jeudi 1 décembre 2016

Trump et nous

Avec le Brexit, dont nous reparlerons bientôt, l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis d’Amérique constitue certainement l’événement le plus important de l’année 2016. Ces deux événements ont sans nul doute ébréché la marche en avant de l’Empire euroatlantique. Ils marquent la fin de la première moitié du XXIème siècle, allant des attentats de 2001 aux guerres que l’Occident a mené en Afrique, en Syrie, etc.

Mais la fin de ce cycle est lié à plusieurs autres : crise de la construction européenne, lente agonie du gauchisme culturel, retour du vote de classe par la droite ("populisme"). L’élection de Trump condense ces éléments (y compris le premier – on se souvient qu’il avait pris position en faveur du Brexit).
Reste à savoir comment ces dynamiques vont influencer le contexte politique français. Le plus probable est que M. Fillon s’impose contre le Front National en mai prochain, mais on voit déjà dans son projet que la droite a dû mettre le holà à l’atlantisme en matière de politique étrangère. Ce qui va dans le bon sens. Pour le reste… Sans une série de réussites économiques permettant une baisse réelle et durable du chômage, on voit mal comment Madame Le Pen pourrait ne pas se servir de l’exaspération croissante de nos compatriotes pour accéder au pouvoir… Or le programme de M. Fillon, on l’a dit, et même si tout n'est pas à jeter, n’est guère reluisant sur le plan social (comment peut-on vouloir augmenter la TVA et grever ainsi le pouvoir d’achat des ménages ?! ... ). Bref, les conséquences à moyen terme menacent d’être explosives, car les mêmes causes engendrent les mêmes effets :
"Jamie Rupert, 33 ans, se dit " démocrate de naissance ". Fille de mineur de charbon, petite-fille d'ouvriers du textile, épouse d'un ouvrier du bâtiment, elle a grandi dans une communauté fidèle au Parti démocrate et au mouvement syndical depuis des générations. Jamie est infirmière, mais, cette année, elle ne travaille pas : elle a deux enfants en bas âge, et elle est à nouveau enceinte.

En 2008 et 2012, elle a voté pour Barack Obama : " Un homme moderne, qui représentait le changement et qui comprenait les besoins des jeunes. " Mais, au bout de huit ans, elle constate que rien n'a changé à -Wilkes-Barre, une ville de 41 000 habitants au cœur du comté de Luzerne, vieux centre industriel du nord-est de la Pennsylvanie, en déclin depuis des décennies et qui a du mal à se reconvertir : " Les démocrates n'ont rien fait pour nous, ils refusent de nous protéger, ils laissent les usines partir au Mexique, en Chine ou je ne sais où, c'est insupportable. " Elle s'inquiète aussi du flot de réfugiés et d'immigrants, venus de partout, qui s'installent dans la région sans aucun contrôle.

Alors, au printemps, Jamie prend une -décision radicale : elle s'inscrit pour voter à la primaire républicaine, et comme 77 % des électeurs du comté de Luzerne elle choisit Donald Trump, le milliardaire vedette de la télévision qui promet de contrôler les frontières, d'abroger les accords de libre-échange et de relocaliser les usines aux Etats-Unis. Aux élections générales du 8 novembre, elle a voté à nouveau pour Trump, qui a remporté 58 % des voix dans le comté de Luzerne.

Cette petite victoire locale a suffi à Donald Trump pour remporter la Pennsylvanie, qui, depuis vingt-cinq ans, avait toujours voté démocrate aux élections présidentielles. Dès le début de la campagne, son équipe avait compris l'importance stratégique du comté de Luzerne. Parmi les bastions démocrates traditionnels de cet Etat, il était le seul réellement vulnérable. Le candidat républicain a donc tenu deux meetings à Wilkes-Barre, en avril et en octobre. A chaque fois, il a rempli le stade de 11 500 places, sans compter les milliers de supporteurs qui n'ont pas pu entrer et sont restés debout dehors pendant des heures.

