Quel lien peut-on établir entre le vandalisme de certaines institutions d’enseignement supérieur, la dernière fête de la musique, la situation du débat public télévisuel, et les réformes que le gouvernement français tente actuellement de mettre en œuvre ?
La réponse tient en peu de mots : tous ces
événements sont autant de signes d’une décadence française.
Par décadence, j’entends l’état d’une société « qui commence à se dégrader et évolue progressivement vers sa fin ou sa ruine ». La décadence n’a donc pas le spectaculaire de l’effondrement, de la débâcle, de la ruine réelle. Elle n’est pas incompatible avec la prospérité, le confort, ou un niveau relativement élevé de sécurité. Elle est lente et insidieuse. C’est à la corruption de la vie publique qu’on la reconnaît en premier lieu [R1].
Examinons brièvement ces signes avant-coureurs.
En mai dernier, dans un contexte de blocages des universités par une minorité d’étudiants dénonçant la loi « ORE », un
groupe de vandales s’est « courageusement » attaqué au monument aux Morts de l'Ecole Normale Supérieure, le noircissant entre autres de slogans
hostiles aux forces de l’ordre. En dépit de son écho sur Internet, ce scandale n’a
semble-t-il pas entraîné de sanctions.
Il ne faudrait pas croire que le gauchisme culturel
se réduise à la frange semi-délinquante des milieux estudiantins [R2]. On
pourrait d’ailleurs le croire au pouvoir depuis plusieurs années, compte-tenu
de la vulgarité de certaines manifestations de l’art officiel (je veux dire
public et subventionné)…
Poussant toujours plus loin dans le festivisme et la
confusion du sérieux et du frivole, ladite vulgarité s’en est de nouveau donnée
à cœur joie le 21 juin dernier, pour la fête de la musique.
Le problème n’est pas tant le fait d’inviter des musiciens à l’Élysée (encore qu’on pourrait parfaitement soutenir que ce n’est pas le lieu). Ce n’est pas non
plus le fait que certains fussent noirs ou « transgenres »
(contrairement à ce que le terrorisme intellectuel de la communication
officielle voudrait faire croire pour asphyxier les légitimes protestations). Le
problème est le caractère décadent
d’une manifestation laide (sur le plan purement esthétique), déplacée, libidinale dans la vêture et l’attitude
des « artistes » invités, pour ne rien dire du caractère pornographique de certaines paroles chantées.
Ainsi, contrairement à ce dont veut nous convaincre
M. Christophe Castaner [R3], il y a bien des lieux où « ça ne se fait
pas » de « s'afficher », de se « lâcher », de
s’exhiber en tenue légère, etc. C’est qu’il y a le haut et le bas, le sublime
et le sordide, le public et le privé, le sérieux et le frivole. Et il n’est pas
sain de tout mélanger, de perdre le
sens des limites et des distances nécessaires. A l’instar de M. Philippe de
Villiers, je n’ai rien contre la fête (fusse-t-elle tendanciellement orgiaque) ;
je rappelle seulement qu’elle a ses lieux propres. Je proteste contre le
grotesque, contre la profanation qu’il y a à l’introduire dans le palais présidentiel de la cinquième
puissance mondiale [R4].
(On notera au passage que la présidence « jupitérienne » que prétendait incarner le chef de l’Etat a fait
long feu. Comme le note un observateur avisé, M. Macron est trop dépendant de
l’ivresse que confère la proximité de « stars » enthousiastes,
apolitiques. Ce qui restera de son autorité après de tels épisodes, on se le
demande. Et si on ne peut plus se faire obéir par autorité –ou par une argumentation
rationnelle-, il ne reste plus que la force
brute pour engendrer la coopération sociale. C’est en ce sens que la décadence
est un prélude logique à la violence).
