jeudi 11 mai 2017

L'euro - Comment la monnaie unique menace l'avenir de l'Europe, de Joseph E. Stiglitz


« Transgresseur.
La société a besoin de transgresseurs. Elle établit des lois afin qu’elles soient dépassées. Si tout un chacun respecte les règles en vigueur et se plie aux normes : scolarité normale, travail normal, citoyenneté normale, consommation normale, c’est toute la société qui se retrouve « normale » et qui stagne. Sitôt décelés, les transgresseurs sont dénoncés et exclus, mais plus la société évolue et plus elle se doit de générer discrètement le venin qui la contraindra à développer ses anticorps. Elle apprendra ainsi à sauter de plus en plus haut les obstacles qui se présenteront. Bien que nécessaires, les transgresseurs sont pourtant sacrifiés. Ils sont régulièrement attaqués, conspués pour que, plus tard, d’autres individus « intermédiaires par rapport aux normaux » et qu’on pourrait qualifier de « pseudo-transgresseurs » puissent reproduire les mêmes transgressions, mais cette fois adoucies, digérées, codifiées, désamorcées. Ce sont eux qui alors récolteront les fruits de l’invention de la transgression.
Mais ne nous trompons pas. Même si ce sont les « pseudo-transgresseurs » qui deviendront célèbres, ils n’auront eu pour seul talent que d’avoir su repérer les premiers véritables transgresseurs. Ces derniers, quant à eux, seront oubliés et mourront convaincus d’avoir été précurseurs et incompris. »
-Bernard Werber, L’Encyclopédie du Savoir relatif et absolu, Albin Michel, coll. « Le livre de poche », 2000, 270 pages, p.128.
On m’a offert le dernier ouvrage de Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie 2001. Il ne m’a guère intéressé, car M. Stiglitz est un néo-keynésien, et ses recettes interventionnistes à la crise ne m’ont nullement convaincues. M. Stiglitz est également un voyou qui se permet une forme de mépris consternante vis-à-vis de ceux de ses confrères qui ne partagent pas sa statolâtrie (on lit ainsi p.114 : « Aujourd'hui, sauf dans une frange d'extrémistes cinglés, on ne se demande pas s'il faut ou non une intervention de l'Etat mais comment et où l'Etat doit agir, en prenant en compte les imperfections du marché. »).
Mais l’aspect intéressant de cet ouvrage, c’est celui qui révèle en M. Stiglitz un pseudo-transgresseur. Nous avons en effet affaire à une critique (sans originalité) de l’euro mené… par un insider mainstream, un économiste social-démocrate qui se gargarise d’entrée de jeux d’avoir conseillé les gouvernements de MM. François Hollande et Alexis Tsípras. Qui a soutenu des années durant une construction européenne dont il dénonce aujourd’hui les vices structurels (et dont le projet de réforme politique ne va pas au-delà de l’invocation d’une « Europe nouvelle, plus démocratique, qui se donne pour objectif d'améliorer le bien-être de ses citoyens. » -p.403).
Il est donc intéressant de lire Stiglitz à titre de symptôme, de révélation du degré de panique et même de début de lucidité qui se manifeste au sein du bloc euro-atlantiste en décrépitude. De le voir comme un pseudo-transgresseur, qui peut dire, avec 18 ans de retard, une fraction de ce que dénonçait déjà les véritables transgresseurs, les grands ignorés, tels M. Jean-Jacques Rosa.
"Le signe distinctif d'une économie qui fonctionne, c'est une croissance rapide, aux bénéfices largement partagés, et un chômage faible. Ce qui se passe en Europe, c'est l'inverse.
La clé de l'énigme ? Elle est simple. C'est une décision fatale, prise en 1992: adopter une monnaie unique sans créer les institutions qui l'auraient fait fonctionner
." (p.8 )

"Sans ces réformes, un divorce à l'amiable serait de loin préférable à l'actuelle navigation à vue. Je montrerai la meilleure façon de mener à bien cette séparation." (p.9)

