S’il fallait comparer L’Etat d’Anthony de Jasay à un autre
ouvrage de philosophie politique, ce serait au Contr’un (ou Discours de la servitude volontaire) de La Boétie.
Dans un cas comme de l’autre, il s’agit à la fois d’analyser les formes et mécanismes
du pouvoir politique (ce que font aussi Machiavel ou Arendt), mais -différence
fondamentale entre philosophie et science politique-, il y a ici un parti pris
normatif : celui de résister au pouvoir. On peut donc dire que De Jasay,
en penseur libéral avisé, nous invite à connaître notre ennemi.
De Jasay considère
l’Etat d’un regard sobre (mais non dénué d’ironie), à l’abri des lunettes
déformantes du droit et de la liqueur doucereuse de l’utopisme
philosophiquo-politique. Et que voit-il ? La même chose qui motivait la
critique du marxisme chez Henri de Man (Au-delà
du marxisme, 1927) : l’Etat, ce sont d’abord des individus concrets
(politiciens, fonctionnaires, etc.), des cliques, dont on peut par combinaison
dégager un intérêt et une volonté unique. L’Etat, ça n’est donc pas « nous »
(comme on le soutient effrontément au public à chaque baisse du taux d’intérêt
de la dette), mais une partie de la
société, dont il est ensuite loisible d’étudier les relations complexes et
évolutives qu’elle entretient avec le reste (ce que la tradition britannico-hégélienne
a pris l’habitude d’appeler la « société civile »).
Les remarques et
développements théoriques tendent cependant à se perdre, dilués dans un déluge
d’anecdotes historiques (souvent amusantes, mais parfois difficiles à saisir de
par leur érudition). D’une manière générale, l’œuvre de M. de Jasay manque
selon moi quelque peu de structure : sans être chaotique, elle change
parfois brusquement d’objet, et verse à certains endroits dans l’assertion plus
que dans la démonstration (avec un usage, compréhensible mais insatisfaisant,
de formulations du type « il semble peu probable que », « il est
difficile d’admettre que »). Par le style comme par le contenu, elle n’est
pas un ouvrage d’introduction au
libéralisme (ni même à l’histoire de l’Etat ou aux sciences politiques). Compte
tenu de son ampleur et de sa tendance à discuter de thèses théoriques complexes
(en économie politique, ou en sociologie, y compris marxiste, avec –il faut le
souligner- une authentique connaissance du sujet), on ne pourra pas recommander
cette lecture au premier venu (ni même au deuxième). C’est pourquoi de Jasay me
semble étonnamment optimiste en souhaitant que la lecture de son De L’Etat dépasse de beaucoup les
cercles universitaires et estudiantins.
« Que feriez-vous
si l'Etat, c'était vous ?
Il est curieux que la
philosophie politique, au moins depuis Machiavel, ait pratiquement cessé de se
poser cette question. Elle a beaucoup glosé sur ce que l'individu, une classe sociale,
ou la société tout entière peuvent obtenir de l'Etat, sur la légitimité des
ordres qu'il impose et sur les droits que pourrait lui opposer l'un de ses
sujets. Elle discute donc de l'obéissance due à l'Etat par les usagers
confiants des « services publics », de leur rôle dans son fonctionnement et des
réparations que peuvent réclamer les victimes de ses écarts éventuels. Ces
questions sont d'un intérêt crucial: au moment où l'Etat ne cesse de se
développer aux dépens de la société civile, leur importance ne fait que
croître. Suffit-il cependant de les envisager du seul point de vue du sujet
de l'Etat, de ses besoins, de ses désirs, de ses droits et devoirs ? Notre
compréhension ne s'enrichirait-elle pas davantage, si nous abordions au
contraire le problème en nous plaçant du point de vue de l'Etat ?
C'est cela que j'ai
essayé de faire dans ce livre. Au risque de confondre les institutions et les
hommes et malgré la difficulté de passer du Prince à son gouvernement, j'ai
choisi de traiter l'Etat comme s'il s'agissait d'une véritable entité, comme
s'« il » était doté d'une volonté, capable de prendre des décisions raisonnées
sur les moyens de parvenir aux fins qu' « il » se serait fixées. C'est
pourquoi, dans cet ouvrage, j'ai voulu expliquer le comportement de 1'« Etat »
à notre égard, en partant du point de vue de ce qu'on pourrait s'attendre
à le voir faire dans des situations historiques successives, s'« il »
poursuivait rationnellement les fins qu'il est plausible de « lui » attribuer.
Dans
sa jeunesse, Marx considérait que l'Etat était « opposé » à la société et la «
dominait ». Il voyait une « contradiction absolue et séculaire entre la puissance politique et la
société civile » et affirmait que « lorsque
l'Etat [ ...] s'élève par la violence au -dessus de la société civile ... [il]
peut et doit procéder à la destruction de la religion, mais uniquement de la
même manière qu'il procède aussi à l'abolition de la propriété privée (en imposant
des bornes à la richesse, en confisquant les biens, en instituant l'impôt
progressif) et à l'abolition de la vie (par la guillotine) ». Dans d'autres
passages isolés (notamment dans La Sainte Famille et Le 18 Brumaire
de Louis Bonaparte), il continuait à représenter l'Etat comme une entité
autonome et libre de ses choix, sans toutefois avancer la théorie qui aurait
expliqué pourquoi il fallait nécessairement en attendre cette « domination », cette
« confiscation» et cette « contradiction », ni pourquoi l'Etat entité autonome
se trouve être l'adversaire de la société.
A mesure que Marx
élaborait son système, il se rangea aux courants dominants de la science
politique, d'après lesquels l'Etat n'est pour l'essentiel qu'un instrument. De
sorte que pour le Marx de la maturité, et de façon plus explicite encore pour
Engels et Lénine et pour l'orthodoxie du socialo-communisme dont ils sont
encore les inspirateurs, l'Etat devint un simple instrument voué à servir les
intérêts - et assurer la suprématie - de la classe dirigeante. » (p.1-2)
« Pour Hobbes,
l'Etat est celui qui impose la paix; pour Locke, il est le garant du droit
naturel de liberté et de propriété; pour Rousseau, il réalise la volonté
générale et pour Bentham et Mill, il permet d'améliorer l'organisation sociale.