" C'est un homme indépendant "

Donald Trump disposait sur place d'un allié précieux, fin connaisseur de la politique locale, le républicain Lou Barletta, ancien maire de Hazleton, une ville de la région, et représentant à Washington d'un district rural proche de Wilkes-Barre. Célèbre pour ses prises de position contre les immigrants illégaux, Lou Barletta fut l'un des premiers élus à soutenir publiquement la candidature de Donald Trump. " A l'époque, les experts lui donnaient moins de 1 % de chances d'être élu, mais je savais qu'il allait gagner en Pennsylvanie, dit-il. L'hiver dernier, près de chez moi, j'ai vu un homme que je connaissais, un militant démocrate, planter un panneau “Votez Trump” dans son jardin. J'ai compris qu'il se passait quelque chose. " Puis il découvre que des dizaines de démocrates de sa circonscription s'intéressent à Donald Trump : " Ils disaient tous la même chose : “Les élites de Washington nous ont oubliés, nous ne les intéressons plus.” Nous avons besoin d'un homme nouveau, qui ne soit pas un politicien de carrière et qui -apportera un vrai changement. " En face, Hillary Clinton apparaissait comme la candidate du statu quo, imposée par l'appareil du Parti démocrate, dont l'ambition était de poursuivre la politique menée par Obama qui, dans la région, n'a pas été un succès.

Au-delà du programme économique de -Donald Trump, de nombreux habitants du comté de Luzerne disent apprécier ses qualités -humaines. L'infirmière Jamie Rupert se dit conquise : "C'est un homme indépendant, il a financé lui-même sa campagne, personne n'a pu l'influencer ni l'acheter. Il est franc, direct et simple, on comprend ce qu'il dit. Rien à voir avec un candidat républicain classique. " Elle n'est pas du tout gênée par ses propos grossiers ou agressifs envers les femmes : " Tout le monde dit des choses sexuelles vulgaires de temps à autre, y compris nous, les femmes, quand nous sortons entre filles le soir. C'est la vie. Ici, les femmes ne sont pas des petites choses fragiles qui se choquent pour un rien. "

Le vote de Jamie a aussi été motivé par sa méfiance envers Hillary Clinton, une femme qui lui est complètement étrangère : " Hillary est riche, mais elle parle comme si elle faisait partie de la classe moyenne qui se bat pour survivre. C'est ridicule. Trump ne fait pas ça. " Elle doute aussi du patriotisme de la candidate démocrate : " J'ai regardé tous les débats, et jamais elle n'a porté la petite broche électorale traditionnelle des candidats, avec le drapeau américain. Sans doute qu'elle ne voulait pas faire un trou dans sa veste chic. "

Jamie craignait aussi qu'elle interdise les armes à feu : " J'ai un permis de port d'armes, c'est une tradition ici, ça n'a rien à voir avec la politique. C'est important de pouvoir se protéger, surtout quand on a des enfants. " Par ailleurs, elle a entendu dire à la télévision que la candidate démocrate était favorable à l'avortement jusqu'en fin de grossesse, quand le fœtus est déjà viable : " Pour moi, en tant qu'infirmière, c'est intolérable. "

Très motivée, Jamie a essayé de convaincre son mari, Jesse, 35 ans, charpentier, de soutenir lui aussi Donald Trump : " Il n'a jamais voté, il n'est même pas inscrit. Il considère que les -politiciens n'ont aucun impact sur sa vie. Mais je lui en parle souvent, il m'écoute pour me faire plaisir, alors peut-être que la prochaine fois… "

Pour le reste, Jamie se considère comme une femme ouverte et progressiste. Elle a reçu une éducation catholique, mais s'est convertie au protestantisme épiscopalien, moins conservateur. " J'ai plusieurs amis gays, je veux qu'ils aient les mêmes droits que moi dans tous les domaines, justifie-t-elle. Je sais que le nouveau vice-président, Mike Pence, est hostile aux gays, et je le regrette, mais ce n'est pas lui le patron. Trump est plus tolérant, enfin, je crois… "

