« Pour désigner la sédition, la révolution dans la cité, les Grecs usent du mot de stasis qu’ils ont emprunté à la racine la plus évocatrice des idées de fermeté, de permanence, de stabilité. Comme si la stasis était chez eux une institution. »
-H. Van Effenterre.
« Le
meurtre de deux frères, tombés sous des coups mutuels, c’est là une souillure
qui ne vieillit pas. » (Eschyle, Les
Sept contre Thèbes, 681-682)
« Tout a
commencé avec le discours de Kléokritos dans les Helléniques de Xénophon. Les démocrates athéniens
venaient de l’emporter sur l’armée des Trente. Certains des oligarques les plus
importants –Critias, Charmide, des auditeurs de Socrate qui deviendront chez
Platon éponymes de dialogues- étaient au nombre des morts, le gros des troupes
de la « ville » sans nul doute démoralisé, des hoplites en grand
nombre vaincus par une troupe bigarrée, équipée d’armes de fortune… Dans
l’exaltation de la victoire, l’heure eût pu être à la revanche, pour les
démocrates à qui, avant le combat, Tharasybule avait rappelé la
« guerre » des Trente contre eux et les exactions dont ils étaient
victimes. Et voilà qu’un Athénien, marqué du sceau mystique d’Éleusis, marchait
en avant des lignes des démocrates pour demander à une armée de concitoyens
adversaires : Vous qui partagez avec nous la cité, pourquoi nous tuez-vous ?
La question même –question de démocrate, à coup sûr, car un oligarque, lui, eût
d’avance connu la réponse, sachant que l’adversaire est l’ennemi- était
incongrue (ou, au contraire, trop anachroniquement connue), tout comme cette
amnistie qu’elle annonçait et par laquelle les vainqueurs se lieraient à leurs
anciens adversaires, s’engageant, sous la foi du serment le plus solennel, à
« ne pas rappeler les malheurs » du passé.
Il
importait donc de comprendre pourquoi, un jour de l’an 403 avant notre ère,
Kléokritos l’irénique fut le porte-parole de l’armée victorieuse des démocrates
du Pirée ». » (p.7)
« La stasis […] représente la prise de parti, la faction, la sédition et,
disons-nous en notre langue toute romaine, la guerre civile. »
(p.8)
« Sans doute
ne travaille-t-on pas impunément sur le conflit et, à l’oubli fondateur du
politique, il est vain d’espérer toucher sans que quelque refoulé fasse retour… »
(p.8)
« Au
départ un projet : comprendre ce qui, en 403, menait les Athéniens
lorsqu’ils prêtèrent serment de « ne pas rappeler les maux du passé »
-un événement politique, donc. […]
Comprendre
un moment clef de l’histoire politique d’Athènes : après la défaite finale
dans la guerre du Péloponnèse, après le coup d’Etat oligarchique des Trente
« tyrans » et ses exactions, le retour victorieux des résistants
démocrates, retrouvant leurs concitoyens, adversaires d’hier, pour jurer avec
eux d’oublier le passé dans le consensus. » (p.11)
« Comment,
de l’homogène, faire vraisemblablement surgir la violence, sauf à invoquer la
régression de l’homme « ensauvagé » en deçà des bornes de l’humain ou
à susciter la figure du tyran, homme-loup, bête ou dieu, qui s’exclut de la
cité à force d’y peser trop fort ? » (p.16)
« Stasis, ou la division devenue déchirure. » (p.20)
« Avec la
stasis fait irruption le désordre et,
soudain, chez Thucydide narrant les événements de 427 à Corcyre, dans la faille
ainsi ouverte se glissent ces oubliés du récit que sont femmes et esclaves, les
uns et les autres combattant aux côtés du parti populaire. Voici donc que la
bataille fait rage au sein de la polis,
une bataille sans exploits, sans trophée, mais non sans victoire, une bataille
qui imite et dévoie celles qu’il est licite de mener contre l’ennemi de
l’extérieur. Voici qu’en un déplacement monstrueux du sacrifice l’égorgement
(sphage) prend des citoyens pour
victimes ; voici que les femmes, normalement assignées à demeure à
l’intérieur de la maison, montent sur les toits, que les esclaves servent de
compagnons de combat.