Pour les démocrates-sociaux d'aujourd'hui, il compense l'incapacité qu'ont les
intérêts particuliers à coopérer spontanément. Il les force à produire, dans
des proportions collectivement fixées, des « biens publics » tels que l'ordre
public, la défense nationale, l'entretien des rues, l'environnement, l'enseignement
pour tous. En élargissant à l'extrême la notion de « bien public », la contrainte
étatique est aussi censée permettre à la société de parvenir à une forme de
justice distributive, voire à l'égalité pure et simple.
Il existe bien sûr des variantes
moins utopiques de la théorie de l'Etat-instrument. Pour les théoriciens de l'école des « choix non marchands » ou école des « choix publics », l'interaction des
décisions personnelles dans le cadre de cet « Etat-instrument » risque fort
d'aboutir à une surproduction de biens publics et, dans d'autres domaines, de
ne pas atteindre les objectifs affichés au départ. Ils nous montrent à quel
point la pesanteur de cet Etat-instrument risque de nuire à la société qui essaie
de s'en servir. Pour autant, l'Etat n'y est pas moins un instrument, même si
c'est un instrument défectueux. » (p.3)
« L'effet d'accoutumance à l'action de l'Etat,
le fait que les goûts et les valeurs des individus dépendent étroitement du
contexte politique dont on prétend qu'ils soient les inspirateurs, sera un
Leitmotiv de mon argumentation. »
(p.6)
« Le présent
ouvrage est divisé en cinq chapitres, qui décrivent la progression logique
(donc sans référence nécessaire aux accidents de l'évolution historique réelle)
de l'Etat, d'un extrême à l'autre, du cas limite où ses objectifs n'entrent pas en concurrence avec ceux de ses sujets,
jusqu'à celui où il en est arrivé à
disposer de la plupart de leurs libertés et propriétés. » (p.7)
« Aux
origines de l'Etat se trouvent, d'un point de vue historique, la violence. »
(p.9)
« Il ne fait à mes
yeux aucun doute que toute idéologie dominante prescrit de faire ce qui
coïncide avec les intérêts, non pas de la classe dirigeante comme le soutient
la théorie marxiste, mais de l'Etat lui-même. Autrement dit, l'idéologie
dominante est, d'une façon générale, celle qui souffle à l'Etat ce qu'il lui
plaît d'entendre, et surtout, ce qu'il veut laisser croire à ses sujets. La «
superstructure » idéologique n'est pas construite par-dessus les intérêts
matériels, comme on le dit ordinairement: c'est un soutien réciproque. Même en
l'absence de toute classe dirigeante dans une société, la croissance de l'Etat
et de l'idéologie dominante, ainsi que leur évolution, iront de pair. »
(p.10)
« L'Etat commence
généralement par la défaite de quelqu'un.
« La conquête est à
l'origine de l'Etat » et « le contrat social est à l'origine de l'Etat », ne
sont pas deux explications incompatibles. Dans un cas, on se place du point de
vue de l'histoire réelle; dans l'autre, on envisage la seule déduction logique.
Les deux points de vue peuvent être simultanément valides. La recherche historique
peut établir que (pour autant que l'on sache ce qui s'est passé) la plupart des Etats naissent parce qu'un
peuple en a défait un autre, plus rarement parce qu'un chef de bande et ses
séides l'ont emporté sur leur propre peuple, et presque toujours à la suite
d'une migration. En même temps, certains axiomes largement acceptés
permettront d’établir dans un sens différent que des êtres rationnels à la recherche
de leur bien propre trouvent leur avantage à se soumettre à un monarque, à un
Etat. Puisque ces deux types d'explications se placent à des niveaux totalement
différents, il ne sert à rien d'essayer de déduire l'un de l'autre ou de donner
le pas à l'un par rapport à l'autre. Et il n'est pas non plus raisonnable, sous
prétexte que ces Etats sont nés et ont prospéré, d'en déduire que s'y soumettre
a paru rationnel à des individus à la recherche de leur bien propre, sinon ils
ne se seraient pas laissé faire sans combat préalable. » (p.23-24)
« Les citoyens qui
vivent sous la coupe d'un Etat n'ont en principe jamais connu l'état de nature
(et vice versa), et n'ont aucune possibilité de troquer l'un pour l'autre. Affirmer
le contraire relève de l'anachronisme historique ou de l'absurdité anthropologique.
Dans ces conditions, sur quels fondements pourra-t-on formuler des hypothèses sur
les mérites relatifs de l'institution étatique et de l'état de nature ?
Il apparaît que chez
certains Indiens d'Amérique du Sud (mais le cas pourrait tout aussi bien se
produire ailleurs) on s'est rendu compte qu'un accroissement de l'unité
démographique augmenterait les probabilités de création d'un Etat, parce que
cela impliquerait des guerres à une échelle plus vaste qui conduiraient à changer
leur forme. Un chef de guerre soutenu par un groupe de guerriers quasi
professionnels peut forcer le reste de la population à lui obéir durablement.
Dans un livre qui devrait figurer en bonne place dans toute bibliographie sur
le contrat social, Pierre Clastres raconte comment les Tupi-Guaranis
réussissaient autrefois à enrayer ce processus par des exodes massifs vers des
contrées lointaines et redoutables sous la conduite d'un prophète, dans l'espoir
d'échapper à une menace encore plus redoutable: l'assujettissement à l'Etat, qu'ils
identifiaient avec le mal. Les Indiens étudiés par Pierre Clastres vivent
évidemment dans un « état de nature » défini non par le niveau technique de sa
civilisation, mais par la nature du pouvoir politique. Leurs chefs peuvent
persuader, mais ne peuvent pas ordonner. Pour arriver à leurs fins, ils doivent
s'en remettre à leur art oratoire, à la largesse de leur hospitalité et à leur prestige.
Et ce prestige vient en partie de ce qu'ils se risquent rarement à intervenir
dans une affaire où la simple exhortation serait sans effet. Ces Indiens n'ont aucun
appareil officiel pour imposer aux autres une soumission quelconque, et il ne
leur viendrait pas à l'esprit de choisir par contrat de se soumettre au chef, aussi
souvent qu'ils puissent tomber d'accord avec lui dans les décisions au cas par
cas.