On pourrait ajouter à ce registre du ridicule
gouvernemental dans la symbolique –et
comment donc pourrait-on « transformer le pays », et tant qu’à faire
le « révolutionner », avec un gouvernement désacralisé,
décrédibilisé ?- la dernière opération de com’ de Madame la ministre du Travail (à laquelle le Président n’a pas manqué de s’associer).
Ce qui nous assure que ces traits ridicules ou
dégradants ne sont pas des épiphénomènes séparés
mais autant de signes d’un état général
qui fait époque, c’est que nous retrouvons cette infantilisation, cette désacralisation
générale, dans tous les domaines de la vie publique, en particulier dans les médias de masse.
Dernier exemple consternant : sur France 2, en mai dernier, les représentants des principaux partis politiques « ont tous
été invités à venir avec un objet de leur choix », afin « d’illustrer
leur idée de la première année de la présidence Macron ». Le grotesque de
la chose appelle-il un long commentaire ? J’y vois –outre l’aspect
désacralisateur, le mépris de la politique [R5]- une chute des capacités
d’abstractions prêtées (à tort ou à raison) au public (chute qu’il serait
intéressant de mettre en relation avec la chute des capacités de lecture des Français).
A ce stade, je devine que mon lecteur (« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère »)
aura, comme moi, la tentation d’un sourire en coin, accompagné d’un haussement
d’épaule cynique. Car après tout, ça
n’est pas si grave –dira-t-on. Il n’y a pas eu mort d’hommes. On ne va
quand même pas gâcher la fête en se faisant du souci pour quelque chose, ce
serait ringard et rabat-joie, n’est-ce-pas ?
C’est que la décadence a ceci de pernicieux qu’elle
repose sur une sorte de déni prolongé, d’auto-aveuglement, d’indifférence mêlée
de résignation face au lent
pourrissement des mœurs et l’extinction des vertus civiques [R6]. D’où par
suite la stupeur qui accompagne la ruine (« mais comment a-t-on pu en
arriver là ? »). C’est que le coup de pied salutaire au fond de la
piscine suppose une vigilance qui n’est définitivement pas « cool »
(et en plus, l’effort fait mal).
Parlons donc du sérieux par excellence, de ce qui par
nature a à voir avec le plus irrémédiable –la mort violente- : j’ai
nommé l’Armée. Car il est logique que
ceux qui ne peuvent supporter le
sérieux nulle part, ceux qui le haïsse comme ils haïssent la liberté et la
responsabilité, décident de profaner les institutions qui y sont associées.
Après l’Éducation nationale, c’est à l’armée qu’on
voudrait visiblement confier un rôle de garderie
et d’animation socio-culturelle. Prévu pour l’été 2019, un « service national universel » d’un mois, aux finalités évanescentes, se veut la
traduction d’une promesse de campagne du candidat Macron. Au-delà de l’incompréhension du rôle des armées, il s’agit d’un cas exemplaire
d’« institution » semi-parodique. Notre époque regrette les vertus de
cohésion nationale prêtées au service militaire, tout en étant incapable de
trouver quelque chose à mettre à la place, si tant est que ce soit un besoin
(en l’absence de menace militaire à moyen terme en Europe, un service militaire
en bonne et due forme serait déjà contestable. Mais ce n’est même pas de cela
dont il s’agit. Il s’agit d’arracher nos lycéens à leurs études durant un mois,
sans raison valable, et pour la modique somme d’au minimum 2 milliards d’euros
par an. Ce SNU a-t-il une autre fonction qu’accélérer le surendettement de
l’Etat ?).
La majorité présidentielle, manifestement infatuée
de ce qu’elle croit être son génie, n'a rien trouvé de mieux que l’idée d’une
réforme de la Constitution (en évitant la seule procédure réellement
démocratique pour se faire, à savoir le référendum, car il est bien connu que
le peuple à une fâcheuse tendance à mal voter). Ici encore, il s’agit
d’abaisser les institutions au niveau passablement médiocre de ceux qui –hélas-les occupent momentanément. Pour preuve, les velléités d’y inscrire ledit SNU,
dont les mérites (hypothétiques) n’ont même pas encore pu être observés !
