mardi 15 août 2017

Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, de Nicolas de Condorcet






Le philosophe libéral Nicolas de Condorcet paya son engagement politique au prix fort. Critique de la nouvelle constitution mis en place par les révolutionnaires jacobins, le député fût la cible d’un décret d’accusation, synonyme de décapitation prochaine dans le contexte de la Terreur. Pourchassé, découvert après neuf fois de dissimulation dans la demeure de son amie Mme Vernet, on le retrouva mort dans sa cellule, le 27 mars 1794.

Durant ces neuf mois de clandestinité, Condorcet, le dernier philosophe des Lumières françaises, eut le temps de rédiger sa célèbre Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Le titre même de l’œuvre, inachevée, le place dans la continuité philosophique du Du Progrès de Bacon (d’ailleurs loué en p.148). Mais entre-temps, le projet moderne, ivre de sa propre confiance en lui-même, s’est visiblement changé en idéologie. La vision de l’histoire de l’athée Condorcet n’est pas moins téléologique (et donc, en dernière instance, providentielle) que celle des philosophes idéalistes (voir nos billets précédents sur Kant et Hegel). Le Progrès y est décrit comme une puissance irrésistible, linéaire et inéluctable. Le même détournement idéologique de la notion de progrès persistera au 19ème siècle chez un Comte, un Marx, un Jaurès, et jusqu’au 20ème siècle avec Gaston Bachelard ou l’hégéliano-marxisme d’un Guy Debord. Les « dix époques » de l’Humanité, que retrace l’Esquisse, ne sont d’ailleurs pas sans rappeler les « 3 états » du positivisme, ou la dynamique des modes de production de la théorie marxiste.

Mais, à bien y regarder, la perspective de Condorcet paraît plus riche que le schéma « progressiste » général. Il évoque les peuples « tantôt faisant de nouveaux progrès, tantôt se replongeant dans l'ignorance, tantôt se perpétuant au milieu de ces alternatives, ou s'arrêtant à un certain terme ». Il laisse ouverte la possibilité que les progrès de l’Homme puissent être stoppés nets par des bouleversements de la Terre qui ne « permettraient plus à l'espèce humaine d'y conserver, d'y déployer les mêmes facultés, et d'y trouver les mêmes ressources ». Et bien sûr, comme philosophe moderne et comme athée, il ne peut se réjouir de la désintégration du monde antique, du succès du christianisme et de la censure de la philosophie (voir ci-dessus son éloge de l’Empereur Julien). Sa vision historique semble alors s’extraire de la linéarité du progrès pour admettre « cette époque désastreuse [le Moyen-âge], [où] nous verrons l'esprit humain descendre rapidement de la hauteur où il s'était élevé. »

Notons aussi l’anti-rousseauisme du rationaliste Condorcet. C’est parce que la nature humaine n’est pas modifiable (rôle du Législateur dans le Contrat social) que la persistance des lois qui la régissent, permet, par observation du développement historique, de pronostiquer une « perfectibilité infinie » de l’Homme. Et « ce n'est pas l'accroissement des lumières, mais leur décadence, qui a produit les vices des peuples policés ; et qu'enfin, loin de jamais corrompre les hommes, les lumières les ont adoucis, lorsqu'elles n'ont pu les corriger ou les changer ».

L’Esquisse peut enfin se lire comme une profession de foi d’un grand intellectuel ayant dévoué sa vie à la science et à la réforme politique non-violente : « Il arrivera donc, ce moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître que leur raison. »


"Montrer, par le raisonnement et par les faits, que la nature n'a marqué aucun terme au perfectionnement des facultés humaines ; que la perfectibilité de l'homme est réellement indéfinie ; que les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendants de toute puissance qui voudrait les arrêter, n'ont d'autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés. Sans doute, ces progrès pourront suivre une marche plus ou moins rapide ; mais jamais elle ne sera rétrograde, tant que la terre, du moins, occupera la même place dans le système de l'univers, et que les lois générales de ce système ne produiront sur ce globe, ni un bouleversement général, ni des changements qui ne permettraient plus à l'espèce humaine d'y conserver, d'y déployer les mêmes facultés, et d'y trouver les mêmes ressources." (p.40)