Pour Clastres, la véritable
société d'abondance, c'est chez eux qu'il faut la rechercher ; ils peuvent
facilement produire des excédents mais choisissent de ne pas le faire, deux
heures de travail par jour étant, d'après eux, amplement suffisantes pour
pourvoir à leurs besoins. Bien que la production soit très restreinte, la propriété
privée n'en existe pas moins: sans elle, ils ne pourraient recevoir des hôtes
chez eux ni inviter les autres à des festins. La division du travail, donc le capitalisme,
ne se heurte à aucun obstacle majeur, mais personne n'attache de valeur aux
biens qui en seraient issus le cas échéant. Le travail est objet de mépris. La chasse,
le combat, les histoires qu'on se raconte et les fêtes sont bien plus appréciés
que les fruits d'un éventuel labeur. Et la question est évidente : est-ce en
raison d'un choix délibéré que les Indiens détestent la relation hiérarchique
d'obéissance inhérente à la notion d'Etat, et préfèrent rester à l'état de
nature? Ou bien est-ce le fait de vivre dans l'état de nature qui les
prédispose à aimer par-dessus tous les avantages, matériels et immatériels, que
leur milieu leur procure ordinairement ?
Marx froncerait sûrement
les sourcils devant cette manière de poser la question qui ferait, à ses yeux,
la part trop belle aux goûts et aux choix personnels. Pour lui, l'agriculture
de subsistance, la cueillette et la chasse étaient probablement des phénomènes
de l'existence, c'est-à-dire de l' « infrastructure» tandis que les
institutions étatiques étaient des phénomènes de la conscience, de la «
superstructure ». Ce seraient donc les secondes qui auraient été déterminées
par les premières. Or, Clastres affirme l'inverse. D'un point de vue logique, (à
la différence du point de vue historique) les deux manières de voir sont justes,
de même que c'est aussi bien la poule qui est issue de l'œuf que l'œuf qui sort
de la poule. Mon propos est ici que les préférences émises en matière d'institutions
politiques découlent très largement de ces institutions mêmes. Les institutions
politiques agissent ainsi à la manière d'une drogue qui provoque, soit une dépendance,
soit des réactions de rejet, soit les deux à la fois, les effets produits n'étant
pas les mêmes chez tout le monde. Si tel est le cas, les théories qui
prétendent que « le peuple » en général (Hobbes, Locke, Rousseau), ou « la
classe dirigeante » (Marx, Engels) instituent le régime politique qui lui
convient, doivent être accueillies avec la plus grande circonspection. Inversement,
le point de vue de Max Weber, selon lequel la plupart des situations
historiques sont largement non voulues, mérite un préjugé favorable ; c'est
ainsi que l'on peut cerner avec le moins d'inexactitude une grande partie des
relations qui existent entre l'Etat et ses sujets. » (p.27-29)
« L'origine de la
propriété capitaliste est le Droit du premier utilisateur. C'est la
reconnaissance de ce principe qui permet de passer de la simple possession à la
propriété légitime, à un titre de propriété reconnu, indépendamment des particularités
de la chose possédée, de l'identité du propriétaire et de l'usage qu'il peut
faire de son bien. Tout Etat qui reconnaît le droit de propriété sur ce
fondement (il peut bien entendu y en avoir d'autres) remplit l’une des
conditions nécessaires pour être un « Etat capitaliste » au sens où je
l'entends ici. » (p.29)
« Un droit de
propriété qui ne dépend ni de la naissance ni d'une distinction quelconque, ni
d'un service exécuté ou d'une épreuve réussie, ni de tel ou tel comportement en
société mais se contente d'exister par
lui-même, n'en est évidemment pas moins un phénomène idéologique. Le
reconnaître est la marque distinctive de l'idéologie d'un Etat capitaliste, tout
comme obéit à une idéologie qu'on peut indifféremment appeler démocratique,
progressiste, socialiste ou n'importe quelle combinaison de ces termes, la
propriété qui doit pour exister être réputée conforme à un quelconque principe d'utilité ou de justice sociale, d'égalité ou d'efficacité, et sera
donc confisquée ou du moins altérée par
la force si l'on juge qu'elle ne s'y est pas conformée. » (p.32-33)
« Il faut un Etat capitaliste pour accepter
et défendre une conception non prescriptive et fondamentalement objectiviste de
la propriété, et il faut cette forme stricte de propriété, indépendante de
toute contingence extérieure, pour faire de l'Etat un Etat capitaliste. »
(p.33)
« La liberté de
contracter, condition sine qua non d'un
Etat capitaliste, s'entend de la possibilité pour l'inventeur non seulement de
conserver ce qu'il a trouvé, mais encore de transmettre tous ses droits à un tiers
aux conditions de son choix, lequel tiers peut par extension en faire autant avec
un autre. L'Etat capitaliste doit donc faire en sorte que la liberté des
contrats l'emporte sur des notions telles que le statut personnel, la bienséance ou même la notion de « juste »
contrat (juste salaire ou juste prix). » (p.34)
« Si deux adultes
consentants concluent un contrat, sans qu'il y existe des preuves objectivement
constatables d'une contrainte viciant l'accord des volontés (le fait par exemple
que le contrat semble préjudiciable à
l'une des parties ne suffit pas à établir l'existence d'un vice de consentement),
nous admettrons qu'à première vue les co-contractants préfèrent ledit contrat,
avec ses conditions, à une absence de contrat (il suffit en fait que l'un d'eux
désire arriver à un accord et que l'autre, à défaut de le vouloir, n'y soit pas
hostile). On peut aussi tenir pour vrai (bien que cela soit un peu moins sûr)
que, parmi tous les contrats que les deux parties pouvaient signer étant donné
leur situation respective, il n'en existe aucun autre qui aurait pu être jugé
plus avantageux par l'un des co-contractants, l'autre étant au pire indifférent.
