mercredi 25 juillet 2018

De la profanation des symboles politiques dans les temps de décadence


Quel lien peut-on établir entre le vandalisme de certaines institutions d’enseignement supérieur, la dernière fête de la musique, la situation du débat public télévisuel, et les réformes que le gouvernement français tente actuellement de mettre en œuvre ?

La réponse tient en peu de mots : tous ces événements sont autant de signes d’une décadence française.

Par décadence, j’entends l’état d’une société « qui commence à se dégrader et évolue progressivement vers sa fin ou sa ruine ». La décadence n’a donc pas le spectaculaire de l’effondrement, de la débâcle, de la ruine réelle. Elle n’est pas incompatible avec la prospérité, le confort, ou un niveau relativement élevé de sécurité. Elle est lente et insidieuse. C’est à la corruption de la vie publique qu’on la reconnaît en premier lieu [R1].

Examinons brièvement ces signes avant-coureurs.

En mai dernier, dans un contexte de blocages des universités par une minorité d’étudiants dénonçant la loi « ORE », un groupe de vandales s’est « courageusement » attaqué au monument aux Morts de l'Ecole Normale Supérieure, le noircissant entre autres de slogans hostiles aux forces de l’ordre. En dépit de son écho sur Internet, ce scandale n’a semble-t-il pas entraîné de sanctions.

Il ne faudrait pas croire que le gauchisme culturel se réduise à la frange semi-délinquante des milieux estudiantins [R2]. On pourrait d’ailleurs le croire au pouvoir depuis plusieurs années, compte-tenu de la vulgarité de certaines manifestations de l’art officiel (je veux dire public et subventionné)…

Poussant toujours plus loin dans le festivisme et la confusion du sérieux et du frivole, ladite vulgarité s’en est de nouveau donnée à cœur joie le 21 juin dernier, pour la fête de la musique.

Le problème n’est pas tant le fait d’inviter des musiciens à l’Élysée (encore qu’on pourrait parfaitement soutenir que ce n’est pas le lieu). Ce n’est pas non plus le fait que certains fussent noirs ou « transgenres » (contrairement à ce que le terrorisme intellectuel de la communication officielle voudrait faire croire pour asphyxier les légitimes protestations). Le problème est le caractère décadent d’une manifestation laide (sur le plan purement esthétique), déplacée, libidinale dans la vêture et l’attitude des « artistes » invités, pour ne rien dire du caractère pornographique de certaines paroles chantées.

Ainsi, contrairement à ce dont veut nous convaincre M. Christophe Castaner [R3], il y a bien des lieux où « ça ne se fait pas » de « s'afficher », de se « lâcher », de s’exhiber en tenue légère, etc. C’est qu’il y a le haut et le bas, le sublime et le sordide, le public et le privé, le sérieux et le frivole. Et il n’est pas sain de tout mélanger, de perdre le sens des limites et des distances nécessaires. A l’instar de M. Philippe de Villiers, je n’ai rien contre la fête (fusse-t-elle tendanciellement orgiaque) ; je rappelle seulement qu’elle a ses lieux propres. Je proteste contre le grotesque, contre la profanation qu’il y a à l’introduire dans le palais présidentiel de la cinquième puissance mondiale [R4].

(On notera au passage que la présidence « jupitérienne » que prétendait incarner le chef de l’Etat a fait long feu. Comme le note un observateur avisé, M. Macron est trop dépendant de l’ivresse que confère la proximité de « stars » enthousiastes, apolitiques. Ce qui restera de son autorité après de tels épisodes, on se le demande. Et si on ne peut plus se faire obéir par autorité –ou par une argumentation rationnelle-, il ne reste plus que la force brute pour engendrer la coopération sociale. C’est en ce sens que la décadence est un prélude logique à la violence).

On pourrait ajouter à ce registre du ridicule gouvernemental dans la symbolique –et comment donc pourrait-on « transformer le pays », et tant qu’à faire le « révolutionner », avec un gouvernement désacralisé, décrédibilisé ?- la dernière opération de com’ de Madame la ministre du Travail (à laquelle le Président n’a pas manqué de s’associer).

Ce qui nous assure que ces traits ridicules ou dégradants ne sont pas des épiphénomènes séparés mais autant de signes d’un état général qui fait époque, c’est que nous retrouvons cette infantilisation, cette désacralisation générale, dans tous les domaines de la vie publique, en particulier dans les médias de masse.

Dernier exemple consternant : sur France 2, en mai dernier, les représentants des principaux partis politiques « ont tous été invités à venir avec un objet de leur choix », afin « d’illustrer leur idée de la première année de la présidence Macron ». Le grotesque de la chose appelle-il un long commentaire ? J’y vois –outre l’aspect désacralisateur, le mépris de la politique [R5]- une chute des capacités d’abstractions prêtées (à tort ou à raison) au public (chute qu’il serait intéressant de mettre en relation avec la chute des capacités de lecture des Français).

