dimanche 3 novembre 2019

Albert Camus, Lettres à un ami allemand


Il est bien mal placé, bien mal formulé, bien mal pensé, bien mal réalisé, l’acte d’amour qui détruit son objet. 


Et il est grand, il est beau, il est doux, non de seulement mourir pour sa patrie, pour la justice, pour la liberté, mais de vivre d’abord par et pour ces hautes réalités. Car seul celui qui connaît les raisons qui fortifient sa vie connaît aussi ses raisons de la donner.  

Il y a un amour aveugle qui n’est que le masque d’une insatiable possession, d’un déficit d’être, un amour qui est moins un lien qu’une prise, qui se jette sur les choses ou les idéaux en les dégradant de son avidité destructive, de son malheur secret et angoissé.

Et il y a un amour qui est le Fils et l’appui de la droite raison, et dont le génie simple sait concilier tous les devoirs et tous les attachements, le prochain et le lointain, la famille et la cité, la nation et l’humanité.

Il y a une grandeur apparente, toute extérieure, spectaculaire, ostentatoire comme sa violence et, au bout du compte, malgré tout ce qu’elle a d’inconfortable, une grandeur facile, et c’est celle du mal déchaîné, exalté, sûr de lui-même, profanant tous les idéaux, le nom sacré de la patrie comme celui de la libération de l’Homme.

Et il y a la grandeur réelle, qui ne rayonne à l’extérieur que parce qu’elle jaillit de l’intérieur, qui est toute de bonté et d’intégrité, et n’innerve les choses du monde de tant de splendeurs et de rectitude que parce qu’elle est trop riche et généreuse pour les garder toutes en elle. 


Il y a une violence sale et atroce, une violence qui abaisse, qui avilit, une violence des bourreaux, et c’est l’ordinaire violence.


Mais il y a une violence moins commune qui est un courage, et qui redresse l’Homme. C’est celle de celui qui se tient au carrefour entre la liberté et la mort ; celle de celui qui, connaissant déjà les chaînes, ou les apercevant, n’a plus rien à perdre que sa vie ou sa dignité.


Ce que nous fait sentir Camus, c’est qu’il y a une violence qui fonde, ou restaure, l’ordre. Et cette vérité est délivrance du préjugé pacifiste (en termes religieux : du préjugé manichéen) qui tient toute lutte, toute violence pour un mal. Certes, la violence n’a en soi rien d’admirable, elle est « vaine par elle-même ». Pas plus que la guerre, elle ne devrait jamais être glorifiée. Mais elle ne mérite pas davantage le discrédit total et paresseux dans lequel elle est parfois jetée, pour des motifs faussement généreux (ainsi qu’en raison du moderne adoucissement des mœurs). Car si l’on veut la vie vertueuse et heureuse, on doit vouloir la liberté qui en est la condition ; et si l’on veut la liberté, la raison oblige d’en vouloir les moyens. Que ces moyens s’avèrent parfois extrêmes, la faute en incombe aux circonstances que les rendent tels. Des moyens nécessaires à l’accomplissement de fins dignes ne sauraient être frappés d’indignité. S’il est « des moyens qui ne s'excusent pas », c’est que, de par leur nature ou de par les circonstances, ils sont déliés, dépourvus de finalités justes à servir. La justification des moyens n’est pas dans leur simple emploi au service de fins justes, mais dans leur adéquation effective à la réalisation hic et nunc ces finalités. De bons moyens sont ceux qui concurrent réellement à faire le bien. La justesse d’une cause n’est qu’une condition nécessaire mais non suffisante à la justification de la violence ; elle ne justifie la violence que si la violence est elle-même objectivement indispensable au triomphe de cette cause. 


C’est pourquoi nous ne serons jamais au nombre de ces conservateurs qui condamnent, par principe, les révolutions. Car ils ne conservent rien d’autre qu’un trône pour asseoir le crime, la misère, l’infamie. Ils n’entendent pas ce qu’est l’ordre, ils méconnaissent que « toute Révolution, bien entendue, est une opération d’ordre. Toute opération de désordre, bien entendue, est une opération de réaction. L’ordre, et l’ordre seul, fait en définitive la liberté. Le désordre fait la servitude. Les seuls démagogues ont intérêt à essayer de nous faire croire le contraire. » (Charles Péguy, Cahier VII-4, 5 novembre 1905, OPC, t. 2, Paris, Gallimard, Pléiade, 1988, p. 64-65). 