En outre, s'il est impossible de démontrer que le contrat viole les droits d'un tiers (même s'il a des
chances de porter atteinte à ses intérêts)
alors personne, ni le tiers lui-même ni l'un de ses soi-disant défenseurs, n'a
le droit d'entraver l'exécution du contrat tel que conclu entre les parties.
L'annulation du contrat ou la modification ex
post des conditions par la force tout en contraignant les parties à rester
liées par le contrat ainsi modifié, sont des « entraves » typiquement réservées
à l'Etat. » (p.36)
« Ce qui […] constitue
une violation caractérisée de la liberté de contracter est le fait d'interdire
un contrat ou de modifier ses conditions par la force si les raisons invoquées
ne sont pas les droits des tiers (par exemple pour fausser les termes de
l'échange au bénéfice d'une des parties). Accepter ces raisons reviendrait à prétendre
qu'un co-contractant serait capable de violer
délibérément ses propres droits, et que l'Etat devrait l'en empêcher, sa
fonction étant précisément de faire respecter les droits légitimes des
personnes. Cette notion entraîne une foule d'autres arguments permettant de prétendre
que tel ou tel aurait besoin d'être « protégé contre lui-même », comme
dans le dilemme célèbre (qui pose d'ailleurs d'autres problèmes) auquel conduit
la liberté pour tout individu de choisir de se faire esclave. » (p.37)
« S'il existe un
Etat décidé à respecter les principes évoqués plus haut (ce qui n'implique pas
d'affirmer qu'il puisse réellement exister), ce doit en être un qui cherche ses
satisfactions ailleurs que dans
l'exercice du pouvoir. » (p.41)
« Quel(s) est
(sont) le(s) but(s) recherché(s) par l'Etat, et quelle maximisation peut-il
invoquer pour fonder en raison sa conduite? On peut apporter plusieurs
réponses, avec des degrés fort divers de sincérité et de sérieux : la somme
totale des satisfactions de ses citoyens, le bien-être d'une classe
particulière, le produit intérieur brut, la puissance et la gloire de la nation,
le budget de l'Etat, les impôts, l'ordre et la symétrie, la stabilité de son
propre pouvoir [...]. Les maximandes
les plus probables, si on les examine attentivement, exigent de l'Etat qu'il
dispose de moyens particuliers s'il veut pouvoir les satisfaire. Qui plus est,
pour orienter le cours des choses, maîtriser la situation et agir sur les maximandes, son intérêt est d'avoir plus
de pouvoir et non moins (pour augmenter ses bénéfices, par exemple, pour
élargir son territoire plutôt que de se borner à accroître son influence sur un
secteur donné). Même si certains de ces maximandes
n'exigent pas un pouvoir immense pour être réalisés (des projets immatériels
par exemple, comme l'observation paisible de papillons rares), cela aurait-il
un sens pour l'Etat qui les recherche, de se lier les mains volontairement en
renonçant par avance à l'ensemble des mécanismes lui permettant d'exercer son
pouvoir, et à la riche diversité des leviers que sa politique peut manipuler?
Ne pourraient-ils pas être bien utiles un jour ou l'autre? Or, ma définition de l'Etat capitaliste exige
de lui qu'il opte pour une sorte de désarmement unilatéral et s'impose une
règle d'abstention vis-à-vis de la propriété de ses sujets ainsi que de leur
liberté de conclure des contrats entre eux. Un Etat dont les objectifs, pour
être atteints, nécessiteraient un fort pouvoir de gouverner, ne se résignerait
qu'à contrecœur à pareille abnégation. C'est en ce sens que l'on peut dire que
les objectifs de l'Etat capitaliste, quels qu'ils soient - et il n'est même pas
indispensable de chercher en quoi ils consistent -se trouvent ailleurs que dans l'exercice du pouvoir. »
(p.42-43)
« A quoi être un Etat peut-il donc servir à
l'Etat ? S'il ne tire satisfaction que des maximandes
« métagouvernementaux », la chasse aux papillons ou la tranquillité personnelle
pure et simple, pourquoi ne pas s'arrêter et abdiquer ? La seule réponse plausible qui vienne à l'esprit est la
suivante : l'objectif de l'Etat est de maintenir les autres à l'écart, de les empêcher eux de s'emparer des leviers de l'Etat et de tout gâcher, avec les
papillons, la tranquillité, et le reste. La raison d'être toute particulière de
l'Etat minimal réside justement dans le fait de laisser peu de prise aux
extrémistes pour l’accaparer et le révolutionner si par quelque perversité du
sort ou de l'électorat, ces mêmes
extrémistes devenaient l'Etat. » (p.43)
« L'Etat capitaliste
est aristocratique parce que distant, avec cependant une tonalité suffisamment
bourgeoise pour évoquer les gouvernements de la Monarchie de Juillet. De toute
manière, un tel Etat n'a que fort peu de chances d'être républicain. »
(p.45) [R1]
« Un Etat
véritablement capitaliste fera peu de lois et les fera simples, refusant
d'appliquer la plupart de celles qu'il pourrait avoir héritées d'un autre. Il
fera clairement savoir qu'il répugne à statuer sur des plaintes contre des
situations établies résultant de contrats librement négociés. » (p.46)
« Les Etats réels
dans lesquels les gens se retrouvent, la plupart du temps parce que leurs
lointains ancêtres ont été réduits à la soumission par quelque envahisseur, ou
parce qu'ils ont été obligés de se donner un roi pour échapper à la menace d'un
autre, ne sont pas d'abord « appropriés à ceci » ou « moins nuisibles à cela ».
Ils n'ont pas été faits pour répondre aux besoins fonctionnels de tel ou tel
système de croyances, de préférences, de modes de vie ou de « rapports de
production ». Affirmer que l'Etat est autonome et distinct dans ses finalités
n'exclut pas qu'avec le temps on ne puisse observer un ajustement réciproque
entre lui-même et ses sujets: l'Etat finit par se conformer aux coutumes et aux
préférences des gens tandis que ceux-ci apprennent à accepter, parfois avec
enthousiasme, les exigences de l'Etat.