A ce stade, je devine que mon lecteur (« hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère ») aura, comme moi, la tentation d’un sourire en coin, accompagné d’un haussement d’épaule cynique. Car après tout, ça n’est pas si grave –dira-t-on. Il n’y a pas eu mort d’hommes. On ne va quand même pas gâcher la fête en se faisant du souci pour quelque chose, ce serait ringard et rabat-joie, n’est-ce-pas ?

C’est que la décadence a ceci de pernicieux qu’elle repose sur une sorte de déni prolongé, d’auto-aveuglement, d’indifférence mêlée de résignation face au lent pourrissement des mœurs et l’extinction des vertus civiques [R6]. D’où par suite la stupeur qui accompagne la ruine (« mais comment a-t-on pu en arriver là ? »). C’est que le coup de pied salutaire au fond de la piscine suppose une vigilance qui n’est définitivement pas « cool » (et en plus, l’effort fait mal).

Parlons donc du sérieux par excellence, de ce qui par nature a à voir avec le plus irrémédiable –la mort violente- : j’ai nommé l’Armée. Car il est logique que ceux qui ne peuvent supporter le sérieux nulle part, ceux qui le haïsse comme ils haïssent la liberté et la responsabilité, décident de profaner les institutions qui y sont associées.

Après l’Éducation nationale, c’est à l’armée qu’on voudrait visiblement confier un rôle de garderie et d’animation socio-culturelle. Prévu pour l’été 2019, un « service national universel » d’un mois, aux finalités évanescentes, se veut la traduction d’une promesse de campagne du candidat Macron. Au-delà de l’incompréhension du rôle des armées, il s’agit d’un cas exemplaire d’« institution » semi-parodique. Notre époque regrette les vertus de cohésion nationale prêtées au service militaire, tout en étant incapable de trouver quelque chose à mettre à la place, si tant est que ce soit un besoin (en l’absence de menace militaire à moyen terme en Europe, un service militaire en bonne et due forme serait déjà contestable. Mais ce n’est même pas de cela dont il s’agit. Il s’agit d’arracher nos lycéens à leurs études durant un mois, sans raison valable, et pour la modique somme d’au minimum 2 milliards d’euros par an. Ce SNU a-t-il une autre fonction qu’accélérer le surendettement de l’Etat ?).

La majorité présidentielle, manifestement infatuée de ce qu’elle croit être son génie, n'a rien trouvé de mieux que l’idée d’une réforme de la Constitution (en évitant la seule procédure réellement démocratique pour se faire, à savoir le référendum, car il est bien connu que le peuple à une fâcheuse tendance à mal voter). Ici encore, il s’agit d’abaisser les institutions au niveau passablement médiocre de ceux qui –hélas-les occupent momentanément. Pour preuve, les velléités d’y inscrire ledit SNU, dont les mérites (hypothétiques) n’ont même pas encore pu être observés ! Ou encore des déclarations d’intentions parfaitement ineptes, qui illustrent bien la bêtise d’une classe politique satisfaite d’elle-même.

Ces faits et d’autres me permettent de conclure que la France est bien en état de décadence. Et, bien qu’elle se fasse désormais plus criante, elle ne date pas d’hier. Puisque nous avons passés le cinquantenaire de Mai 68, il faut dire que ce festivisme, cet hédonisme, ce dédain pour le travail ou le sacrifice des générations précédentes, ce mépris de la politique et de ses symboles, s’origine dans une haine de la grandeur (et des efforts qui la sous-tendent) –laquelle dure depuis la « révolution culturelle » de Mai 68 [R7]. Les décadents qui nous gouvernent sont bien les héritiers des vandales qui voulaient « jouir sans entraves » et assimilaient la police française aux nazis [R8].

C’est un demi-siècle entier d’histoire française qui doit être évalué, et dont les mérites apparaissent légers. Partout (y compris dans les entreprises), on assiste à la mise à mort de l’esprit de sérieux par l’hégémonie tyrannique de l’esprit de frivolité. Et sans esprit de sérieux, point de grandeur, point de progrès, et –ne le voit-on pas déjà ?- point de vigilance dans la défense de la liberté [R9].

Le Président Macron prétendait incarner le « rassemblement de tous les progressistes ». Faut-il donc croire que « la décadence ne trouvera ses agents que si elle porte le masque du progrès » ? [R10]

[R1] : « Les Romains de la décadence, à part l'un ou l'autre esprit lucide (ils furent rares), n'avaient nullement conscience de vivre une période de décadence, puisque l'économie ne fut jamais aussi prospère qu'à cette époque et qu'on offrait aux citoyens toutes les jouissances des jeux sur les stades et, dans les cirques, les jeux les plus frivoles et les plus meurtriers. La décadence est au premier chef morale et politique et non point économique ou technique. » (Julien Freund, Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Vouloir, n°61-62, 1990).

[R2] : Fussent-ils, socialement parlant, de mauvais candidats au titre de prolétaires opprimés. Freund notait finement : « Il y a un risque d'anomie que les thuriféraires de soixante-huit ont largement contribué à magnifier en laissant croire que tous [l]es codes relevaient d'une aliénation d'essence autoritaire et bourgeoise... Les bourgeois sont d'ailleurs les premiers à s'en émanciper, et avec quel entrain... Ils sont l'avant-garde de l'anomie à venir, des enragés de la décivilisation. »

[R3] : Personnage courtisan et type avancé du « dernier homme » nietzschéen.