Ou encore des déclarations d’intentions parfaitement ineptes, qui illustrent
bien la bêtise d’une classe politique satisfaite d’elle-même.
Ces faits et d’autres me permettent de conclure que
la France est bien en état de décadence. Et, bien qu’elle se fasse désormais
plus criante, elle ne date pas d’hier. Puisque nous avons passés le
cinquantenaire de Mai 68, il faut dire que ce festivisme, cet hédonisme, ce dédain pour le travail ou le sacrifice des générations précédentes, ce
mépris de la politique et de ses symboles, s’origine dans une haine de la
grandeur (et des efforts qui la sous-tendent) –laquelle dure depuis la
« révolution culturelle » de Mai 68 [R7]. Les décadents qui nous
gouvernent sont bien les héritiers des vandales qui voulaient « jouir sans
entraves » et assimilaient la police française aux nazis [R8].
C’est un demi-siècle entier d’histoire française qui
doit être évalué, et dont les mérites apparaissent légers. Partout (y compris
dans les entreprises), on assiste à la mise à mort de l’esprit de sérieux par
l’hégémonie tyrannique de l’esprit de frivolité. Et sans esprit de sérieux,
point de grandeur, point de progrès, et –ne le voit-on pas déjà ?- point
de vigilance dans la défense de la liberté [R9].
Le Président Macron prétendait incarner le
« rassemblement de tous les progressistes ». Faut-il donc croire que « la décadence ne trouvera ses agents que si
elle porte le masque du progrès » ? [R10]
[R1] : « Les Romains de la décadence, à part l'un ou l'autre esprit lucide (ils
furent rares), n'avaient nullement conscience de vivre une période de
décadence, puisque l'économie ne fut jamais aussi prospère qu'à cette époque et
qu'on offrait aux citoyens toutes les jouissances des jeux sur les stades et,
dans les cirques, les jeux les plus frivoles et les plus meurtriers. La
décadence est au premier chef morale et politique et non point économique ou
technique. » (Julien Freund, Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Vouloir, n°61-62, 1990).
[R2] : Fussent-ils, socialement parlant, de
mauvais candidats au titre de prolétaires opprimés. Freund notait
finement : « Il y a un risque
d'anomie que les thuriféraires de soixante-huit ont largement contribué à
magnifier en laissant croire que tous [l]es codes relevaient d'une aliénation
d'essence autoritaire et bourgeoise... Les bourgeois sont d'ailleurs les
premiers à s'en émanciper, et avec quel entrain... Ils sont l'avant-garde de
l'anomie à venir, des enragés de la décivilisation. »
[R3] : Personnage courtisan et type avancé du
« dernier homme » nietzschéen.
[R4] : On se s’étonnera pas que ladite
puissance perde quelques places parmi les grands de ce monde, avec un état
d’esprit aussi amolli et abêti.
[R5] : Laquelle politique n’est rien d’autre
que l’activité qui vise à déterminer le
futur d’une nation en tant que telle. Est-il besoin d’expliquer pourquoi un
peuple qui méprise la politique ne se prépare pas des lendemains qui
chantent ?
[R6] : Un exemple parmi d’autres de cette
résignation, lu sur Internet : « La photo ne me choque pas plus que ça parce que j'ai intégré l'idée que nous vivions dans un pays
décadent à une époque décadente. »
[R7] : Un militant de l’époque avait d’ailleurs
pressenti les dégâts de la licence généralisée : « Comme le
sérieux permanent est le comble du grotesque, la fête permanente c’est la tristesse sans fin. » (Cornelius Castoriadis, Mai
68 – La Révolution anticipée. Texte diffusé sous forme de brochure par des
anciens camarades de Socialisme ou
Barbarie à la fin du mois de mai, repris avec des textes d’Edgar Morin et
de Claude Lefort dans La Brèche, Fayard, juin 1968).