Il y a une chose meilleure que de vivre à tout prix, c’est de vivre bien.


Et il y a une chose pire que de risquer sa vie en versant le sang d’un envahisseur : c’est de ne pas la risquer, et de vivre en esclave. Car « il n'y a pas au monde de pire malheur que la servitude » (Sophocle, Ajax). 


Et parce qu’il n’est pas possible d’être libre dans un pays qui ne l’est pas, tout ami de la liberté, tout homme juste se doit d’œuvrer pour conserver ou restaurer l’indépendance de son pays. 


C’est de cette foi patriotique, humble, humaniste et indéracinable, -qu’on rapprocherait volontiers du Saint-Exupéry de Pilote de guerre, et de l’Enracinement de Simone Weil-, de ce patriotisme universel qui était celui de Condorcet et de la Révolution française, de Michelet, de Victor Hugo, de Jaurès, de Charles de Gaulle et de Péguy, ce patriotisme sans chauvinisme, sans haine de l’autre, fusse-il le plus retors des ennemis ; c’est de cet amour-là, sacré et supérieur, dont nous parle les Lettres à un ami allemand.


"Vous me disiez : "La grandeur de mon pays n'a pas de prix. Tout est bon qui la consomme. Et dans un monde où plus rien n'a de sens, ceux qui, comme nous, jeunes Allemands, ont de la chance d'en trouver un au destin de leur nation doivent tout lui sacrifier". Je vous aimais alors, mais c'est là que, déjà, je me séparais de vous. "Non, vous disais-je, je ne puis croire qu'il faille tout asservir au but que l'on poursuit. Il est des moyens qui ne s'excusent pas. Et je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n'importe quelle grandeur, fût-ce celle du sang et du mensonge. C'est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre." Vous m'avez dit : "Allons, vous n'aimez pas votre pays".
Il y a cinq ans de cela, nous sommes séparés depuis ce temps et je puis dire qu'il n'est pas un jour de ces longues années (si brèves, si fulgurantes pour vous !) où je n'aie eu votre phrase à l'esprit. "Vous n'aimez pas votre pays !". Quand je pense aujourd'hui à ces mots, j'ai dans la gorge quelque chose qui se serre. Non, je ne l'aimais pas, si c'est ne pas aimer que de dénoncer ce qui n'est pas juste dans ce que nous aimons, si c'est ne pas aimer que d'exiger que l'être aimé s'égale à la plus belle image que nous avons de lui. Il y a cinq ans de cela, beaucoup d'hommes pensaient comme moi en France. Quelques-uns parmi eux, pourtant, se sont déjà trouvés devant les douze petits yeux noirs du destin allemand. Et ces hommes, qui selon vous n'aimaient pas leur pays, ont plus fait pour lui que vous ne ferez jamais pour le vôtre, même s'il vous était possible de donner cent fois votre vie pour lui. Car ils ont eu à se vaincre d'abord et c'est leur héroïsme. Mais je parle ici de deux sortes de grandeur et d'une contradiction sur laquelle je vous dois de vous éclairer
." (p.471)

"Je veux vous dire tout de suite quelle sorte de grandeur nous met en marche. Mais c'est vous dire quel est le courage que nous applaudissons et qui n'est pas le vôtre. Car c'est peu de chose que de savoir courir au feu quand on s'y prépare depuis toujours et quand la course vous est plus naturelle que la pensée. C'est beaucoup au contraire que d'avancer vers la torture et vers la mort, quand on sait de science certaine que la haine et la violence sont choses vaines par elles-mêmes. C'est beaucoup que se battre en méprisant la guerre, d'accepter de tout perdre en gardant le goût du bonheur, de courir à la destruction avec l'idée d'une civilisation supérieure. C'est en cela que nous faisons plus que vous parce que nous avons à prendre sur nous-mêmes. Vous n'avez rien eu à vaincre dans votre cœur, ni dans votre intelligence. Nous avions deux ennemis et triompher par les armes ne nous suffisait pas, comme à vous qui n'aviez rien à dominer.
Nous avions beaucoup à dominer et peut-être pour commencer la perpétuelle tentation où nous sommes de vous ressembler. Car il y a toujours en nous quelque chose qui se laisse aller à l'instinct, au mépris de l'intelligence, au culte de l'efficacité. Nos grandes vertus finissent par nous lasser. L'intelligence nous donne honte et nous imaginons parfois quelque heureuse barbarie où la vérité serait sans effort. Mais sur ce point, la guérison est facile : vous êtes là qui nous montrez ce qu'il en est de l'imagination, et nous nous redressons. Si je croyais à quelque fatalisme de l'histoire, je supposerais que vous vous tenez à nos côtés, ilotes de l'intelligence, pour notre correction. Nous renaissons alors à l'esprit, nous y sommes plus l'aise
." (p.472)