[R4] : On se s’étonnera pas que ladite puissance perde quelques places parmi les grands de ce monde, avec un état d’esprit aussi amolli et abêti.

[R5] : Laquelle politique n’est rien d’autre que l’activité qui vise à déterminer le futur d’une nation en tant que telle. Est-il besoin d’expliquer pourquoi un peuple qui méprise la politique ne se prépare pas des lendemains qui chantent ?

[R6] : Un exemple parmi d’autres de cette résignation, lu sur Internet : « La photo ne me choque pas plus que ça parce que j'ai intégré l'idée que nous vivions dans un pays décadent à une époque décadente. »

[R7] : Un militant de l’époque avait d’ailleurs pressenti les dégâts de la licence généralisée : « Comme le sérieux permanent est le comble du grotesque, la fête permanente c’est la tristesse sans fin» (Cornelius Castoriadis, Mai 68 – La Révolution anticipée. Texte diffusé sous forme de brochure par des anciens camarades de Socialisme ou Barbarie à la fin du mois de mai, repris avec des textes d’Edgar Morin et de Claude Lefort dans La Brèche, Fayard, juin 1968).

[R8] : On peut dire d’eux ce que disait M. Muglioni des pédagogues libertaires  qui ont sabordé nos écoles : « Les premiers de la classe actuellement au pouvoir, par conséquent ceux qui ont su faire valoir leurs titres, ne veulent plus que désormais il y ait des premiers dans la classe : comme cela, ils resteront pour l'histoire les derniers premiers. » (Jacques Muglioni, "La gauche et l’école", in L’école ou le loisir de penser, C.N.D.P., 1993). Sur la continuité du gauchisme culturel, outre l’article de Le Goff déjà évoqué, on notera avec Valeurs Actuelles que le monument de l’École Normale Supérieure avait déjà été dégradé dans les années « ultra-gauche / maoïste » de l’après Mai.

[R9] : N’en déplaise à certains libéraux qui se réjouissent de l’abstention ou qui croient que la dépolitisation sera un jour synonyme d’un recul de l’étatisme. En réalité, le cynisme et la résignation qui accompagnent la décadence ne conduisent absolument pas à plus de méfiance envers les politiciens. Et pas davantage à un amour plus intense de la liberté. Tout au contraire, ils l’affaiblissent, ils l’énervent. Le dégoût de la politique mène d’ordinaire à ce retrait sur la sphère privée que craignait Tocqueville, ou, paradoxalement, à une repolitisation en faveur du vote extrême pour –passez-moi l’expression-, « mettre un bon coup de balais dans toute cette merde ».

[R10]: Georges Bernard Shaw, Maxims for Revolutionists

1 commentaire:

  1. Un texte aux tonalités que je qualifierais de gaullistes. Je ne vais pas discuter le concept de « décadence » (j’ai lu Montesquieu, pas Gibbon). En tout cas, si décadence il y a, c’est un phénomène global, nullement strictement français (que dire de Berlusconi, de Trump ?).

    On devine derrière votre texte une conception fantasmée d’une République idéale fondée sur la « vertu » et le « sérieux ». La République romaine de la grande époque en somme. Mais si cette vision peut séduire un intellectuel comme vous, il me semble que le peuple y est foncièrement réfractaire. La vertu ne s’allie à la politique que dans des circonstances exceptionnelles, tragiques : Rome était vertueuse tant qu’elle était directement menacée de destruction par ses adversaires, la Résistance est née dans les affres de la guerre, de Gaulle est revenu en 58 alors que le pays traversait une crise très aiguë (et vite chassé par le peuple en 69). Dans des circonstances normales, le peuple ne vote jamais pour la vertu. Il a voté pour un arrivisme un peu escroc en 2007, pour un épicurisme débonnaire en 2012, pour un dynamisme technocratique en 2017. Ce n’est pas un hasard si le seul candidat qui incarnait justement la vertu et la droiture morale n’a pas pu se présenter la dernière fois, et si tout a été fait pour le chasser de son ministère de la Justice aussitôt que possible. La vertu en politique est insupportable, c’est comme ça, et la féminisation de la société et du corps électoral ne fait que renforcer le phénomène (une majorité de femmes a voté pour Sarkozy contre Royal, pour Trump contre Clinton). La fameuse severitas romaine ne séduirait plus personne aujourd’hui, elle ferait plutôt fuir les électeurs-trices et les médias. D’une manière générale, vous attribuez à la politique un caractère sacré (vous parlez de « profanation »), qui ne me semble pas très adéquat. En démocratie, le pouvoir se moule sur les usages, plus qu’il ne les façonne.

    Il y aurait beaucoup de choses à dire, c’est quand même un texte très bien écrit, inspiré, même si je ne suis pas d’accord sur tout (vous vous placez sur le plan symbolique, mais sur le plan concret et même politique le pays va bien mieux que sous les deux prédécesseurs).

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