Aujourd'hui, elle se dit apaisée et pleine d'espérance : " Mes amis démocrates sont en colère, mais ça leur passera. Trump mérite qu'on lui donne sa chance. Grâce à lui, nous pourrons à nouveau acheter des voitures, des frigos et des vêtements fabriqués chez nous, par nous. Le reste est secondaire. "

La mère de Jamie, Linda MacDermott, veuve et retraitée, a suivi le même chemin. Linda habite à la périphérie de la ville, dans un vieux pavillon juché sur une colline surplombant la carcasse en ruines d'une ancienne usine textile. En 2012, elle avait encore voté démocrate : " Obama avait fait du bon travail pendant son premier mandat, pour résoudre la crise financière et aider les industries en difficulté. " Mais, cette année, elle a choisi -Donald Trump, un peu par défaut, parce qu'elle n'a pas pu se résoudre à voter pour Hillary Clinton. Pour elle, " les Clinton sont tombés dans l'ivresse du pouvoir et de la richesse, ils se sont totalement éloignés des gens simples, ils ne fréquentent que des stars du show-business et des grands -patrons ". En fait, Linda considère que ce n'est pas elle qui a changé, mais les dirigeants -démocrates : " Ils se sont coupés de leurs racines, de la base de leur parti. Ils ont évolué très vite dans tous les domaines et ils nous ont abandonnés en chemin. "

Linda sait que Donald Trump est encore plus riche et privilégié que les Clinton et qu'il a beaucoup de défauts, mais elle apprécie sa franchise : " Il sait se montrer proche des gens simples. Il a la force de dire ce que les autres n'osent pas dire, et il s'en tire à chaque fois sans dommage. " Et puis, ajoute la retraitée, " c'est un véritable homme d'affaires, il sait comment gagner de l'argent, mais aussi comment créer des emplois et distribuer des salaires. De toute façon, il fallait essayer autre chose, parce qu'ici la situation empire chaque année. Si ça continue, bientôt, des tas de gens n'auront plus de quoi vivre, ce sera le chaos ".

" Ils nous traitaient de racistes "

Aujourd'hui, Linda fait preuve d'un optimisme prudent : " Pour la première fois -depuis longtemps, j'ai le sentiment que ça va aller mieux. " Déjà, elle rêve que les usines où travaillaient ses parents vont rouvrir et donner du travail à ses petits-enfants.

Certains jeunes électeurs de Wilkes-Barre ont fait le grand écart. Ryan Miscavage, 26 ans, consultant en médias sociaux pour des entreprises de la région, avait voté pour Bernie Sanders lors de la primaire démocrate. " Bernie était le candidat du peuple, il aurait travaillé pour nous. Mais le jour où il a été battu, j'ai senti que jamais je ne pourrais voter pour Hillary Clinton. C'est une femme corrompue, et cela a été confirmé récemment par les révélations de WikiLeaks sur la fondation Clinton, ses liens troubles avec les milieux financiers et avec des pays comme l'Arabie saoudite, ses magouilles à Haïti avec l'argent de l'aide au développement… Alors, j'ai voté pour Trump. "

Par ailleurs, Ryan a été choqué par l'intolérance de ses amis partisans d'Hillary Clinton : " Dès qu'on n'était pas d'accord avec eux, ils -refusaient le dialogue, ils nous traitaient de racistes, de sexistes, de péquenots arriérés. Cette attitude m'a éloigné d'eux. " Il affirme aussi que la candidate démocrate était trop belliqueuse à son goût : " Elle voulait que les Etats-Unis décrètent l'interdiction de survol de la -Syrie, y compris pour les avions russes. Cela aurait déclenché une nouvelle guerre, et le peuple américain ne veut plus aller faire la guerre là-bas. Les Russes ne sont pas nos ennemis, mais si nous continuons à les traiter comme tels, ils vont recommencer à nous détester, et tout le monde sera perdant. " Ryan estime que Donald Trump, en bon businessman, saura s'entendre avec tout le monde, qu'il renégociera les traités de libre-échange avec des pays comme le Mexique et fera repartir l'économie américaine grâce à une politique fiscale plus souple : " Il n'est pas parti de rien, mais il a su transformer les millions de son père en milliards, ce n'est pas à la portée de n'importe qui. "