"Mais nous avions encore à vaincre ce soupçon où nous tenions l'héroïsme. Je le sais, vous nous croyez étrangers à l'héroïsme. Vous vous trompez. Simplement, nous le professons et nous en méfions à la fois. Nous le professons parce que dix siècles d'histoire nous ont donné la science de tout ce qui est noble. Nous nous en méfions parce que dix siècles d'intelligence nous ont appris l'art et les bienfaits du naturel. Pour nous présenter devant vous, nous avons dû revenir de loin. Et c'est pourquoi nous sommes en retard sur toute l'Europe, précipitée au mensonge dès qu'il le fallait, pendant que nous nous mêlions de chercher la vérité. C'est pourquoi nous avons commencé par la défaite, préoccupés que nous étions, pendant que vous vous jetiez sur nous, de définir en nos cœurs si le bon droit était pour nous.
Nous avons eu à vaincre notre goût de l'homme, l'image que nous nous faisions d'un destin pacifique, cette conviction profonde où nous étions qu'aucune victoire ne paie, alors que toute mutilation de l'homme est sans retour. Il nous a fallu renoncer à la fois à notre science et à notre espoir, aux raisons que nous avions d'aimer et à la haine où nous tenions toute guerre. Pour vous le dire d'un mot que je suppose que vous allez comprendre, venant de moi dont vous aimiez serrer la main, nous avons dû faire taire notre passion de l'amitié.
Maintenant cela est accompli. Il nous a fallu un long détour, nous avons beaucoup de retard. C'est le détour que le scrupule de vérité fait faire à l'intelligence, le scrupule d'amitié au cœur. C'est le détour qui a sauvegardé la justice, mis la vérité du côté de ceux qui s'interrogeaient. Et sans doute, nous l'avons payé très cher. Nous l'avons payé en humiliations et en silences, en amertumes, en prisons, en matins d'exécutions, en abandons, en séparations, en faims quotidiennes, en enfants décharnés, et plus que tout en pénitences forcées. Mais cela était dans l'ordre. Il nous a fallu tout ce temps pour aller voir si nous avions le droit de tuer des hommes, s'il nous était permis d'ajouter à l'atroce misère de ce monde. Et c'est ce temps perdu et retrouvé, cette défaite acceptée et surmontée, ces scrupules payés par le sang, qui nous donnent le droit, à nous Français, de penser aujourd'hui que nous étions entrés dans cette guerre les mains pures -de la pureté des victimes et des convaincus- et que nous allons en sortir les mains pures -mais de la pureté, cette fois, d'une grande victoire remportée contre l'injustice et contre nous-mêmes
." (p.472-473)