Tout Etat réel, étant
donné son origine de fait, est d'abord un accident de l'histoire et c'est à
cela que la société doit s'adapter. Cela, cependant, ne saurait satisfaire ceux
que leur formation et leur goût personnel inclinent à penser que l'obligation
politique repose soit sur le devoir moral, soit sur l'intérêt bien compris. Au lieu
d'expliquer l'obéissance par la menace de la force ils s'intéressent davantage
aux théories qui font découler l'Etat de la volonté même de ses sujets, ne
serait-ce que parce qu'il est intellectuellement réconfortant de se trouver de
bonnes raisons de croire qu'on a réellement besoin de ce qu'on a.
Il existe, en particulier,
deux théories concurrentes qui ramènent toutes deux au même postulat, à savoir que
si l'Etat n'existait pas, il faudrait l'inventer. Toutes deux, ainsi que je l'expliquerai,
reposent sur une illusion. L'une soutient que c'est le peuple en général qui ne
peut se passer de l'Etat, seul à même de transformer la discorde générale en
concorde universelle. Non seulement le peuple en a besoin, mais il sait qu'il en
a besoin et, par le truchement du contrat social, il crée l'Etat puis s'y
soumet. L'autre théorie prétend que c'est la classe possédante qui a besoin de
l'Etat en tant qu'instrument indispensable à sa domination. A la source du
pouvoir politique de l'Etat, on trouve le pouvoir économique que sa propriété
confère à la classe possédante. Les deux pouvoirs, économique et politique, se
conjuguent pour opprimer le prolétariat. Le théoricien le plus pur, le moins
ambigu du contrat social est Hobbes, tandis qu'Engels est celui de la doctrine
de l'Etat comme instrument de l'oppression d'une classe.
Les deux théories ont
en commun une prémisse irréductible: les deux exigent que « le peuple » dans un
cas, et « la classe capitaliste » dans l'autre, renoncent à une faculté qui
leur appartient de fait, celle de recourir à la force. L'une et l'autre,
chacune à sa manière, en confèrent le monopole de détention (et donc
naturellement d'usage) au Léviathan,
qu'il soit un monarque ou l'Etat de classe. Dans le premier cas, le mobile est la
peur, dans l'autre la cupidité. Ce n'est pas un principe moral qui les guide,
mais le souci de leur intérêt.
Ni
l'une ni l'autre ne fournissent aucune raison de supposer que l'Etat, une fois
qu'il a obtenu le monopole de la force, ne s'en serve jamais dans l'avenir, à
l'occasion ou en permanence, à l'encontre de ceux qui le lui ont donné. Aucune
de ces théories n'est une théorie de l'Etat à proprement parler, puisque aucune
des deux n'explique véritablement pourquoi l'Etat devrait faire telle chose et
non telle autre. Pourquoi, à y bien regarder,
empêcherait-il les gens de se tuer ou de se voler entre eux plutôt que de
pratiquer soi-même, et pour son propre compte, le vol et l'assassinat ?
Pourquoi aiderait-il les capitalistes à opprimer les ouvriers, et non l'inverse,
ce qui serait probablement plus lucratif ? Quel est le maximande que l'Etat maximise ? Quel avantage en tire-t-il et
comment l'obtient-il ? On fait a priori des suppositions sur la conduite de
l'Etat (il va maintenir l'ordre, opprimer les ouvriers) au lieu de déduire
celle-ci de sa propre volonté
rationnelle.
L'Etat,
aussi bien dans l'hypothèse contractualiste que dans l'hypothèse marxiste,
possède toutes les armes. Ceux qui l'ont armé en se désarmant eux-mêmes sont à
sa merci. La souveraineté de l'Etat veut bel et bien dire que sa volonté est
sans appel, qu'il n'existe pas d'instance supérieure qui puisse le forcer
d'agir d'une manière ou d'une autre. » (p.47-49)
« Tous les
éléments dont les mathématiques et la psychologie ont démontré qu'ils favorisaient
les solutions coopératives lorsque le dilemme des prisonniers n'est plus isolé
mais se produit « à répétition », ces éléments sont bien plus présents dans le
commerce et beaucoup moins à la guerre. » (p.55)
« Tout au long de
l'histoire, les Etats ont connu aussi bien la paix que la guerre. Certains ont
disparu du fait de la guerre, et davantage en sont nés. La plupart, cependant,
ont survécu à plus d'une guerre et se débattent encore dans un océan de
difficultés sans pour autant trouver l'existence à ce point « terrible et brutale
» qu'ils soient alléchés par la perspective d'un Gouvernement mondial; même le
dilemme de prisonniers très particulier dans lequel deux superpuissances nucléaires
sont menacées de destruction et contraintes de financer constamment une
contre-menace ne les a pas jusqu'ici conduits à chercher un refuge et une protection
assurée dans un contrat soviéto-américain. » (p.59-60)
« Pour Hobbes, on choisit
le Léviathan pour créer de l'ordre à
partir du prétendu chaos. Or, le fait est qu'on n'était pas obligé de choisir
le Léviathan car, dans l'état de nature, un type de solution coopérative finit
par émerger, qui forme aussi une sorte d'ordre, mais différent de celui qui
prévaut dans les sociétés où il a été imposé par l'Etat. » (p.63)
« Marx, qui avait
pourtant admis, notamment en 1845 dans La
Sainte Famille, que l'Etat jacobin était devenu, pour lui-même, « une fin
en soi », servant exclusivement ses propres
intérêts et non ceux de la
bourgeoisie, Marx donc en vint à considérer que toute cette théorie n'était que
perversion, aberration et déviance par rapport à la norme. Désormais, le
dysfonctionnement de l'Etat jacobin venait de ce qu'il s'était aliéné la classe
bourgeoise qui l'avait fondé et s'en était détaché. Il ne venait nullement à l'idée de Marx qu'il est tout à fait dans
l'ordre des choses que l'Etat rompe avec la « classe qui l'a fondé », à
supposer même qu'il lui ait jamais été lié. » (p.73-74)
« Le capitalisme n'a
pas eu non plus besoin d'une révolution pour s'assurer une certaine position
dominante dans les cités-Etats d'Italie. » (p.74)
« Quand Engels dit
que Bismarck a trompé à la fois le capital et le travail en faveur des «
stupides Junkers » (lesquels, en dépit du tarif céréalier et de l'Osthilje, s'obstinèrent
à rester pauvres), il ne faisait que reconnaître l'autonomie de l'Etat (car
bien qu'il fût asservi aux intérêts des grandes propriétaires, ledit Etat
n'était pas pour autant noyauté par eux: ceux-ci ne constituaient plus en
effet, une classe sociale au sens strict, à la différence des capitalistes et
des ouvriers). Il ne suggère pourtant pas que les capitalistes aient subi un
préjudice quelconque du fait de cette tromperie, pas plus qu'ils n'ont été
lésés par la perfide alliance de Bismarck avec le pauvre Lassalle, ni par la
dérive « sociale » et « réformiste» vers l'Etat-providence. Tout du long,
n'est-ce pas, de solides intérêts bourgeois continuaient à être servis contre
l'aveu de la bourgeoisie elle-même.