"Le premier état de civilisation où l'on ait observé l'espèce humaine, est celui d'une société peu nombreuse d'hommes subsistant de la chasse et de la pêche ; ne connaissant que l'art grossier de fabriquer leurs armes et quelques ustensiles de ménage, de construire ou de se creuser des logements ; mais ayant déjà une langue pour se communiquer leurs besoins, et un petit nombre d'idées morales, où ils trouvaient des règles communes de conduite ; vivant en familles ; se conformant à des usages généraux qui leur tiennent lieu de lois ; ayant même une forme grossière de gouvernement.

On sent que l'incertitude et la difficulté de pourvoir à sa subsistance, l'alternative nécessaire d'une fatigue extrême et d'un repos absolu, ne laissent point a l'homme ce loisir, où, s'abandonnant à ses idées, il peut enrichir *son intelligence de combinaisons nouvelles. Les moyens de satisfaire à ses besoins sont même trop dépendants du hasard et des saisons, pour exciter utilement une industrie dont les progrès puissent se transmettre ; et chacun se borne à perfectionner son habileté ou son adresse personnelle.

Ainsi, les progrès de l'espèce humaine durent alors être très lents ; elle ne pouvait en faire que de loin en loin, et lorsqu'elle était favorisée par des circonstances extraordinaires. Cependant, à la subsistance tirée de la chasse, de la pêche, ou des fruits offerts spontanément par la terre, nous voyons succéder la nourriture fournie par des animaux que l'homme a réduits à l'état de domesticité, qu'il sait conserver et
multiplier. À ces moyens se joint ensuite une agriculture grossière ; l'homme ne se contente plus des fruits ou des plantes qu'il rencontre ; il apprend à en former des provisions, à les rassembler autour de lui, à les semer ou à les planter, à favoriser leur reproduction par le travail de la culture.

La propriété, qui, dans le premier état, se bornait à celle des animaux tués par lui, de ses armes, de ses filets, des ustensiles de son ménage, devint d'abord celle de son troupeau, et ensuite celle de la terre qu'il avait défrichée et cultivée. À la mort du chef, cette propriété se transmet naturellement à la famille. Quelques-uns possèdent un superflu susceptible d'être conservé. S'il est absolu, il fait naître de nouveaux besoins ; s'il n'a lieu que pour une seule chose, tandis qu'on éprouve la disette d'une autre, cette nécessité donne l'idée des échanges : dès lors, les relations morales se compliquent et se multiplient. Une sécurité plus grande, un loisir plus assuré et plus constant, per-mettent de se livrer à la méditation, ou du moins, à une observation suivie. L'usage s'introduit, pour quelques individus, de donner une partie de leur superflu en échange d'un travail dont ils seront dispensés eux-mêmes. Il existe donc une classe d'hommes dont le temps n'est pas absorbé par un labeur corporel, et dont les désirs s'étendent au de-là de leurs simples besoins. L'industrie s'éveille ; les arts déjà connus s'étendent et se perfectionnent ; les faits que le hasard présente à l'observation de l'homme plus attentif et plus exercé, font éclore des arts nouveaux ; la population s'accroît à mesure que les moyens de vivre deviennent moins périlleux et moins précaires ; l'agriculture, qui peut nourrir un plus grand nombre d'individus sur le même terrain, remplace les autres sources de subsistance : elle favorise cette multiplication, qui, réciproquement, en accélère les progrès ; les idées acquises se communiquent plus promptement et se perpétuent plus sûrement dans une société devenue plus sédentaire, plus rapprochée, plus intime. Déjà l'aurore des sciences commence à paraître ; l'homme se montre séparé des autres espèces d'animaux, et ne semble plus borné comme eux à un perfectionnement purement individuel
." (p.40-41)