"Car nous serons vainqueurs, vous n'en doutez pas. Mais nous serons vainqueurs grâce à cette défaite même, à ce long cheminement qui nous a fait trouver nos raisons, à cette souffrance dont nous avons senti l'injustice et tiré la leçon. Nous y avons appris le secret de toute victoire et si nous ne le perdons pas un jour, nous connaîtrons la victoire définitive. Nous y avons appris que contrairement à ce que nous pensions parfois, l'esprit ne peut rien contre l'épée, mais que l'esprit uni à l'épée est le vainqueur éternel de l'épée tirée pour elle-même. Voilà pourquoi nous avons accepté maintenant l'épée, après nous être assurés que l'esprit était avec nous. Il nous a fallu pour cela voir mourir et risquer de mourir, il nous a fallu la promenade matinale d'un ouvrier français marchant à la guillotine, dans les couloirs de sa prison, et exhortant ses camarades, de porte en porte, à montrer leur courage. Il nous a fallu enfin, pour nous emparer de l'esprit, la torture de notre chair. On ne possède bien que ce qu'on a payé. Nous avons payé chèrement et nous paierons encore. Mais nous avons nos certitudes, nos raisons, notre justice: votre défaite est inévitable.
Je n'ai jamais cru au pouvoir de la vérité par elle-même. Mais c'est déjà beaucoup de savoir qu'à énergie égale, la vérité l'emporte sur le mensonge. C'est à ce difficile équilibre que nous sommes parvenus. C'est appuyés sur cette nuance qu'aujourd'hui nous combattons. Et je serais tenté de vous dire que nous luttons justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l'importance de l'homme même. Nous luttons pour cette nuance qui sépare le sacrifice de la mystique, l'énergie de la violence, la force de la cruauté, pour cette plus faible nuance encore qui sépare le faux du vrai et l'homme que nous espérons des dieux lâches que vous révérez.
Voilà ce que je voulais vous dire, non par-dessus la mêlée, mais dans la mêlée elle-même. Voilà ce que je voulais répondre à ce "vous n'aimez pas votre pays" qui me poursuit encore. Mais je veux être clair avec vous. Je crois que la France a perdu sa puissance et son règne pour longtemps et qu'il lui faudra pendant longtemps une patience désespérée, une révolte attentive pour retrouver la part de prestige nécessaire à toute culture. Mais je crois qu'elle a perdu tout cela pour des raisons pures. Et c'est pourquoi l'espoir ne me quitte pas. Voilà tout le sens de ma lettre. Cet homme que vous avez plaint, il y a cinq ans, d'être si réticent à l'égard de son pays, c'est le même qui veut vous dire aujourd'hui, à vous et à tous ceux de notre âge en Europe et dans le monde: "J'appartiens à une nation admirable et persévérante qui, par-dessus son lot d'erreurs et de faiblesses, n'a pas laissé perdre l'idée qui fait toute sa grandeur et que son peuple toujours, ses élites quelquefois, cherchent sans cesse à formuler de mieux en mieux. J'appartiens à une nation qui depuis quatre ans a recommencé le parcours de toute son histoire et qui, dans les décombres, se prépare tranquillement, sûrement, à en refaire une autre et à courir sa chance dans un jeu où elle part sans atouts. Ce pays vaut que je l'aime du difficile et exigeant amour qui est le mien. Et je crois qu'il vaut bien maintenant qu'on lutte pour lui puisqu'il est digne d'un amour supérieur. Et je dis qu'au contraire votre nation n'a eu de ses fils que l'amour qu'elle méritait, et qui était aveugle. On n'est pas justifié par n'importe quel amour. C'est cela qui vous perd. Et vous qui étiez déjà vaincus dans vos plus grandes victoires, que sera-ce dans la défaite qui s'avance ?
" (p.473-474)

"Vous vous contentiez de servir la puissance de votre nation et nous rêvions de donner à la nôtre sa vérité. Vous vous suffisiez de servir la politique de la réalité, et nous, dans nos pires égarements, nous gardions confusément l'idée d'une politique de l'honneur que nous retrouvons aujourd'hui. Quand je dis "nous", je ne dis pas nos gouvernants. Mais un gouvernant est peu de chose.
Je revois ici votre sourire. Vous vous êtes toujours défié des mots. Moi aussi, mais je défiais plus encore de moi. Vous tentiez de me pousser dans cette voie où vous-même étiez engagé et où l'intelligence a honte de l'intelligence. Alors, déjà, je ne vous suivais pas. Mais aujourd'hui, mes réponses seraient plus assurées. Qu'est-ce que la vérité, disiez-vous ? Sans doute, mais nous savons au moins ce qu'est le mensonge : c'est justement ce que vous nous avez appris. Qu'est-ce que l'esprit ? Nous connaissons son contraire qui est le meurtre. Qu'est-ce l'homme ? Mais là, je vous arrête, car le savons. Il est cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux. Il est la force de l'évidence. C'est l'évidence humaine que nous avons à préserver et notre certitude maintenant vient de ce que son destin et celui de notre pays sont liés l'un à l'autre. Si rien n'avait de sens, vous seriez dans le vrai. Mais il y a quelque chose qui garde du sens.
Je ne saurais trop vous le répéter, c'est ici que nous nous séparons de vous. Nous nous faisions de notre pays une idée qui le mettait à sa place, au milieu d'autres grandeurs, l'amitié, l'homme, le bonheur, notre désir de justice. Cela nous amenait à être sévères avec lui. Mais, pour finir, c'est nous qui avions raison. Nous ne lui avons pas donné d'esclaves, nous n'avons rien ravalé pour lui. Nous avons attendu patiemment d'y voir clair et nous avons obtenu, dans la misère et la douleur, la joie de pouvoir combattre en même temps pour tout ce que nous aimons. Vous combattez au contraire contre toute cette part de l'homme qui n'est pas à la patrie. Vos sacrifices sont sans portée, parce que votre hiérarchie n'est pas la bonne et parce que vos valeurs n'ont pas leur place. Ce n'est pas seulement le cœur qui est trahi chez vous. L'intelligence prend sa revanche. Vous n'avez pas payé le prix qu'elle demande, accordé son lourd tribut à la lucidité. Du fond de la défaite, je puis vous dire que c'est là ce qui vous perd
." (p.476)