Ryan espère que les habitants de Wilkes-Barre sauront surmonter les divisions provoquées par la campagne électorale. Cela dit, il n'est pas très optimiste pour sa région natale. " Ici, relate le jeune consultant, les gens sont oppressés par un sentiment d'échec. Pour les jeunes, l'avenir est bouché. Je crois que je vais aller vivre en Californie. "

D'autres électeurs démocrates ont refusé de voter pour Donald Trump, jugé brutal, raciste et ignorant, mais ils ont préféré s'abstenir, toujours à cause de la mauvaise réputation d'Hillary Clinton. Doug, 34 ans, un chef d'entreprise prospère qui ne souhaite pas voir son nom apparaître dans les médias " pour des raisons professionnelles ", a toujours soutenu les démocrates, y compris cette fois-ci – à un détail près : " J'ai voté démocrate à tous les échelons, ville, Etat et fédéral, mais je n'ai pas coché la case Hillary Clinton. " Il affirme que, si -Barack Obama avait pu se présenter une troisième fois, il aurait voté pour lui. " J'aurais même voté pour le vice-président Jœ Biden s'il s'était présenté, lance-t-il. C'est un homme attaché à la justice sociale. Mais Hillary Clinton est menteuse et corrompue, ça la disqualifie. "

La fièvre électorale est retombée, mais ici, la victoire de Donald Trump a déjà fait un heureux : Lou Barletta a intégré l'équipe de transition du futur président. Un groupe de travail chargé d'attribuer des milliers de postes dans l'administration fédérale. Peut-être que là-bas, à Washington, on se souviendra avec gratitude du comté de Luzerne…
"

-Yves Eudes, Démocrates depuis toujours, ils ont voté Trump, Le Monde.fr, 24.11.2016.

2 commentaires:

  1. Eh bien, l’actualité est riche en ce moment, et vous nous en livrez là un condensé concis et fort bien documenté. En particulier, vous pointez bien les ambiguïtés du programme de François Fillon, programme qui convenait à merveille à l’électorat de retraités et de membres des classes supérieures de la primaire de la droite, mais qui risque d’être beaucoup plus difficile à faire passer auprès de la population dans son ensemble. Fillon est favori, mais les élections des dernières semaines, en France comme aux Etats-Unis, nous ont appris ce que vaut vraiment le fait d’être favori dans les sondages. (Au fait, il me souvient que je vous exprimais ici mes doutes quant aux chances d’Alain Juppé de remporter la primaire, et ce au mois d’octobre, alors qu’il survolait tous les sondages. Force est de constater que je ne me suis pas trompé. Il est vrai que je le voyais battu par Sarkozy, mais, comme l’a fort justement dit un observateur, voter Fillon c’était pour les électeurs le moyen d’avoir « Sarkozy sans Sarkozy »…).

    En ce qui concerne Trump, vous avez employé des mots très durs à son endroit, carrément insultants même, et que je ne retranscrirai pas ici, il y a quelques mois, sur ce même site. Je vois que vous avez modéré un peu votre opinion. Quant à moi, je ne ferai que vous répéter ce que je vous disais alors en commentaire : il faut distinguer soigneusement les propos et la réalité en ce qui concerne Trump. Il a été agressif et démagogique pour se faire élire, mais ses premières déclarations en tant que président élu ont été extraordinairement modérées : recul immédiat sur le mur avec le Mexique, recul sur la suppression de l’Obamacare, hommage appuyé à Hillary Clinton, etc. Trump est beaucoup plus centriste qu’on ne le dit, beaucoup plus que ses concurrents à la primaire républicaine, il a longtemps été pro-choice en matière d’IVG, il a longtemps été inscrit en tant que démocrate, ce que personne ne dit (il ne s’est inscrit en tant que républicain qu’en… 2009 ! source : Wikipédia). Bref, la première tâche d’un observateur comme vous devrait être de distinguer soigneusement le message apparent et l’essence réelle, qui seule compte en définitive…

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