mardi 22 mars 2016

Atlas Shrugged, d’Ayn Rand

Sculpture d'Atlas à New York, symbole du mouvement objectiviste.
« Tu ne sais plus ce qui est juste. La bataille en cours n'a pas pour enjeu des avantages matériels, Dagny. C'est une crise morale, la plus grave à laquelle le monde ait jamais été confronté, et ce sera la dernière. Notre époque est l'aboutissement de siècles d'erreurs. Il faut y mettre un terme, une fois pour toutes, ou périr, nous, les hommes capables de penser. C'est notre faute. Nous avons produit les richesses de ce monde, mais nous avons laissé nos ennemis ériger leurs principes en code moral. »
-Ayn Rand, La Grève, p.623.


J’ai lu l’été dernier Atlas Shrugged, le plus célèbre des romans d’Ayn Rand (dans sa traduction française La Grève, Les Belles Lettres, 2013, 1168 pages. La publication originale, aux USA, date de 1957).
L’histoire raconte la disparition progressive des entrepreneurs, savants, artistes, hommes d’affaires, philosophes rationalistes et autres individus dotés de la vertu d’égoïsme, dans une Amérique alternative où la Guerre Froide tourne mal et où le collectivisme s’insinue insidieusement et inéluctablement, plongeant les USA dans la ruine. D’où le titre, ou plutôt les titres, Atlas Shrugged signifiant « Atlas haussa les épaules » (pour rejeter le fardeau du monde qu’il porte), et la Grève étant celle des meilleurs esprits, des plus compétents, ceux qui, traditionnellement, ne font précisément pas la grève.
C’est une œuvre qui tient de la dystopie en cela qu’une bonne partie des pays de la planète, dont le Mexique et l’Europe, sont tombés dans le communisme (d’où les Républiques populaires du Mexique, d’Angleterre, de Norvège, de France, etc.). Dystopie qui n’a rien d’étonnant compte tenu du contexte d’écriture (Guerre Froide disais-je) et de l’engagement politique d’Ayn Rand en faveur du capitalisme libéral (dans ses termes, le capitalisme de laissez-faire). Rien d’étonnant, donc, à ce qu’Althas Shrugged nous parle de l’asphyxie progressive de ce qui était autrefois une nation de pionniers par le pillage, la bien-pensance social-démocrate, l’immobilisme, le capitalisme de connivence et l’extinction de la liberté.
J’ai eu l’impression curieuse de lire autre chose qu’une littérature d’adulte. Le sentiment de quelque chose de trouble et de féérique, ressenti dès les premières pages. Les mystères à demi-ignorés, à demi-admis, auxquels les protagonistes sont d’emblés confrontés, m’ont tout de suite fait penser à 1984 de George Orwell et à La Tour Sombre de Stephen King. La présence des trains et des machines à écrire m’a fait penser à l’Angleterre de l’âge industriel (fin XIXème siècle), qui, pour des raisons que je ne m’explique pas, m’a toujours séduite par certains aspects de son esthétique (mon côté steampunk).
Mais, dans le même moment, le lecteur sent ce mystère se renverser en une impression de malaise, de maladie. Quelque chose ne tourne pas rond, on le devine dans la lassitude qui gagne, à des degrés variables, presque tous les personnages. Le retour d’Hank Rearden (le propriétaire des aciéries), dans son foyer, au terme d’une journée qui aurait dû être parmi les plus belles de sa vie, ses échanges laconiques et presque surréalistes avec ses proches, sont à cet égard caractéristique (« Il éprouvait une immense lassitude », p.46). Mais Flaubert, en réalisant ce désastre cosmique qu’est Madame Bovary, nous l’a appris : la lassitude à faible dose est significative, la lassitude continuelle (et mâtiné de caractères médiocres), est pire qu’étouffante (et que peut-on imaginer de plus étouffant que Madame Bovary, je vous le demande ? même M. Houellebecq et ses variations sur le sordide ne tombent pas si bas [R1], c’est dire).
Avec Dagny Taggart, le ton est similaire (« Elle se sentait vidée, sans énergie, sans but, sans désir, comme si un moteur, en elle, avait eu des ratés, puis s’était arrêté », p.75). Mais à la différence de Rearden dont le désespoir tient aussi à l’attitude de ses proches, celui de Dagny s’explique uniquement par celui de sauver son entreprise (la Taggart Transcontinental, la compagnie familiale de chemins de fer). Là aussi, dans cette lutte usante contre un mal sans visage, il y a quelque chose de malsain, de maladif. Bref, il y a quelque chose de pourri dans ce commencement d’histoire, de propice à la mélancolie. Quelque chose qui rappelle ce passage immortel de Caligula : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. »