"Vous ne distinguez plus rien, vous n'êtes plus qu'un élan. Et vous combattez maintenant avec les seules ressources de la colère aveugle, attentifs aux armes et aux coups d'éclat plutôt qu'à l'ordre des idées, entêtés à tout brouiller, à suivre votre pensée fixe. Nous, nous sommes partis de l'intelligence et de ses hésitations. En face de la colère, nous n'étions pas de force. Mais voilà que le détour est achevé. [...]
Souvenez-vous. A mon étonnement devant le brusque éclat d'un de vos supérieurs, vous m'avez dit : "Cela aussi est bien. Mais vous ne comprenez pas. Les Français manquent d'une vertu, celle de la colère". Non, ce n'est pas cela, mais les Français sont difficiles sur les vertus. Et ils ne les assument que quand il faut. Cela donne à leur colère le silence et la force que vous commencez seulement à éprouver. Et c'est avec cette sorte de colère, la seule que je me connaisse, que pour finir je vais vous parler.
Car je vous l'ai dit, la certitude n'est pas la gaieté du cœur. Nous savons ce que nous avons perdu à ce long détour, nous connaissons le prix dont nous payons cette âpre joie de combattre en accord avec nous-mêmes. Et c'est parce que nous avons un sentiment aigu de ce qui est irréparable que notre lutte garde autant d'amertume que de confiance. La guerre ne nous satisfait pas. Nous raisons n'étaient pas prêtes. C'est la guerre civile, la lutte obstinée et collective, le sacrifice sans commentaire que notre peuple a choisi. C'est la guerre qu'il s'est donnée à lui-même, qu'il n'a pas reçue de gouvernements imbéciles ou lâches, celle où il s'est retrouvé et où il lutte pour une certaine idée qu'il s'est faite de lui-même. Mais ce luxe qu'il s'est donné lui coûte un prix terrible. Là encore, ce peuple a plus de mérite que le vôtre. Car ce sont les meilleurs de ses fils qui tombent : voilà ma plus cruelle pensée. Il y a dans la dérision de la guerre le bénéfice de la dérision. La mort frappe un peu partout et au hasard. Dans la guerre que nous menons, le courage se désigne lui-même, c'est notre plus pur esprit que vous fusillez tous les jours. Car votre naïveté ne va pas sans prescience. Vous n'avez jamais su ce qu'il fallait élire, mais vous connaissez ce qu'il faut détruire. [...] Dans ces figures silencieuses, déjà détournées de ce monde, que vous criblez de balles parfois, vous croyez défigurez le visage de notre vérité. Mais vous comptez sans l'obstination qui fait lutter la France avec le temps. C'est ce désespérant espoir qui nous soutient dans les heures difficiles : nos camarades seront plus patients que les bourreaux et plus nombreux que les balles. Vous le voyez, les Français sont capables de colère
." (p.478-479)

"Les mots prennent toujours la couleur des actions ou des sacrifices qu'ils suscitent. Et celui de patrie prend chez vous des reflets sanglants et aveugles, qui me le rendent à jamais étranger, tandis que nous avons mis dans le même mot la flamme d'une intelligence où le courage est plus difficile, mais où l'homme trouve du moins tout son compte." (p.479)