"L'euro nous a appris beaucoup de choses. Il a été conçu avec un mélange de mauvais science économique et d'idéologie perverse. C'était un système qui ne pouvait pas fonctionner longtemps. Au moment de la Grande Récession, ses défauts sont devenus flagrants aux yeux de tous. Pour qui voulait voir, ses faiblesses internes étaient à mon avis évidentes depuis le début. [sic]" (p.10)

"Ceux qui ont tout fait pour [...] persuader de soutenir la création de l'euro et de l'entrée dans la zone euro [...] ont menti. Ils [...] avaient promis que la création de l'euro allait apporter une prospérité sans précédent." (p.17)

"L'Europe doit absolument retrouver son idéal, les nobles fins qu'elle se fixait à la naissance de l'Union européenne. Le projet européen est trop important pour qu'on laisse l'euro le détruire." (p.18)

"Si de nombreux facteurs contribuent aux souffrances de l'Europe, ils sont sous-tendus par une seule erreur: la création de la monnaie unique, l'euro -ou, plus exactement, la création d'une monnaie unique sans mise en place d'un ensemble d'institutions qui permettrait à une région aussi diversifiée que l'Europe de fonctionner efficacement avec une monnaie unique." (p.29)

"La zone euro était viciée dès sa naissance. C'est sa structure -les règles, réglementations et institutions qui la régissent- qui est responsable des mauvais résultats de la région, notamment de ses multiples crises. La diversité de l'Europe avait fait sa force. Mais il n'est pas facile de faire fonctionner une monnaie unique dans une région où la diversité économique et politique est énorme. Une monnaie unique, c'est un taux de change fixe entre les pays et un taux d'intérêt unique. Même si ces taux sont fixés en fonction de la situation dans la majorité des pays membres, il est nécessaire, en raison de la diversité économique, de prévoir une série d'institutions capables d'aider les pays pour lesquels les politiques suivies sont inadaptées. Ces institutions, l'Europe ne les a pas crées." (p.32)

"Il faut soit "plus", soit "moins" d'Europe." (p.35)

"L'euro n'a atteint aucun de ses deux grands objectifs -ni la prospérité, ni l'intégration politique. [...] Ce n'est pas dans la paix et l'harmonie, mais avec méfiance et colère que les pays européens se regardent entre eux aujourd'hui. Les vieux clichés reprennent vie lorsque l'Europe du Nord fustige le Sud en le disant paresseux, peu fiable, et que les souvenirs du comportement de l'Allemagne durant les guerres mondiales resurgissent." (p.36)

"Fondamentalement, la zone euro est en stagnation, et ses résultats ont été particulièrement lamentables depuis la crise financière mondiale. [...] Les économies de la zone euro ont fait encore pire que les censeurs les plus sévères de l'euro ne l'avaient prédit." (p.36)

"Certains pays extérieurs à la zone euro, comme la Suède et la Norvège, s'en sont très bien sortis [de la récession]." (p.37)

"L'Allemagne se présente comme un succès, un exemple à suivre pour les autres pays. Son économie a enregistré une croissance de 6.8% depuis 2007, ce qui signifie que son taux de croissance moyen n'a été que de 0.8% par an -chiffre qui, en temps normal, serait jugé proche de l'échec. [...] On ne peut présenter l'Allemagne comme un "succès" que par comparaison avec les autres pays de la zone euro." (p.37)

"L'Allemagne ne cesse de dire et de répéter que la zone euro n'est pas une "union de transfert" -c'est-à-dire un regroupement économique au sein duquel un pays transfère des ressources à un autre, même temporairement en période difficile. En fait, les années écoulées depuis le début de la crise n'ont pas seulement conduit à une divergence économique entre Etats membres ; elles ont aussi conduit à une divergence des convictions." (p.47)