"En embrassant d'un coup l'histoire universelle des peuples, on les voit tour à tour, tantôt faisant de nouveaux progrès, tantôt se replongeant dans l'ignorance, tantôt se perpétuant au milieu de ces alternatives, ou s'arrêtant à un certain terme, tantôt disparaissant de la terre sous le fer des conquérants, se confondant avec les vainqueurs, ou subsistant dans l'esclavage, tantôt enfin, recevant des lumières d'un peuple plus éclairé, pour les transmettre à d'autres nations, formant une chaîne non interrompue entre le commencement des temps historiques et le siècle où nous vivons, entre les premières nations qui nous soient connues, et les peuples actuels de l'Europe." (p.43)

"Depuis l'époque où l'écriture alphabétique a été connue dans la Grèce, l'histoire se lie à notre siècle, à l'état actuel de l'espèce humaine dans les pays les plus éclairés de l'Europe, par une suite non interrompue de faits et d'observations ; et le tableau de la marche et des progrès de l'esprit humain est devenu véritablement historique. La philosophie n'a plus rien à deviner, n'a plus de combinaisons hypothétiques à former ; il suffit de rassembler, d'ordonner les faits, et de montrer les vérités utiles qui naissent de leur enchaînement et de leur ensemble." (p.44)

"Il ne resterait enfin qu'un dernier tableau à tracer, celui de nos espérances, des progrès qui sont réservés aux générations futures, et que la constance des lois de la nature semble leur assurer. Il faudrait y montrer par quels degrés ce qui nous paraîtrait aujourd'hui un espoir chimérique doit successivement devenir possible, et même facile ; pourquoi, malgré les succès passagers des préjugés, et l'appui qu'ils reçoivent de la corruption des gouvernements ou des peuples, la vérité seule doit obtenir un triomphe durable ; par quels liens la nature a indissolublement uni les progrès des lumières et ceux de la liberté, de la vertu, du respect pour les droits naturels de l'homme ; comment ces seuls biens réels, si souvent séparés qu'on les a crus même incompatibles, doivent au contraire devenir inséparables, dès l'instant où les lumières auront atteint un certain terme dans un plus grand nombre de nations à la fois, et qu'elles auront pénétré la masse entière d'un grand peuple, dont la langue serait universellement répandue, dont les relations commerciales embrasseraient toute l'étendue du globe. Cette réunion s'étant déjà opérée dans la classe entière des hommes éclairés, on ne compterait plus dès lors parmi eux que des amis de l'humanité, occupés de concert à accélérer son perfectionnement et son bonheur." (p.44-45)

"Je diviserai en neuf grandes époques l'espace que je me propose de parcourir ; [et j'oserai, dans une dixième, hasarder quelques aperçus sur les destinées futures de l'espèce humaine]." (p.47)

"L'invention de l'arc avait été l'ouvrage d'un homme de génie : la formation d'une langue fut celui de la société entière. Ces deux genres de progrès appartiennent également à l'espèce humaine. L'un, plus rapide, est le fruit des combinaisons nouvelles que les hommes favorisés de la nature ont le pouvoir de former ; il est le prix de leurs méditations et de leurs efforts : l'autre, plus lent, naît des réflexions, des observations qui s'offrent aux hommes réunis, et même des habitudes qu'ils contractent dans le cours de leur vie commune." (p.50)

"On peut y observer les premières traces d'une institution qui a eu sur sa marche des influences opposées, accélérant le progrès des lumières, en même temps qu'elle répandait l'erreur ; enrichissant les sciences de vérités nouvelles, mais précipitant le peuple dans l'ignorance et dans la servitude religieuse ; faisant acheter quelques bienfaits passagers par une longue et honteuse tyrannie.