"Voici venir les temps de votre défaite. Je vous écris d'une ville célèbre dans l'univers et qui prépare contre vous un lendemain de liberté. Elle sait que cela n'est pas facile et qu'il lui faut auparavant traverser une nuit encore plus obscure que celle qui commença, il y a quatre ans, avec votre venue. Je vous écris d'une ville privée de tout, sans lumière et sans feu, affamée, mais toujours pas réduite. Bientôt quelque chose y soufflera dont vous n'avez pas encore l'idée. Si nous avions de la chance, nous nous trouverions alors l'un devant l'autre. Nous pourrions alors nous combattre en connaissance de cause : j'ai une juste idée de vos raisons et vous imaginez bien les miennes.
Ces nuits de juillet sont à la fois légères et lourdes. Légères sur la Seine et dans les arbres, lourdes au cœur de ceux qui attendent la seule aube dont ils aient désormais envie. J'attends et je pense à vous : j'ai encore une chose à vous dire qui sera la dernière. Je veux vous dire comment il est possible que nous ayons été si semblables et que nous soyons aujourd'hui ennemis, comment j'aurais pu être à vos côtés et pourquoi maintenant tout est fini entre nous.
Nous avons longtemps cru ensemble que ce monde n'avait pas de raison supérieure et que nous étions frustrés. Je le crois encore d'une certaine manière. Mais j'en ai tiré d'autres conclusions que celles dont vous me parliez alors et que, depuis tant d'années, vous essayez de faire entrer dans l'Histoire. Je me dis aujourd'hui que si je vous avais réellement suivi dans ce que vous pensez, je devrais vous donner raison dans ce que vous faites. Et cela est si grave qu'il faut bien que je m'y arrête, au cœur de cette nuit d'été si chargée de promesses pour nous et de menaces pour vous.
Vous n'avez jamais cru au sens de ce monde et vous en avez tiré l'idée que tout était équivalent et que le bien et le mal se définissaient selon qu'on le voulait. Vous avez supposé qu'en l'absence de toute morale humaine ou divine les seules valeurs étaient celles qui régissaient le monde animal, c'est-à-dire la violence et la ruse. Vous en avez conclu que l'homme n'était rien et qu'on pouvait tuer son âme, que dans la plus insensée des histoires la tâche d'un individu ne pouvait être que l'aventure de la puissance, et sa morale, le réalisme des conquêtes. Et à la vérité, moi qui croyais penser comme vous, je ne voyais guère d'argument à vous opposer, sinon un goût violent de la justice qui, pour finir, me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions
." (p.483-484)

"Où était la différence ? C'est que vous acceptiez légèrement de désespérer et que je n'y ai jamais consenti. C'est que vous admettiez assez l'injustice de notre condition pour vous résoudre à y ajouter, tandis qu'il m'apparaissait au contraire que l'homme devait affirmer la justice pour lutter contre l'injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre l'univers du malheur. Parce que vous avez fait de votre désespoir une ivresse, parce que vous vous en êtes délivré en l'érigeant en principe, vous avez accepté de détruire les œuvres de l'homme et de lutter contre lui pour achever sa misère essentielle. Et moi, refusant d'admettre ce désespoir et ce monde torturé, je voulais seulement que les hommes retrouvent leur solidarité pour entrer en lutte contre leur destin révoltant.
Vous le voyez, d'un même principe nous avons tiré des morales différentes. C'est qu'en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode (vous auriez dit indifférent) qu'un autre pensât pour vous et pour des millions d'Allemands. Parce que vous étiez las de lutter contre le ciel, vous vous êtes reposés dans cette épuisante aventure où votre tâche est de mutiler les âmes et de détruire la terre. Pour tout dire, vous avez choisi l'injustice, vous vous êtes mis avec les dieux. Votre logique n'était qu'apparente.
J'ai choisi la justice au contraire, pour rester fidèle à la terre. Je continue à croire que ce monde n'a pas de sens supérieur. Mais je sais que quelque chose en lui a du sens et c'est l'homme, parce qu'il est le seul être à exiger d'en avoir. Ce monde a du moins la vérité de l'homme et notre tâche est de lui donner ses raisons contre le destin lui-même. Et il n'a pas d'autres raisons que l'homme et c'est celui-ci qu'il faut sauver si l'on veut sauver l'idée qu'on se fait de la vie. Votre sourire et votre dédain me diront : qu'est-ce sauver l'homme ? Mais je vous le crie de tout moi-même, c'est ne pas le mutiler et c'est donner ses chances à la justice qu'il est le seul à concevoir.
Voilà pourquoi nous sommes en lutte. Voilà pourquoi nous avons dû vous suivre d'abord dans un chemin dont nous ne voulions pas et au bout duquel nous avons, pour finir, trouvé la défaite. Car votre désespoir faisait votre force. Dès l'instant où il est seul, pur, sûr de lui, impitoyable dans ses conséquences, le désespoir a une puissance sans merci. C'est celle qui nous a écrasés pendant que nous hésitions et que nous avions encore un regard sur des images heureuses. Nous pensions que le bonheur est la plus grande des conquêtes, celle qu'on fait contre le destin qui nous est imposé. Même dans la défaite, ce regret ne nous quittait pas
." (p.484-485)