La
stasis, décidément, met à mal les modèles et leurs
certitudes rassurantes. » (p.20-21)
« Lorsque,
comme elle le fait régulièrement, elle condamne la stasis, la pensée grecque de la cité doit coûte
que coûte en effacer l’origine politique –par exemple en l’assimilant
à une maladie, nosos,
sinistrement tombée du haut du ciel- pour préserver ce politique consensuel qui
serait le politique même. »
(p.21)
« Arès,
dieu du meurtre, le Meurtre même. » (p.30)
« Stasis
[…] insurrection violente, bouleversement
radical, meurtres en série, catastrophe politique. » (p.60)
« L’histoire nationale […] se raconte en
occultant le plus possible le fait de la stasis. » (p.61) [R1]
« A
Athènes, Aphrodite est institutionnellement Pandemos, en ce qu’elle préside à
l’Amour civique qui rassemble le peuple en un tout. » (p.67)
« En 462,
Éphialte, chef du parti démocratique, doté d’une réputation d’incorruptibilité
qui aurait fait de lui, pour autant qu’on le sache, « un Robespierre avant
la lettre », s’attaque au tribunal aristocratique de l’Aéropage auquel il
retire tout droit de regard sur la vie politique de la cité. Peu de temps
après, il est tué…et disparaît presque totalement de la mémoire des Athéniens.
(Pour
être plus précis, mieux vaudrait dire : de celle du
démos athénien puisque les oligarques,
eux, semblent n’avoir en rien oublié son action, si l’on en juge par
l’information donnée par Aristote sur les débuts du gouvernement des Trente,
dont l’un des premiers actes, en 404, aurait été, pour la plus grande
satisfaction des honnêtes gens, de faire « enlever » de l’Aréopage
les lois d’Éphialte concernant les Aréopagites).
Effacement
d’autant plus remarquable que de l’action d’Éphialte, on peut dater –pour ma
part, je n’hésite pas à le faire –l’an un de la démocratie athénienne telle que
nous aimons à la constituer en modèle. » (p.68)
« En
oubliant le meurtre, la démocratie, si soucieuse de se confondre pour la cité
avec une nature, si désireuse de trouver son fondement dans l’autochtonie des
origines, pense échapper à ces moments de tension qui font l’histoire des cités. »
(p.71)
« Tout en
la condamnant comme un Grec se le doit, Platon ne cesse de revenir sur la
stasis. » (p.81)
« On est
plutôt enclin à penser une Éris moins antithétique qu’ambivalente –une Éris
authentiquement double, qui serait à la fois noire (lugubre, terrible) et
essentielle à la vie en cité. » (p.89)
« Depuis
les Grecs, la cause serait donc entendue : ajointement exacte de chaque
citoyen à tous les autres, la communauté politique est un lien qui fait l’unité
de la cité. […] Et il faut, jour après jour, lier, nouer, tisser, ajuster la
paix civile, car la déchirure toujours menace : le moindre relâchement du
nœud, le moindre jour dans le tissu, et voici que s’ouvre la faille qui divise
la cité. Fin de l’Un, éclatement, retour au multiple : la catastrophe. »
(p.90)
« Dès
l’ouverture de l’Iliade, c’est bel et
bien la conflictualité de l’agôn
qui y est installée, avec ses combats de
mots, force contre force, lorsque deux orateurs se dressent l’un contre
l’autre. » (p.97)
« Sur
l’agora, se déroule un procès […] un agôn : à la fois concours et combat, une
« lutte judiciaire ». […] Déjà donc, voici que le conflit,
tout juste domestiqué en agôn, est au milieu de la cité. »
(p.97-98)
« Solon,
l’homme du « milieu », le réconciliateur qui met fin à la stasis des
riches et des pauvres. Un héros pour Aristote. » (p.99)
« Arès
incarne plus d’une fois la loi sanglante de la stasis. » (p.104)
« Boisson
des mystères d’Éleusis, le kukeon tire
son nom du verbe kukao, « agiter »
-pour plus de précision, il s’agit d’un mélange-, et c’est d’étymologie
qu’Héraclite s’occuperait ici, réfléchissant sur l’étrange loi qui veut que,
pour éviter la division (diistatai,
d’où est dérivé le nom diastasis) du mélange, il faille l’agiter. […]
Invité
par ses concitoyens d’Éphèse à donner son avis au sujet de la concorde civique
(homonoia, cela même que la tradition
politique grecque oppose terme à terme à stasis), Héraclite n’aurait dit mot,
bien que l’épisode prenne place lors d’une assemblée. Mais, prenant une coupe,
il y aurait mêlé de l’eau de la farine d’orge, additionnée de menthe pour y
faire de l’émulation un mélange –c’est la recette même du kukeon- ; et, après avoir agité le tout, il
l’aurait bu et se serait retiré, toujours silencieusement. […]
Même
le
kukeon, si on ne l’agite pas, se
décompose : la farine d’orge et l’eau se séparent, c’est la diastasis. Il
faut donc secouer le breuvage pour en faire un mélange. Avant de conclure
précipitamment que là est l’homonoia,
on observera que, pour Héraclite, le salut de la cité implique le mouvement.