"En tant que prévisionniste politique [...] je parierais sur la navigation à vue: on fera l'ensemble minimal de réformes nécessaires pour que l'euro ne s'effondre pas, sans permettre une véritable reprise, du moins dans un avenir prévisible. On pourrait appeler cette ligne de conduite la stratégie du bord du gouffre: donner aux pays juste assez d'aide pour qu'ils gardent espoir, pas pour soutenir une reprise robuste. Mais le danger des stratégies du bord du gouffre, c'est qu'on tombe parfois dans le gouffre.
Si mon analyse dans ce livre est juste, la crise de l'euro est loin d'être terminée
." (p.57)

"La décision de l'Allemagne de limiter les salaires [depuis les années 1990] a été une forme de dévaluation compétitive qui a désavantagé d'autres pays dans la zone euro, notamment ceux où les travailleurs sont moins dociles." (p.66)

"Le peuple grec voulait deux choses, qu'il ne pouvait avoir simultanément: d'une part, la fin de l'austérité, le retour de la croissance et de la prospérité, et, d'autre part, son maintien dans la zone euro. Tsipras savait que le second objectif était, dans l'immédiat, plus important que le premier, et c'est celui qu'il a choisi quand il a accepté les exigences de la Troïka." (p.87-88)

"La crise de la zone euro dure maintenant depuis huit ans, et il est improbable que l'Europe reviendra à une croissance robuste dans un avenir prévisible. S'il est déjà clair qu'elle va enregistrer une décennie perdue, le risque est grand que, dans quelques années, nous parlions du quart de siècle perdu de l'Europe." (p.89)

"Sur tous les plans, les résultats de la zone euro ont été pires que ceux des pays européens qui n'en font pas partie, et pires que ceux des Etats-Unis -le pays où la crise financière mondiale a éclaté et qui, en toute logique, aurait donc dû en souffrir le plus." (p.91)

"Le PIB réel de la zone euro -ajusté pour tenir compte de l'inflation -stagne à présent depuis près de dix ans. En 2015, il n'a été que supérieur que de 0.6% à son niveau de 2007." (p.91)

"En 2015, le PIB de l'Europe hors zone euro [Norvège, Suède, Suisse et Royaume-Uni] était supérieur d'environ 8.1% à son niveau de 2007 ; celui de la zone euro, supérieur de 0.6% à ce qu'il était alors. Et si nous examinons certains pays en transition d'Europe centrale et orientale qui n'ont pas "subi" l'euro, l'écart est encore plus net: aucun pays utilisant l'euro n'a approché, même de loin, le brillant résultat de la Pologne (une croissance de 28%) ou celui de la Roumanie (une croissance de 12%)." (p.94)

"Des centaines de milliers de Grecs ont émigré depuis le début de la crise ; le nombre annuel d'émigrants a été multiplié par plus de 2.5 de 2008 à 2013. Beaucoup, probablement, ne reviendront jamais. En partie à cause de l'émigration, la population totale de la Grèce a diminué. Nul n'en sera surpris: les émigrants sont surtout des personnes en âge de travailler, et beaucoup comptent parmi les éléments les plus talentueux de Grèce -ce qui signifie, selon toute vraisemblance, que la croissance future sera plus faible et la capacité de rembourser les dettes aussi." (p.96)

"En 2014 le coefficient de Gini, mesure standard de l'inégalité des revenus, se situait environ 9% plus haut qu'en 2007." (p.99)

"La monnaie unique était censée améliorer fortement les résultats économiques des membres de la zone euro. Dans les années d'avant la crise, on a du mal à en détecter le moindre effet bénéfique. Les sceptiques disaient que l'heure de vérité viendraient quand éclaterait une crise: il y aurait alors de grosses pertes, parce que l'euro empêcherait l'ajustement. Et les sceptiques avaient raison." (p.106)