J'entends ici la formation d'une classe d'hommes dépositaires des principes des sciences ou des procédés des arts, des mystères ou des cérémonies de la religion, des pratiques de la superstition, souvent même des secrets de la législation et de la politique. J'entends cette séparation de l'espèce humaine en deux portions : l'une destinée à enseigner, l'autre faite pour croire ; l'une cachant orgueilleusement ce qu'elle se vante de savoir, l'autre recevant avec respect ce qu'on daigne lui révéler ; l'une voulant s'élever au-dessus de la raison ; l'autre renonçant humblement à la sienne, et se rabaissant au-dessous de l'humanité, en reconnaissant dans d'autres hommes des prérogatives supérieures à leur commune nature.

Cette distinction, dont, à la fin du XVIIIe siècle, nos prêtres nous offrent encore les restes, se trouve chez les sauvages les moins civilisés ; ils ont déjà leurs charlatans et leurs sorciers. Elle est trop générale, on la rencontre trop constamment à toutes les époques de la civilisation, pour qu'elle n'ait pas un fondement dans la nature même : aussi trouverons-nous dans ce qu'étaient les facultés de l'homme à ces premiers temps des sociétés, la cause de la crédulité des premières dupes, comme celle de la grossière habileté des premiers imposteurs
." (p.51-52)

"On y verra pourquoi les progrès de l'esprit n'ont pas toujours été suivis du progrès des sociétés vers le bonheur et la vertu ; comment le mélange des préjugés et des erreurs a pu altérer le bien qui doit naître des lumières, mais qui dépend plus encore de leur pureté que de leur étendue. [Alors, on verra que ce passage orageux et pénible d'une société grossière à l'état de civilisation des peuples éclairés et libres, n'est point une dégénération de l'espèce humaine, mais une crise nécessaire dans sa marche graduelle vers son perfectionnement absolu. On verra que ce n'est pas l'accroissement des lumières, mais leur décadence, qui a produit les vices des peuples policés ; et qu'enfin, loin de jamais corrompre les hommes, les lumières les ont adoucis, lorsqu'elles n'ont pu les corriger ou les changer.]" (p.58)

"La féodalité [...] n'a pas été un fléau particulier à nos climats [...] on [l']a retrouvé presque sur tout le globe aux mêmes époques de la civilisation, et toutes les fois qu'un même territoire a été occupé par deux peuples, entre lesquels la victoire avait établi une inégalité héréditaire." (p.65)

"Démocrite regardait tous les phénomènes de l'univers comme le résultat des combinaisons et du mouvement de corps simples, d'une figure déterminée et immuable, ayant reçu une impulsion première, d'où résulte une quantité d'action qui se modifie dans chaque atome, mais qui, dans la masse entière, se conserve toujours la même.

Pythagore annonçait que l'univers était gouverné par une harmonie dont les propriétés des nombres devaient dévoiler les principes ; c'est-à-dire, que tous les phénomènes étaient soumis à des lois générales et calculées.

On reconnaît aisément, dans ces deux idées, et les systèmes hardis de Descartes, et la philosophie de Newton
." (p.76)

"Une des premières bases de toute bonne philosophie est de former pour chaque science une langue exacte et précise, où chaque signe représente une idée bien déterminée, bien circonscrite, et de parvenir à bien déterminer, à bien circonscrire les idées par une analyse rigoureuse." (p.77)

"La mort de Socrate est un événement important dans l'histoire humaine ; elle fut le premier crime qui ait signalé cette guerre de la philosophie et de la superstition ; guerre qui dure encore parmi nous, comme celle de la même philosophie contre les oppresseurs de l'humanité, dont l'incendie d'une école pythagoricienne avait marqué l'époque." (p.78)

"Ce fut au pied du tombeau même de Socrate que Platon dicta les leçons qu'il avait reçues de son maître.

Son style enchanteur, sa brillante imagination, les tableaux riants ou majestueux, les traits ingénieux et piquants, qui, dans ses Dialogues, font disparaître la sécheresse des discussions philosophiques ; ces maximes d'une morale douce et pure, qu'il a su y répandre ; cet art avec lequel il met ses personnages en action et conserve à chacun son caractère ; toutes ces beautés, que le temps et les révolutions des opinions n'ont pu flétrir, ont dû sans doute obtenir grâce pour les rêves philosophiques qui trop souvent forment le fond de ses ouvrages, pour cet abus des mots que son maître avait tant reproché aux sophistes, et dont il n'a pu préserver le plus grand de ses disciples.