"Mais vous avez fait ce qu'il fallait, nous sommes entrés dans l'Histoire. Et pendant cinq ans, il n'a plus été possible de jouir du cri des oiseaux dans la fraîcheur du soir. Il a fallu désespérer de force. Nous étions séparés du monde, parce qu'à chaque moment du monde s'attachait tout un peuple d'images mortelles. Depuis cinq ans, il n'est plus sur cette terre de matin sans agonies, de soir sans prisons, de midi sans carnages. Oui, il nous a fallu vous suivre. Mais notre exploit difficile revenait à vous suivre dans la guerre, sans oublier le bonheur. Et, à travers les clameurs et la violence, nous tentions de garder au cœur le souvenir d'une mer heureuse, d'une colline jamais oubliée, le sourire d'un cher visage. Aussi bien, c'était notre meilleure arme, celle que nous n'abaisserons jamais. Car le jour où nous la perdrions, nous serions aussi morts que vous. Simplement, nous savons maintenant que les armes du bonheur demandent pour être forgées beaucoup de temps et trop de sang.
Il nous a fallu entrer dans votre philosophie, accepter de vous ressembler un peu. Vous aviez choisi l'héroïsme sans direction, parce que c'est la seule valeur qui reste dans un monde qui a perdu son sens. Et l'ayant choisi pour vous, vous l'avez choisi pour tout le monde et pour nous. Nous avons été obligés de vous imiter afin de ne pas mourir. Mais nous avons aperçu alors que notre supériorité sur vous était d'avoir une direction. Maintenant que cela va finir, nous pouvons vous dire ce que nous avons appris, c'est que l'héroïsme est peu de chose, le bonheur plus difficile.
A présent, tout doit vous être clair, vous savez que nous sommes ennemis. Vous êtes l'homme de l'injustice et il n'est rien au monde que mon cœur puisse tant détester. Mais ce qui n'était qu'une passion, j'en connais maintenant les raisons. Je vous combats parce que votre logique est aussi criminelle que votre cœur. Et dans l'horreur que vous nous avez prodiguée pendant quatre ans, votre raison a autant de part que votre instinct. C'est pourquoi ma condamnation sera totale, vous êtes déjà mort à mes yeux. Mais dans le temps même où je jugerai votre atroce conduite, je me souviendrai que vous et nous sommes partis de la même solitude, que vous et nous sommes avec toute l'Europe dans la même tragédie de l'intelligence. Et malgré vous-mêmes, je vous garderai le nom d'homme. Pour être fidèles à notre foi, nous sommes forcés de respecter en vous ce que vous ne respecter pas chez les autres. Pendant longtemps, ce fut votre immense avantage puisque vous tuez plus facilement que nous. Et jusqu'à la fin des temps, ce sera le bénéfice de ceux qui vous ressemblent. Mais jusqu'à la fin des temps, nous, qui ne vous ressemblerons pas, aurons à témoigner pour que l'homme, par-dessus ses pires erreurs, reçoive sa justification et ses titres d'innocence.
Voilà pourquoi à la fin de ce combat, du sein de cette ville qui a pris son visage d'enfer, par-dessus toutes les tortures infligées aux nôtres, malgré nos morts défigurés et nos villages d'orphelins, je puis vous dire qu'au moment même où nous allons vous détruire sans pitié, nous sommes cependant sans haine contre vous. Et si même demain, comme tant d'autres, il nous fallait mourir, nous serions encore sans haine. Nous ne pouvons répondre de ne pas avoir peur, nous essaierons seulement d'être raisonnables. Mais nous pouvons répondre de ne rien haïr. Et la seule chose au monde que je pourrais aujourd'hui détester, je vous dis que nous sommes en règle avec elle et que nous voulons vous détruire dans votre puissance sans vous mutiler dans votre âme.
Cet avantage que vous aviez sur nous, vous voyez que vous continuez de l'avoir. Mais il fait aussi bien notre supériorité. Et c'est elle qui me rend maintenant cette nuit légère. Voici notre force qui est de penser comme vous sur la profondeur du monde, de ne rien refuser du drame qui est le nôtre, mais en même temps d'avoir sauvé l'idée de l'homme au bout de ce désastre de l'intelligence et d'en tirer l'infatigable courage des renaissances. Certes, l'accusation que nous portons contre le monde n'en est pas allégée. Nous avons payé trop cher cette nouvelle science pour que notre condition ait cessé de nous paraître désespérante. Des centaines de milliers d'hommes assassinés au petit jour, les murs terribles des prisons, une Europe dont la terre est fumante de millions de cadavres qui ont été ses enfants, il a fallu tout cela pour payer l'acquisition de deux ou trois nuances qui n'auront peut-être pas d'autre utilité que d'aider quelques-uns d'entre nous à mieux mourir. Oui, cela est désespérant. Mais nous avons à faire la preuve que nous ne méritons pas tant d'injustice. C'est la tâche que nous nous sommes fixés, elle commencera demain. Dans cette nuit d'Europe où courent les souffles de l'été, des millions d'hommes armés ou désarmés se préparent au combat. L'aube va poindre où vous serez enfin vaincus. Je sais que le ciel qui fut indifférent à vos atroces victoires le sera encore à votre juste défaite. Aujourd'hui encore, je n'attends rien de lui. Mais nous aurons du moins contribué à sauver la créature de la solitude où vous vouliez la mettre. Pour avoir dédaigné cette fidélité à l'homme, c'est vous qui, par milliers, allez mourir solitaires. Maintenant, je puis vous dire adieu
." (p.485-486)
-Albert Camus, Lettres à un ami allemand, 1943-1945 (journal Combat), 1945 pour la première édition chez Gallimard, cité d'après Œuvres, Paris, Gallimard, Coll. Quarto, 2013, 1526 pages.