"Si la Grèce, par exemple, n'avait pas été enchaînée à l'euro, elle aurait pu dévaluer sa monnaie quand la crise a frappé. Les touristes, au moment de décider de leur lieu de vacances, auraient constaté que la Grèce était devenue beaucoup moins chère, et seraient venus en masse dans ce pays. Ses revenus auraient donc augmenté, ce qui l'aurait aidé à se rétablir rapidement. De plus, sa banque centrale, consciente de la gravité de la récession, aurait donné à son économie une stimulation supplémentaire en réduisant au plus vite les taux d'intérêt -contrairement à la BCE, qui les a même relevés en 2011. Au moment où la crise a éclaté, la Grèce souffrait d'un problème de balance des paiements -elle importait plus qu'elle n'exportait. Les ajustements de taux de change, là aussi, auraient beaucoup aidé à corriger ce déséquilibre, en décourageant les importations et en encourageants les exportations et le tourisme." (p.107)

"Quand deux pays (ou dix-neuf) se rassemblent dans une union de monnaie unique, chacun d'eux cède le contrôle de ses taux d'intérêt. Puisqu'ils utilisent la même devise, il n'y a aucun taux de change, donc aucun moyen pour eux de rendre leurs produits moins chers et plus attrayants en ajustant leur taux de change. Et comme les ajustements de taux d'intérêt et de taux de change comptent parmi les principaux moyens d'adaptation des économies pour maintenir le plein emploi, la création de l'euro a retiré deux des instruments les plus importants pour le garantir.
En adhérant à une monnaie commune, un pays avait perdu la capacité d'utiliser le taux de change pour ajuster ses exportations et ses importations. Le symptôme évident qui montrait que quelque chose ne tournait pas rond -qu'un ajustement qui aurait dû se produire n'avait pas lieu- était donc un déséquilibre persistant entre les importations et les exportations de ce pays. Normalement, quand on importe trop, le taux de change diminue, ce qui rend les importations plus coûteuses et les exportations plus attrayantes. Si la Grèce, par exemple, importait plus qu'elle n'exportait, on pourrait corriger ce déséquilibre, et on le ferait, en réduisant la valeur de sa monnaie ; cela donnerait plus d'attrait à ses exportations et moins à ses importations. Avec des taux de change fixes, ce scénario est impossible. Un excédent d'importation doit être financé, et si le pays en déficit commercial ne peut pas emprunter l'argent nécessaire pour le financer, il y a un problème.
Abandonner le contrôle du taux de change et des taux d'intérêt peut être très coûteux pour un pays. Il y aura d'énormes problèmes, sauf si on met "autre chose" à la place de ces instruments. L'envergure des coûts et la nature de ce substitut dépendent de plusieurs facteurs, dont le plus important est le degré de ressemblance entre les pays. Étant donné la diversité de l'Europe, ce qu'elle aurait dû faire était bien supérieur à ce qu'elle a fait ou à ce qu'on peut vraisemblablement attendre d'elle
." (p.114-115)

"La difficulté que créent un taux d'intérêt commun et un taux de change commun est simple: quand des pays se trouvent dans des situations différentes, ils souhaitent, dans l'idéal, des taux d'intérêt différents pour maintenir leur équilibre macroéconomique et des taux de change différents pour équilibrer leur balance commerciale. Si l'Allemagne est en surchauffe et court un risque d'inflation, elle veut un relèvement des taux d'intérêt ; mais si la Grèce est confrontée à la récession et au chômage massif, elle veut une réduction de ces taux. Avec l'union monétaire, une hausse en Allemagne et une baisse en Grèce, c'est impossible." (p.122)

"Une économie confrontée à une récession économique dispose de trois mécanismes principaux pour rétablir le plein emploi: baisser les taux d'intérêt pour stimuler la consommation et l'investissement ; baisser les taux de change pour stimuler les exportations ; ou utiliser la politique budgétaire -augmenter les dépenses ou réduire les impôts. La monnaie unique a éliminé les deux premiers mécanismes, mais ensuite les critères de convergence ont éliminé, de fait, le recours aux politiques budgétaires." (p.123)
-Joseph E. Stiglitz, L'euro - Comment la monnaie unique menace l'avenir de l'Europe, Éditions Les Liens qui libèrent, 2016, 504 pages.

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