On est étonné, en lisant ses Dialogues, qu'ils soient l'ouvrage d'un philosophe qui, par une inscription placée sur la porte de son école, en défendait l'entrée à quiconque n'aurait pas étudié la géométrie ; et que celui qui débite avec tant d'audace des hypothèses si creuses et si frivoles, ait été le fondateur de la secte, où l'on a soumis pour la première fois, à un examen rigoureux, les fondements de la certitude des connaissances humaines, et même ébranlé ceux qu'une raison plus éclairée aurait fait respecter.

Mais la contradiction disparaît, si l'on songe que jamais Platon ne parle en son nom ; que Socrate, son maître, s'y exprime toujours avec la modestie du doute ; que les systèmes y sont présentés au nom de ceux qui en étaient, ou que Platon supposait en être les auteurs : qu'ainsi ces mêmes Dialogues sont encore une école de pyrrhonisme, et que Platon y a su montrer à la fois l'imagination hardie d'un savant qui se plaît à combiner, à développer de brillantes hypothèses, et la réserve d'un philosophe qui se livre à son imagination, sans se laisser entraîner par elle ; parce que sa raison, armée d'un doute salutaire, sait se défendre des illusions même les plus séduisantes
." (p.79-80)

"C'est dans la constitution morale de l'homme qu'il faut chercher la base de ses devoirs, l'origine de ses idées de justice et de vertu ; vérité dont la secte épicurienne s'était moins éloignée qu'aucune autre." (p.96)

"En vain un de ces hommes extraordinaires, que le hasard élève quelquefois à la souveraine puissance, Julien voulut délivrer l'empire de ce fléau [le christianisme], qui devait en accélérer la chute : ses vertus, son indulgente humanité, la simplicité de ses mœurs, l'élévation de son âme et de son caractère, ses talents, son courage, son génie militaire, l'éclat de ses victoires, tout semblait lui promettre un succès certain. On ne pouvait lui reprocher que de montrer pour une religion, devenue ridicule, un attachement indigne de lui, s'il était sincère ; maladroit par son exagération, s'il n'était que politique ; mais il périt au milieu de sa gloire, après un règne de deux années. Le colosse de l'empire romain ne trouva plus de bras assez puissants pour le soutenir ; et la mort de Julien brisa la seule digue qui pût encore s'opposer au torrent des superstitions nouvelles, comme aux inondations des Barbares." (p.103)

"Le mépris des sciences humaines était un des premiers caractères du christianisme. Il avait à se venger des outrages de la philosophie ; il craignait cet esprit d'examen et de doute, cette confiance en sa propre raison, fléau de toutes les croyances religieuses. La lumière des sciences naturelles lui était même odieuse et suspecte ; car elles sont très dangereuses pour le succès des miracles ; et il n'y a point de religion qui ne force ses sectateurs à dévorer quelques absurdités physiques. Ainsi le triomphe du christianisme fut le signal de l'entière décadence et des sciences et de la philosophie." (p.103)

"Dans cette époque désastreuse, nous verrons l'esprit humain descendre rapidement de la hauteur où il s'était élevé, et l'ignorance traîner après elle, ici la férocité, ailleurs une cruauté raffinée, partout la corruption et la perfidie. A peine quelques éclairs de talents, quelques traits de grandeur d'âme ou dé bonté, peuvent-ils percer à travers cette nuit profonde. Des rêveries théologiques, des impostures superstitieuses, sont le seul génie des hommes : l'intolérance religieuse est leur seule morale ; et l'Europe, comprimée entre la tyrannie sacerdotale et le despotisme militaire, attend dans le sang et dans les larmes le moment où de nouvelles lumières lui permettront de renaître à la liberté, à l'humanité et aux vertus." (p.108)