Ce parfum de déchéance et de folie (quelque part entre L’Aube de Fondation, d’Isaac Asimov et le Fulgrim de Graham McNeil [R2]), s’estompe provisoirement au terme d’une centaine de pages [R3], lorsque le récit nous conduit, dans une manière de flashback, à l’enfance des protagonistes. Soudain, les voilà qui prennent du relief et des couleurs nouvelles, qui s’envolent, même si leurs motivations restent étranges, resserrées (encore que ni caricaturales ni archétypales). Et sans doute reconnaît-on des personnages réussis au fait qu’ils nous plaisent et que nous cherchons à les comprendre et à les voir évoluer. Il y a, dans cette jeunesse de Dagny Taggart et Francisco d'Anconia qui se déroule devant le lecteur, quelque chose des romans sentimentaux de l’aube du romantisme, et peut-être une réminiscence de l’idylle des Misérables, qu’Ayn Rand avait tant apprécié lorsqu’elle étudiait la littérature dans sa Russie natale. La lumière de cette jeunesse ne se départie pourtant jamais d’un parfum de mélancolie, d’une insatisfaction admise et de la lutte pour s’en défaire. Seul un moment d’amour charnel est l’occasion d’un bonheur sans mélange [R4] [R5]. Mais déjà le mystère reprend, et les allusions incompréhensibles mettent la patience du lecteur à l’épreuve.
Sans doute faut-il être capable, pour apprécier Atlas Shrugged, de ne pas fuir devant la peinture du crépuscule et les subtilités psychologiques de sentiments contradictoires. J’ai pu entendre une critique de l’ouvrage portant sur la surabondance des descriptions de décors, mais c’est une critique très infondée (mais qui aurait été très juste si elle avait concerné Balzac). A l’inverse, ceux qui comme moi raffolent des émotions suggérées et comme suspendues, soutenues par des dialogues simples et nombreux, sont servis. Que les milieux dépeints par Ayn Rand soit ceux de la bourgeoisie, des affaires, du travail, de la production, est certes central du point de vue du sens de l’œuvre, mais secondaire en termes esthétiques. Avec ces qualités-là, elle aurait certainement pu parler d’autres choses sans connaître l’échec.
Et pourtant, au milieu de ce déclin, des âmes brillent encore. L’esprit des pionniers, du mythe de la Frontière, du Far West, s’efforce lui aussi de persister dans son être. Obstination, indépendance, recherche d’authenticité dans l’effort, respect de soi et de la Raison, telles sont les qualités des héros d’Ayn Rand. Des êtres au tempérament de feu, au milieu de la marée montante de la médiocrité et du renoncement. Il a quelque chose de nietzschéen dans cette lutte sans espoir des êtres nobles contre les hommes (et les femmes) du Ressentiment.
Et puis la révélation, et des passages qui respirent le bonheur.
Et, à la fin de tout, surplombant le chaos : le discours de John Galt. Magnifique. Grandiose. Extraordinaire. L’Apothéose géniale d’un roman philosophique –genre nouveau, ou quasiment. Un discours dont on ne comprend pas qu’il ne soit pas étudié dans les formations universitaires, quelque part entre l’Éthique de Spinoza et l’Action Humaine de Ludwig Von Mises. Ne pouvant le reproduire, je me contente d’en retranscrire les toutes dernières lignes :
« Au nom de ce qu’il y a de meilleur en vous, ne sacrifiez pas ce monde à ceux qui en sont la lie. Au nom des valeurs qui vous maintienne en vie, ne laissez pas votre vision de l’homme se corrompre au contact de la laideur, de la lâcheté, de la stupidité de ceux qui n’ont jamais mérité le nom d’homme. Ne perdez pas de vue que ce qui caractérise un homme digne de ce nom, c’est la droiture, un esprit intransigeant et l’inlassable désir de progresser. Ne laissez pas votre ardeur s’éteindre approximativement, étincelle après étincelle, dans les marais sans espoir de l’approximatif, du « pas tout à fait », du « pas maintenant », du « pas du tout ». Ne laissez pas disparaître le héros qui est en vous, par frustration de n’avoir jamais pu vivre la vie que vous méritiez. Assurez-vous de la route à suivre et de la bataille à mener. Le monde auquel vous aspirez existe, il est réel, il est possible, il est à vous.