En un mot, le prototype
marxiste de l'Etat laisse à celui-ci une très grande autonomie en dehors des «
périodes caractéristiques » (c'est-à-dire en fait tout le temps), tout en
l'obligeant comme il se doit à utiliser en permanence son autonomie dans
l'intérêt exclusif de la classe capitaliste. Personne, ni Marx lui-même ni ses successeurs jusqu'à présent n'ont
exploité plus avant son intuition de jeunesse d'un Etat dépourvu du soutien
de telle ou telle classe sociale et poursuivant ses propres objectifs,
ni ce qu'il avait entrevu sur la bureaucratie, le parasitisme, le bonapartisme,
etc. » (p.77)
« L'hypothèse marxiste selon laquelle l'Etat
agit forcément en fonction des intérêts de la classe dirigeante est aussi «
irréfutable » que le freudisme vulgaire, pour qui tous les actes de tout être
humain s'expliquent par ses pulsions sexuelles, qu'il y cède ou qu'il y
résiste: il n'a aucun moyen d'y échapper, quoi qu'il fasse ou ne fasse pas. »
(p.78-79)
« Le présupposé tacite
selon lequel le vote pour un programme politique ou pour telle ou telle équipe
que l'on préfère à une autre équivaut approximativement à l'expression de ses objectifs
par l'électeur, ce présupposé-là est entièrement gratuit. L'existence d'une
procédure sociale, comme les élections, qui vise à opérer un choix entre un
nombre très limité de possibilités, par exemple un gouvernement, ne saurait
être considérée comme une preuve qu'il existe, au sens opérationnel, un
quelconque « choix social » par lequel « la société » maximiserait 1'«
ensemble » de « ses » divers objectifs. Cela n'annule pas l'intérêt de
pouvoir exprimer sa préférence pour qu'un certain programme, un candidat ou une
équipe arrive au pouvoir au sein de l'Etat. Simplement, ce sont des choses
différentes. » (p.86-87)
« Pour qu'un sujet
soit satisfait de l'Etat capitaliste et en harmonie avec lui, il aurait intérêt
à partager une certaine idéologie dont les concepts de base sont : 1) la propriété,
est un fait objectif et non une aspiration subjective (d'où la norme du Droit du
premier utilisateur) ; 2) le « bien » des parties contractantes n'est pas un
motif valable pour s'ingérer dans les contrats conclus entre elles, et celui
d'un tiers ne peut l'être qu'à titre exceptionnel; 3) demander à l'Etat de faire plaisir à ses sujets augmente fortement la
probabilité qu'il exige d'eux des choses fort déplaisantes. » (p.88)
« Le premier concept
constitue la quintessence du capitalisme en ce qu'il refuse d'avoir à fournir
des justifications à la propriété. Certains disent que Locke a donné une
idéologie au capitalisme. Cela me paraît inexact. Locke enseigne en effet que
le bien appartient au premier occupant à condition qu'il en reste assez
« en quantité et en qualité » pour les autres, clause nécessitant que l'on
applique des principes d'occupation égalitaires et prenant en compte les «
besoins» aussitôt que l'on a quitté la Frontière du défrichement pour passer à
un monde de rareté. Il dit aussi que le droit du premier occupant tient à son
travail qu'il y a « ajouté », principe analogue à ceux qui font dépendre la
propriété du capital d'un mérite quelconque. « Il a travaillé dur pour ça », «
il a économisé sou par sou », « il en a bavé », « il donne du travail à des tas
de pauvres gens ». (Sous-entendu: s'il n'a rien fait de tous ces actes
méritoires, alors de quel Droit prétend-il conserver son capital ? Même le fait
que « son grand-père s'est échiné pour le lui gagner » devient une excuse trop
mince parce que, voyez-vous, ces mérites-là sont déjà doublement anciens.) Dans
la mesure où la montée du capitalisme ne s'est accompagnée d'aucune théorie
tendant à rendre le droit de propriété indépendant de ces notions de valeur
morale ou d'utilité sociale, et où il est encore moins parvenu à s'en donner
une, on peut vraiment dire que le capitalisme n'a encore jamais possédé d'idéologie
qui tienne la route. Cette lacune à son tour peut permettre d'expliquer pour
une part la faiblesse intellectuelle dont le capitalisme a toujours fait preuve
pour se défendre face à un Etat essentiellement prédateur et à sa logomachie,
et aussi pourquoi les plaidoyers qu'il a réussi à élaborer n'ont abouti qu'à de
pauvres arguties, des compromis boiteux voire des offres de capitulation plus
ou moins honorables. » (p.89) [R2]
« Dans toutes les organisations qui
subsistent, il n’y a qu'un petit nombre qui commande, et le reste obéit. Et le
petit nombre en question dispose des moyens de sanctionner la désobéissance.