[R8] : On peut dire d’eux ce que disait M. Muglioni
des pédagogues libertaires qui ont
sabordé nos écoles : « Les premiers
de la classe actuellement au pouvoir, par conséquent ceux qui ont su faire
valoir leurs titres, ne veulent plus que désormais il y ait des premiers dans
la classe : comme cela, ils resteront pour l'histoire les derniers premiers.
» (Jacques Muglioni, "La gauche et l’école", in L’école ou le loisir de penser, C.N.D.P., 1993). Sur la continuité
du gauchisme culturel, outre l’article de Le Goff déjà évoqué, on notera avec Valeurs Actuelles que le monument de
l’École Normale Supérieure avait déjà été dégradé dans les années «
ultra-gauche / maoïste » de l’après Mai.
[R9] : N’en déplaise à certains libéraux qui se
réjouissent de l’abstention ou qui croient que la dépolitisation sera un jour
synonyme d’un recul de l’étatisme. En réalité, le cynisme et la résignation qui
accompagnent la décadence ne conduisent absolument pas à plus de méfiance
envers les politiciens. Et pas davantage à un amour plus intense de la liberté.
Tout au contraire, ils l’affaiblissent, ils l’énervent. Le dégoût de la politique mène d’ordinaire à ce retrait sur la sphère privée que craignait Tocqueville, ou, paradoxalement, à une repolitisation en
faveur du vote extrême pour –passez-moi l’expression-, « mettre un bon
coup de balais dans toute cette merde ».
[R10]: Georges
Bernard Shaw, Maxims for Revolutionists
Un texte aux tonalités que je qualifierais de gaullistes. Je ne vais pas discuter le concept de « décadence » (j’ai lu Montesquieu, pas Gibbon). En tout cas, si décadence il y a, c’est un phénomène global, nullement strictement français (que dire de Berlusconi, de Trump ?).
RépondreSupprimerOn devine derrière votre texte une conception fantasmée d’une République idéale fondée sur la « vertu » et le « sérieux ». La République romaine de la grande époque en somme. Mais si cette vision peut séduire un intellectuel comme vous, il me semble que le peuple y est foncièrement réfractaire. La vertu ne s’allie à la politique que dans des circonstances exceptionnelles, tragiques : Rome était vertueuse tant qu’elle était directement menacée de destruction par ses adversaires, la Résistance est née dans les affres de la guerre, de Gaulle est revenu en 58 alors que le pays traversait une crise très aiguë (et vite chassé par le peuple en 69). Dans des circonstances normales, le peuple ne vote jamais pour la vertu. Il a voté pour un arrivisme un peu escroc en 2007, pour un épicurisme débonnaire en 2012, pour un dynamisme technocratique en 2017. Ce n’est pas un hasard si le seul candidat qui incarnait justement la vertu et la droiture morale n’a pas pu se présenter la dernière fois, et si tout a été fait pour le chasser de son ministère de la Justice aussitôt que possible. La vertu en politique est insupportable, c’est comme ça, et la féminisation de la société et du corps électoral ne fait que renforcer le phénomène (une majorité de femmes a voté pour Sarkozy contre Royal, pour Trump contre Clinton). La fameuse severitas romaine ne séduirait plus personne aujourd’hui, elle ferait plutôt fuir les électeurs-trices et les médias. D’une manière générale, vous attribuez à la politique un caractère sacré (vous parlez de « profanation »), qui ne me semble pas très adéquat. En démocratie, le pouvoir se moule sur les usages, plus qu’il ne les façonne.
Il y aurait beaucoup de choses à dire, c’est quand même un texte très bien écrit, inspiré, même si je ne suis pas d’accord sur tout (vous vous placez sur le plan symbolique, mais sur le plan concret et même politique le pays va bien mieux que sous les deux prédécesseurs).