique marche bien dans les livres, dans le monde réel c’est autre chose.

    Enfin, en guise de clin d’œil, je vous invite à visionner cette vidéo que j’ai réalisée pendant ces fêtes et qui, par une drôle de coïncidence, traite précisément de ce sujet. Comme on dit, une image est plus éloquente que mille mots…

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    1. « Un intellectuel comme vous ne devrait pas passer à côté de ces dimensions essentielles de l’action politique pour se focaliser sur la seule économie. »

      Je crois les prendre en compte dans d’autres textes, mais la traduction de celui-ci visait de toute évidence les questions économiques, sans se prétendre un bilan global de la présidence de Reagan. Néanmoins, un président qui renie ses promesses de campagnes et fait exploser le déficit n’a a priori rien pour me plaire…

      « J’ajouterais que j’ai du mal à trouver un exemple concret de politique libérale authentique »

      C’est effectivement difficile, tant les libéraux ont toujours été minoritaires. On peut néanmoins penser aux réformes de Turgot à la fin de l’Ancien Régime, et à certains aspects des politiques menées sous la IIIème République.

      « En guise de clin d’œil, je vous invite à visionner cette vidéo que j’ai réalisée pendant ces fêtes et qui, par une drôle de coïncidence, traite précisément de ce sujet. »

      Vous m’avez bien fait rire, cher Laconique ! Je vous sens une nostalgie de cette époque que je n’ai pas connue. En ce qui me concerne, je ne suis nostalgique de rien, même si je ne crois pas davantage aux lendemains qui chantent… Et les coïncidences sont décidemment multiples, car j’ai moi-même réalisé un film durant ces fêtes ! Mais je ne vais pas le partager ici (par mail si vous y tenez), son contenu obéissant à des contraintes trop « postmodernistes » pour que je me risque à le diffuser sans embarras…

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    2. Vous me surprenez, je ne vous pensais pas intéressé par ce domaine ! Je suis très curieux de voir ça : jbottgen@gmail.com

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