"À la chute de l'empire, Constantinople renfermait quelques hommes qui se réfugièrent en Italie, et dont les connaissances y furent utiles au progrès des lumières." (p.115-116)

"Dans l'Italie, l'art de la poésie épique, de la peinture, de la sculpture, atteignirent une perfection que les anciens n'avaient pas connue. Corneille annonçait que l'art dramatique en France était près d'en acquérir une plus grande encore ; car si l'enthousiasme pour l'antiquité croit peut-être avec justice reconnaître quelque supériorité dans le gé-nie des hommes qui en ont créé les chefs-d'œuvres, il est bien difficile qu'en comparant leurs ouvrages avec les productions de l'Italie et de la France, la raison n'aperçoive pas les progrès réels que l'art même a faits entre les mains des modernes." (p.144)

"Bacon a révélé la véritable méthode d'étudier la nature, d'employer les trois instruments qu'elle nous a donnés pour pénétrer ses secrets, l'observation, l'expérience et le calcul. Il veut que le philosophe, jeté au milieu de l'univers, commence par renoncer à toutes les croyances qu'il a reçues, et même à toutes les notions qu'il s'est formées, pour se recréer, en quelque sorte, un entendement nouveau, dans lequel il ne doit plus admettre que des idées précises,. des notions justes, des vérités dont le degré de certitude ou de probabilité ait été rigoureusement pesé." (p.148)

"[Descartes] dit aux hommes de secouer le joug de l'autorité, de ne plus reconnaître que celle qui serait avouée par leur raison ; et il fut obéi, parce qu'il subjuguait par sa hardiesse, qu'il entraînait par son enthousiasme." (p.149)

"Le tableau des progrès de la philosophie et de la propagation des lumières, dont nous avons exposé déjà les effets les plus généraux et les plus sensibles, va nous conduire à l'époque où l'influence de ces progrès sur l'opinion, de l'opinion sur les nations ou sur leurs chefs, cessant tout à coup d'être lente et insensible, a produit dans la masse entière de quelques peuples, une révolution, gage certain de celle qui doit embrasser la généralité de l'espèce, humaine." (p.153)

"Le soin d'assurer à chacun les droits qu'il tient de la nature est encore à la fois la seule politique utile, le seul devoir de la puissance sociale, et le seul droit que la volonté générale puisse légitimement exercer sur les individus." (p.156)

"Il se forma bientôt en Europe une classe d'hommes moins occupés encore de découvrir ou d'approfondir la vérité, que de la répandre ; qui, se dévouant à poursuivre les préjugés dans les asiles où le clergé, les écoles, les gouvernements, les corporations anciennes les avaient recueillis et protégés, mirent leur gloire à détruire les erreurs populaires, plutôt qu'à reculer les limites des connaissances humaines ; manière indirecte de servir à leurs progrès, qui n'était ni la moins périlleuse, ni la moins utile.