[…]
Comme
le breuvage, la cité est mélange, à condition que l’on mêle entre eux les
citoyens de toute sorte. Mais seule la mise en mouvement assure la réussite de
l’opération : la concorde n’a rien de statique. » (p.106-107)
« En
d’autres termes : s’il n’y a pas agitation, il y a division. Ou encore : sans conflit, c’est la
division. Nous voilà parvenus à une belle contradiction dans les termes, ce
qui, en matière d’héraclitisme, n’est pas nécessairement un mauvais signe. […] Ce qui paradoxalement unit (ou, plus
exactement, mélange), ce pourrait bien être une certaine conflictualité. »
(p.108)
« C’est
précisément de la conflictualité stabilisée que naîtrait, pour ceux qui brûlent
de s’entretuer, le sentiment paradoxal de quelque chose en commun. »
(p.112)
« Harmonia
l’Assembleuse est fille d’Aphrodite, comme les poètes aiment à le rappeler, et
d’Arès, ce qu’ils s’accordent généralement à passer sous silence. »
(p.117)
« Il y a
aussi un Arès de la vie en cité dont, sans peut-être même sans aviser, les
citoyens doivent bien s’accommoder : il préside, sur l’Aéropage, à la paix
armée du procès, il est garant des serments et redoutable aux parjures, en un
mot il veille sur la cité comme totalité bien jointe. Arès le tueur, gardien du
lien social ? » (p.118)
« Il y
aurait surtout beaucoup à dire de l’anti-héraclitéisme de Platon et de son
refus de définir harmonia comme un ajointement en tension parce que,
avance-t-il, l’harmonie suppose une mise d’accord préalable, et donc le
dépassement des opposés en tant que tels. » (p.119)
« Sur la
Thèbes de Laïos, d’Œdipe et d’Antigone, la nuit de toutes les haines s’achève.
La guerre est finie, et avec elle la stasis des frères ennemis dont elle
n’était qu’une conséquence. Alors le chœur fait son entrée, pour chanter le
soleil enfin apparu, et la défaite de l’ennemi argien. Après avoir célébré
Nikè, la Victoire qui, joyeuse, est venue sauver la cité, ce chant de parados
annonce :
Des combats
du présent [polémon tôn nûn], il faut instaurer
l’oubli [lesmosunan]. [Sophocle, Antigone, 150-151] » (p.197-198)
« Tant
qu’elles n’ont pas été conjures par des procédures efficaces, la division et la
haine se vivent sans fin au présent, un présent immobilisé et hypertrophié,
absorbant en lui toute temporalité. C’est de ce présent du conflit que vit la
tragédie. […]
Inversement,
la politique positive se doit de briser ce charme redoutable et, dans les
cités, pour qu’il y ait un après, il faut de la
stasis faire du passé. » (p.199)
« Que
l’animosité des frères préexiste à la guerre civile ou en soit un effet, c’est
par le frère que, dans telle phrase de Lysias, s’ouvre l’énumération des
proches que l’on tue en temps de stasis. […]
Il
importe que, dans le développement des Lois [de Platon], seul l’exemple des frères soit
associé à la guerre civile. » (p.205)
« Si en
Grèce les citoyens sont des frères, ils le sont aussi bien dans la stasis que
dans la cité en paix, et la figure du frère dressé contre le frère, ennemi
intime mué en adversaire politique, constitue le modèle le plus élaboré de la
haine politique. » (p.219)
« Le
procès est en soi une lutte (agôn) […]
Lutte ouverte […] entre deux adversaires rigoureusement mis à égalité. »
(p.241)
« La
colère est […] constitutive de la stasis. » (p.251)
-Nicole Loraux, La
cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Éditions Payot &
Rivages, coll « Critique de la Politique », 1997, 291 pages.
Remarque n°1 : La nécessité de l’oubli pour la
construction d’un « roman national », et même pour l’existence
durable d’une collectivité quelconque, est explicitement admise par Ernest Renan
dans sa célèbre conférence de 1882, Qu’est-ce
qu’une Nation ? :
« L’oubli,
et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création
d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent
pour la nationalité un danger. L’investigation historique, en effet, remet en
lumière les faits de violence qui se sont passés à l’origine de toutes les
formations politiques, même de celles dont les conséquences ont été le plus
bienfaisantes. […] L’essence d’une
nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi
que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s’il
est Burgonde, Alain, Taïfale, Visigoth ; tout citoyen français doit avoir
oublié la Saint-Barthélemy, les massacres du Midi au XIIIe siècle. »
Et, aurait pu ajouter Renan, si la chose n’était pas
évidente pour son public, doit avoir oublié les luttes de classes, les journées
de juin 1848, la Commune de Paris…
C’est bien intéressant tout cela, mais je remarque que vous ne prenez même plus la peine de présenter les textes que vous citez. C’est bien dommage, car c’est plaisant de lire quelqu’un, c’est là que l’on peut trouver un point de vue vraiment original, neuf, personnel. Sinon, un sujet assez pointu, mais qui rejoint tout à fait vos conceptions sur la nécessaire dimension "agonistique" de toute institution politique.
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