Cette sanction peut consister dans la privation d'un bien, comme la perte partielle
ou totale des avantages que vaut l'appartenance à l'organisation; ce peut aussi
être un mal pur et simple comme un châtiment. Ainsi, en adaptant pour l'occasion
des termes comme commandement, obéissance ou punition, on peut appliquer cette
évidence à des institutions comme la famille, l'école, le bureau, l'armée, les
syndicats ou les églises, et ainsi de suite. » (p.95) [R3]
« Max Weber a
défini l'Etat comme l'organisation qui « prétend avec succès au monopole de
l'utilisation légitime de la force physique ». La faiblesse de cette célèbre
définition réside dans le caractère circulaire de son concept de légitimité. Si
l'emploi de la force physique par l'Etat est « légitime », ce n'est pas pour
une raison plus fondamentale ou logiquement antécédente que son succès dans
la quête du monopole de la force, succès qui en a justement fait un Etat stricto
sensu. Par définition, la violence est illégitime pour les autres (à moins,
bien entendu, d'avoir fait l'objet d'une délégation de l'Etat). Le doute
apparaît sur l'existence réelle d'un Etat dans une société où les maîtres
pourraient à volonté flageller leurs serviteurs ou celle où les syndicats
pourraient dissuader des camarades de franchir le piquet de grève en les
menaçant de représailles imprécises. Une
définition qui résisterait mieux à ces contre-exemples poserait que l'Etat est
l'organisation qui, dans une société, peut infliger des sanctions
sans risque d'être désavouée, alors qu'elle-même peut abroger les sanctions
appliquées par les autres. Il existe des sanctions qui, en raison de leur
caractère impropre ou de leur gravité, risquent d'inciter à faire appel ou de
nécessiter le recours à une organisation plus puissante. Seules les sanctions
de l'Etat, faute d'une instance plus puissante que lui, sont certaines de ne
pas faire l'objet d'un appel. Cet énoncé a le mérite de traduire la
souveraineté de l'Etat. S'il n'existe rien « au-dessus » de lui, alors ses
décisions sont sans appel. Néanmoins, dans certains cas et pour des raisons
de simplicité, il peut être commode de parler de l'Etat non comme d'un bloc
monolithique ayant une volonté unique mais comme d'un composé hétérogène fait
d' « instances » supérieures, inférieures et parallèles. Dans cette
perspective, alors que l'appel est impossible contre l'Etat auprès d'une
instance supérieure, il est possible au sein même de l'Etat,
auprès de la bonne Administration centrale contre le méchant tyranneau local,
auprès du bon Roi contre son mauvais ministre, auprès de la Justice impartiale
contre les persécutions de l'exécutif: c'est cette hantise de la souveraineté sans
recours aucun qui a poussé des esprits pourtant raisonnables à se lancer à
la quête de ce saint Graal de la geste politique que sont la séparation des
pouvoirs, la suprématie du législatif et l'indépendance du judiciaire. Une
approche moins optimiste de la morphologie de l'Etat voit un hic là-dedans:
c'est que, comme l'imperméable qui ne nous gardera au sec que s'il fait beau,
l'appel à une instance contre l'autre en général et l'indépendance du
judiciaire en particulier présupposent la présence même des
conditions qu'ils sont censés garantir; en somme, au sein de l'Etat l'appel
est possible s'il y a de bons ministres qui servent un bon Roi et si l'Etat est
grosso modo bien disposé. Le judiciaire est bel et bien une protection,
aussi longtemps que l'exécutif se laisse faire, car lui-même n'a pas le pouvoir
de faire respecter son indépendance. Comme le pape, il n'a pas de divisions et
pas plus que lui ne peut se conduire dans l'ordre temporel comme s'il en avait.
Finalement, il ne peut défier l'exécutif qui refuse que l'on s'oppose à lui, que
s'il a quelques chances d'entraîner le peuple à sa suite, chances qui
décroissent habituellement à mesure que s'amenuise l'indépendance des juges. »
(p.96-97)
« Pour se faire
obéir, un Etat ne peut choisir qu'une manière parmi trois: la plus simple
(historiquement la première) est la menace directe d'une punition, car il est
évident que l'Etat possède les moyens de la répression. La moins simple et la moins
claire à la fois consiste pour l'Etat à affirmer sa légitimité, qui signifiera
dans le présent ouvrage l'inclination des sujets à suivre ses ordres, même s'il
n'y a ni sanction ni récompense à la clef. » (p.99)
« De même que la
répression doit être pour nous un cas limite, l'un des nombreux types de
rapports possibles entre les citoyens et un Etat soucieux de s'assurer leur obéissance
(le cas où celui-ci contraint en permanence des citoyens récalcitrants à faire
sous la menace de la force ce qu'ils refuseraient de faire autrement), de même
la légitimité est l'autre cas limite, celui où l'Etat, sans disposer de moyens
physiques de coercition ni de récompenses à distribuer, parvient néanmoins à se
faire obéir du peuple. Ainsi lorsqu'au moment de la révolte paysanne de 1381,
le jeune Richard II lança aux rebelles:
« Messieurs, allez-vous tirer sur votre roi ? Je suis votre capitaine, suivez-moi
! », c'est par la seule vertu de sa légitimité qu'il retourna les hordes de miséreux
rameutées par Wat Tyler. Le roi, pressé par les circonstances du moment qui
seules importaient, n'utilisa pas plus la force armée qu'il n'essaya d'acheter ses
sujets ou de leur jeter en pâture un bouc émissaire. Ni l'un ni l'autre ne lui
furent nécessaires.
A l'évidence, rien ne
plaît davantage à un Etat rationnel que d'acquérir une légitimité de ce genre ;
la seule exception serait l'Etat pour lequel dominer par la force constituerait
une fin en soi, une source de satisfaction et non pas un moyen plus ou moins
coûteux de se faire obéir. Il est certes tentant de se représenter l'Etat comme
un Caligula stylisé, un Ivan le Terrible simplifié, une horreur de Comité de
salut public ou une caricature de Staline. En réalité, même lorsque la cruauté
semble gratuite et la terreur inutile, et si peu efficaces qu'un observateur
extérieur les attribuerait au caprice pervers d'un tyran, il se peut que les
crimes en question soient dans l'esprit de leurs auteurs la condition préalable
indispensable à une légitimité future. En étudiant comment les Aztèques au
Mexique, les Incas au Pérou et le Bouganda au XIXème siècle, confrontés à la masse
hétérogène et hostile de leur population, ont essayé de légitimer leur pouvoir,
on peut en conclure que leur politique avait pour ingrédient principal la socialisation
basée sur une bienveillance mâtinée de terreur. Il y en avait d'autres:
l'instauration d'un « modèle de bonne conduite déférente » à l'égard du pouvoir,
la prétention à l'infaillibilité, le bouleversement et le mélange de groupes
ethniques différents, une éducation axée davantage sur le civisme que sur la connaissance,
tout étant entrepris pour inculquer au peuple le goût pour les valeurs de
l'Etat. » (p.100-102)
« Aucun Etat ne
s'appuie sur la seule répression et aucun ne jouit d'une parfaite légitimité.