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  1. Voilà un texte très bien écrit. Je ne doutais pas de votre culture, ni votre dextérité dialectique. Mais vous avez une vraie plume. On sent une tonalité héroïque, antique, stoïcienne : la vie n’est pas la valeur suprême, c’est la vie bonne qui compte, la vie libre. Vous avez conservé des aspirations nobles et désintéressées, vous n’êtes pas blasé ou cynique, et c’est de plus en plus rare de nos jours, cela mérite le respect. Malgré tout, je pense que votre position, si noblement exprimée soit-elle, n’est pas du tout marginale ou minoritaire : quasiment personne n’est campé dans un refus inconditionnel de la violence, c’est plutôt le contraire. Même l’Eglise catholique reconnaît une violence légitime : « Aussi longtemps que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifiques, le droit de légitime défense » (Catéchisme de l’Eglise catholique, n°2308).

    Et franchement, je préfère votre texte à celui de Camus. Vous allez droit au but. Le texte de Camus m’a paru daté, empreint d’un lyrisme et d’une préciosité un peu désuets. Je ne remets pas en cause sa sincérité, mais enfin il y a beaucoup de rhétorique. Surtout, ces thématiques pouvaient se comprendre au sortir de la Seconde Guerre mondiale, mais est-ce encore vraiment actuel ? Les ennemis qui menacent la liberté, de nos jours, ont changé de nature, et il n’est pas difficile de les énumérer, une fois de plus, et ce ne sera pas la dernière : la technique et la déshumanisation qu’elle entraîne, la servitude émotionnelle généralisée, le déclin inédit de la raison et de la notion même de vérité au profit d’un subjectivisme qui a tout envahi : voilà les enjeux actuels, et non la nation ou le destin de la France.

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