Mais le gagner exige de rompre avec le passé et de rejeter le dogme selon lequel l’homme est un animal sacrificiel dont l’existence est vouée au plaisir des autres. Luttez pour affirmer votre valeur. Luttez pour revendiquer votre fierté. Luttez pour la suprématie de l’esprit rationnel –l’essence même de l’homme. Luttez sans faiblir, avec la certitude radieuse que votre morale est une éthique de vie, que votre combat est celui de tout accomplissement, de toute valeur, de toute grandeur, de tout bien, de toute joie qui aient jamais existé sur cette terre.
Vous gagnerez le jour où vous serez prêt à prononcer le serment que j’ai prêté moi-même au début de mon combat –et pour ceux qui aspirent au jour de mon retour, je vais maintenant le répéter au monde entier : « Je jure, sur ma vie et l’amour que j’ai pour elle, de ne jamais vivre pour les autres ni de demander aux autres de vivre pour moi ». » (Ayn Rand, La Grève, p.1068)
Que conclure ? Altas Shrugged est une œuvre inhabituelle, inclassable et déconcertante. Une œuvre dense et monumentale. Lente, mystérieuse et pleine d’une sagesse paradoxale. Il y règne le parfum amer du déclin et du tourment, mais aussi son contraire : un certain état d’esprit héroïque, le souffle d’une seconde conquête de l’Ouest, une volonté d’acier dans la recherche de la grandeur et le goût sauvage de vivre libre. C’est un livre sérieux, exigeant, un livre qui mérite d’être lu et de trôner en bonne place dans une bibliothèque. Un vrai bon roman –et bien plus encore : une source d’inspiration et de réflexions.
[Remarque 1] : Je sais bien qu’il en est certain qui considèrent ce qui laid et absurde comme le summum de la création artistique, mais ces amis de l’art contemporain, je les tiens pour ma part pour les ennemis de l’Art et de l’Humanité car, sous couvert  de subversion, ils accélèrent l’effondrement du premier et le désespoir de la seconde.
[Remarque 2] : Deux très bons romans de science-fiction, soit dit en passant.
[Remarque 3] : Mais il traverse en réalité tout le roman, puisqu’il correspond à l’un des principes en lutte : « Il ne parvenait pas à se remémorer ce qui avait bien pu provoquer ce genre de bagarres dans le passé. La vérité ? La justice ? La fraternité ? Il n’avait plus l’énergie pour ça. Il se sentait très las. » (p.604)
[Remarque 4] : Je m’efforce, autant que possible, et à vrai dire comme à chaque fois, à rendre compte de cette lecture sans trop en dévoiler l’intrigue.
[Remarque 5] : Et on peut se demander, encore que cela trahisse une ignorance naïve, jusqu’à quel point cette réhabilitation –en rien vulgairement menée- des passions physiques (qui, pour Rand, ne sauraient être autre chose que la matérialisation des plus hautes valeurs spirituelles), avec la critique implicite (et même explicite, dans le discours de John Galt), de la morale religieuse qu’elle comporte, pouvait détonner dans la société américaine de 1957. Sans compter que nous avons droit à ni plus ni moins qu’une relation adultère, entre autres choses.
Quand je dis réhabilitation en rien vulgaire, j’en veux pour preuve suffisante le –très objectiviste et tout autant aristocratique- passage suivant : « Elle savait, même si elle était trop jeune pour en comprendre la raison, qu’un désir peu regardant auquel on cède trop facilement ne se conçoit que pour les gens qui n’ont que mépris pour eux-mêmes et pour le sexe. » (p.119)

1 commentaire:

  1. Une vraie critique littéraire, détaillée et argumentée ! Ma foi, si on peut le placer entre « 1984 » et « La Tour sombre », cet Atlas Shrugged aurait tout pour me plaire ! Le long passage que vous citez est d’une très belle tonalité, exaltante, volontariste, « virile », oserais-je presque dire. Les 1168 pages me refroidissent un peu, mais je garde ce titre dans un coin de ma tête, car allier une peinture naturaliste des milieux sociaux de l’Amérique à une profession de foi nietzschéenne en la valeur suprême de l’individu, cela me semble un sacré tour de force !

    (Je suis quand même obligé de vous conseiller de vous relire attentivement avant de publier un article. J’ai trouvé pas mal de fautes, sur les accords notamment, ce qui ne produit jamais un très bon effet. Je vous livre celles que j’ai remarquées : « la lassitude continuelle (et mâtiné », « une réminiscence de l’idylle des Misérables, qu’Ayn Rand avait tant apprécié », « La lumière de cette jeunesse ne se départie pourtant jamais », « Que les milieux dépeints par Ayn Rand soit ceux ».)

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