En Angleterre, Collins et Bolingbroke ; en France, Bayle, Fontenelle, Voltaire, Montesquieu et les écoles formées par ces hommes célèbres, combattirent en faveur de la vérité, employant tour à tour toutes les armes que l'érudition, la philosophie, l'esprit, le talent d'écrire peuvent fournir à la raison ; prenant tous les tons, employant toutes les formes, depuis la plaisanterie jusqu'au pathétique, depuis la compilation la plus savante et la plus vaste, jusqu'au roman, ou au pamphlet du jour ; couvrant la vérité d'un voile qui ménageait les yeux trop faibles, et laissait le plaisir de la deviner ; caressant les préjugés avec adresse, pour leur porter des coups plus certains ; n'en menaçant presque jamais, ni plusieurs à la fois, ni même un seul tout entier ; consolant quelquefois les ennemis de la raison, en paraissant ne vouloir dans la religion qu'une demi-tolérance, dans la politique qu'une demi-liberté ; ménageant le despotisme quand ils combattaient les absurdités religieuses, et le culte quand ils s'élevaient contre la tyrannie ; attaquant ces deux fléaux dans leur principe, quand même ils paraissaient n'en vouloir qu'à des abus révoltants ou ridicules, et frappant ces arbres funestes dans leurs racines, quand ils semblaient se borner à élaguer quelques branches égarées ; tantôt apprenant aux amis de la liberté que la superstition, qui couvre le despotisme d'un bouclier impénétrable, est la première victime qu'ils doivent immoler, la première chaîne qu'ils doivent briser ; tantôt, au contraire, la dénonçant aux despotes comme la véritable ennemie de leur pouvoir, et les effrayant du tableau de ses hypocrites complots et de ses fureurs sanguinaires ; mais ne se lassant jamais de réclamer l'indépendance de la raison, la liberté d'écrire comme le droit, comme le salut du genre humain ; s'élevant, avec une infatigable énergie, contre tous les crimes du fanatisme et de la tyrannie ; poursuivant dans la religion, dans l'administration, dans les mœurs, dans les lois, tout ce qui portait le caractère dé l'oppression, de la dureté, de la barbarie ; ordonnant, au nom de la nature, aux rois, aux guerriers, aux magistrats, aux prêtres, de respecter le sang des hommes ; leur reprochant, avec une énergique sévérité, celui que leur politique ou leur indifférence prodiguait encore dans les combats ou dans les supplices ; prenant enfin, pour cri de guerre, raison, tolérance, humanité
." (p.161-162)

"[La Révolution française] a été plus entière que celle de l'Amérique, et par conséquent moins paisible dans l'intérieur, parce que les Américains, contents des lois civiles et criminelles qu'ils avaient reçues de l'Angleterre ; n'ayant point à réformer un système vicieux d'impositions ; n'ayant à détruire ni tyrannies féodales, ni distinctions héréditaires, ni corporations privilégiées, riches ou puissantes, ni un système d'intolérance religieuse, se bornèrent à établir de nouveaux pouvoirs, à les substituer à ceux que la nation britannique avait jusqu'alors exercés sur eux. Rien, dans ces innovations, n'atteignait la masse du peuple ; rien ne changeait les relations qui s'étaient formées entre les individus. En France, par la raison contraire, la révolution devait embrasser l'économie tout entière de la société, changer toutes les relations sociales, et pénétrer jus-qu'aux derniers anneaux de la chaîne politique ; jusqu'aux individus qui, vivant en paix de leurs biens ou de leur industrie, ne tiennent aux mouvements publics ni par leurs opinions, ni par leurs occupations, ni par des intérêts de fortune, d'ambition ou de gloire." (p.169)

"Toutes les erreurs en politique, en morale, ont pour base des erreurs philosophiques, qui elles-mêmes sont liées à des erreurs physiques. Il n'existe, ni un système religieux, ni une extravagance surnaturelle, qui ne soit fondée sur l'ignorance des lois de la nature. Les inventeurs, les défenseurs de ces absurdités, ne pouvaient prévoir le perfectionnement successif de l'esprit humain. Persuadés que les hommes savaient, de leur temps, tout ce qu'ils pouvaient jamais savoir, et croiraient toujours ce qu'ils croyaient alors, ils appuyaient avec confiance leurs rêveries sur les opinions générales de leur pays et de leur siècle." (p.184)

"Nos espérances sur l'état à venir de l'espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l'inégalité entre les nations ; les progrès de l'égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l'homme. Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l'état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les Français et les Anglo-Américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l'ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s'évanouir ?" (p.194)

"En un mot, les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires pour se conduire d'après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d'après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins ; où enfin, la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l'état habituel d'une portion de la société ?" (p.194)

"Le zèle pour la vérité est aussi une passion." (p.197)

"Tout prépare la prompte décadence de ces grandes religions de l'Orient, qui, presque partout abandonnées au peuple, partageant l'avilissement de leurs ministres, et déjà dans plusieurs contrées réduites à n'être plus, aux yeux des hommes puissants, que des inventions politiques, ne menacent plus de retenir la raison humaine dans un esclavage sans espérance, et dans une enfance éternelle." (p.198)

"Il arrivera donc, ce moment où le soleil n'éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d'autre maître que leur raison ; où les tyrans et les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n'existeront plus que dans l'histoire et sur les théâtres ; où l'on ne s'en occupera plus que pour plaindre leurs victimes et leurs dupes ; pour s'entretenir, par l'horreur de leurs excès, dans une utile vigilance ; pour savoir reconnaître et étouffer, sous le poids de la raison, les premiers germes de la superstition. et de la tyrannie, si jamais ils osaient reparaître !" (p.198)

"Les hommes sauront alors que, s'ils ont des obligations à l'égard des êtres qui ne sont pas encore, elles ne consistent pas à leur donner l'existence, mais le bonheur ; elles ont pour objet le bien-être général de l'espèce humaine ou de la société dans laquelle ils vivent ; de la famille à laquelle ils sont attachés, et non la puérile idée de charger la terre d'êtres inutiles et malheureux. Il pourrait donc y avoir une limite à la masse possible des subsistances, et, par conséquent, à la plus grande population possible, sans qu'il en résultât cette destruction prématurée, si contraire à la nature et à la prospérité sociale d'une partie des êtres qui ont reçu la vie." (p.207)

"L'intérêt mal entendu n'est-il pas la cause la plus fréquente des actions contraires au bien général ? La violence des passions n'est-elle pas souvent l'effet d'habitudes auxquelles on ne s'abandonne que par un faux calcul, ou de l'ignorance des moyens de résister à leurs premiers mouvements, de les adoucir, d'en détourner, d'en diriger l'action ?" (p.201)

"Le bien-être qui suit les progrès que font les arts utiles, en s'appuyant sur une saine théorie, ou ceux d'une législation juste, qui se fonde sur les vérités des sciences politiques, ne dispose-t-il pas les hommes à l'humanité, à la bienfaisance, à la justice ?" (p.211)

"Parmi les progrès de l'esprit humain les plus importants pour le bonheur général, nous devons compter l'entière destruction des préjugés, qui ont établi entre les deux sexes une inégalité de droits funeste à celui même qu'elle favorise. On chercherait en vain des motifs de la justifier par les différences de leur organisation physique, par celle qu'on voudrait trouver dans la force de leur intelligence, dans leur sensibilité morale. Cette inégalité n'a eu d'autre origine que l'abus de la force, et c'est vainement qu'on a essayé depuis de l'excuser par des sophismes." (p.211)

"Les peuples plus éclairés, se ressaisissant du droit de disposer eux-mêmes de leur sang et de leurs richesses, apprendront peu à peu à regarder la guerre comme le fléau le plus funeste, comme le plus grand des crimes." (p.212)

"Et combien ce tableau de l'espèce humaine, affranchie de toutes ces chaînes, soustraite à l'empire du hasard, comme à celui des ennemis de ses progrès, et marchant d'un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au philosophe un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont la terre est encore souillée, et dont il est souvent la victime ! C'est dans la contemplation de ce tableau qu'il reçoit le prix de ses efforts pour les progrès de la raison, pour la défense de la liberté. Il ose alors les lier à la chaîne éternelle des destinées humaines : c'est là qu'il trouve la vraie récompense de la vertu, le plaisir d'avoir fait un bien durable, que la fatalité ne détruira plus par une compensation funeste, en ramenant les préjugés et l'esclavage. Cette contemplation est pour lui un asile, où le souvenir de ses persécuteurs ne peut le poursuivre ; où, vivant par la pensée avec l'homme rétabli dans les droits comme dans la dignité de sa nature, il oublie celui que l'avidité, la crainte ou l'envie tourmentent et corrompent ; c'est là qu'il existe véritablement avec ses semblables, dans un Élysée que sa raison a su se créer, et que son amour pour l'humanité embellit des plus pures jouissances." (p.219)
-Nicolas de Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, "Les classiques des sciences sociales", 1793.

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