C'est un lieu commun que de dire qu'il y a toujours un mélange des deux,
l'amalgame de répression et de légitimité existant dans chaque Etat, dépendant
de ce que les marxistes appelleraient « la situation historique concrète ». Cependant, entre la contrainte armée et le
droit divin, il y a toujours eu un troisième terme qui n'est ni l'un ni l'autre:
l'adhésion à une communauté d'intérêts. Dans l'Histoire, c'est la moins
importante des relations qui assurent l'obéissance des sujets à l'Etat.
Cependant, elle a été dans un passé récent très lourde de conséquences, de
celles notamment que personne n'avait voulues. Dans les Etats primitifs, cette
communauté d'intérêts n'engageait qu'un petit groupe de personnes bien déterminées
liées à la volonté maîtresse de l'Etat. Par exemple, l'obéissance d'une bande
de guerriers au chef de tribu ou celle de la garde prétorienne à l'empereur
sont peut-être des exemples de communauté d'intérêts qui confinent à la
complicité. Qu'il s'agisse des augures, des prêtres ou des agents de la police
politique, l'obéissance de petits groupes de ce genre est indispensable à
l'Etat pour se maintenir au pouvoir; comme une poulie capable de hisser des
poids élevés malgré une faible force, elle peut mettre en œuvre aussi bien des
processus de répression que des démarches, jamais assurées, pour créer une
légitimité. Or, ni leur complicité ni leur collaboration aux objectifs de
l'Etat n'ont été obtenues par la répression, pas plus que d'un quelconque
sentiment de légitimité: elles résultent d'un contrat implicitement passé entre
l'Etat et certains de ses citoyens, stipulant que ces derniers, en échange de leur
obéissance délibérée et de leur consentement volontaire au pouvoir de l'Etat
seront traités différemment des autres et récompensés à leurs dépens.
Or, VOICI que certains problèmes, intellectuellement fort curieux et en
tous cas lourds de conséquences, surgissent dans une société lorsque ce groupe
de privilégiés y grandit à la vitesse grand V, qu'il englobe un nombre sans
cesse croissant de personnes et en exclut de moins en moins, jusqu'à ce qu'on
ait atteint la limite théorique au-delà de laquelle tout le monde est d'accord
pour obéir et tout le monde admis au partage du butin, mais où il ne reste plus
personne pour en supporter le fardeau. » (p.103-104)
« Pour notre
propos, l'adhésion sera définie comme un accord entre l'Etat et le citoyen,
accord révocable après un préavis très bref par chacune des parties: en échange
d'une attitude bienveillante pouvant aller du militantisme jusqu'à l'allégeance
passive du sujet, l'Etat sert les objectifs spécifiques du citoyen jusqu'à des limites
renégociées et resituées en permanence dans le contexte politique. C'est bien
moins qu'un contrat social, ne serait-ce que parce qu'il ne crée aucun nouveau
droit ni pouvoir pour l'Etat. Il n'a rien de « social », parce que le côté
civil ne coïncide nullement avec la totalité de la société: il ne représente
que l'individu, le groupe ou la classe dont les mobiles et les intérêts leur
permettent d'être traités différemment des autres individus, groupes ou
classes. » (p.104)
« Dans le cas le plus courant où les citoyens
ne sont pas parvenus à une conception unique et unanime du Bien, l'Etat
[interventionniste] ne peut que mettre en avant sa propre conception
dudit Bien (laquelle peut éventuellement être sa propre conception de leur
bien). » (p.104)
« Je n'ai pas de
théorie formelle à offrir qui prendrait en compte et classerait
systématiquement les causes fondamentales qui peuvent pousser l'Etat à
poursuivre sa quête de pouvoir plutôt par l'adhésion que par la répression (ou vice
versa, ce qui semble beaucoup plus rare). Peut-être finalement n'est-il pas
possible de construire une théorie de ce genre, du moins celle qui consisterait
à déduire des objectifs que l'Etat s'est fixé les politiques qu'il devrait
rationnellement choisir. Car on peut tout aussi bien prétendre que si l'Etat préfère
s'en remettre à l'adhésion, c'est par myopie, manque de volonté et par
inclination subséquente pour la ligne de moindre résistance. Il semble
tellement plus facile de donner que de refuser, d'augmenter le nombre des récompenses
en les diluant que de réduire leur nombre en les concentrant sur une petite
faction, de plaire au plus grand nombre plutôt qu'à quelques-uns, de se montrer
débonnaire et non crispé. La répression implique en fait souvent que l'Etat
s'est totalement identifié à un allié au sein de la société civile, que ce soit
un groupe de pression, une couche ou (ce qui est inévitable dans la sociologie
marxiste) une classe de la société, par exemple la noblesse, les propriétaires
terriens ou les capitalistes. A tort ou
à raison, les Etats ont eu tendance à croire que s'allier à une frange aussi
étroite de la société les rendait captifs de ladite classe, caste ou groupe et
sonnait le glas de leur autonomie. Tout comme depuis l'époque médiévale les
rois n'avaient cessé, en sollicitant l'appui de la bourgeoisie citadine, de
réduire leur dépendance vis-à-vis de la noblesse, l'Etat des temps modernes a
cherché à s'émanciper de la bourgeoisie en accordant le droit de vote et en achetant
leurs suffrages à un nombre toujours croissant de citoyens. » (p.109)
« Lorsqu'il s'agit principalement de prendre
le pouvoir, ou de ne pas le perdre, on s'occupe d'abord de l'essentiel, et
toute considération sur la manière de s'en servir après l'avoir obtenu vient
ensuite, au moins dans le temps sinon en valeur morale. Constituer une base
assez large pour obtenir une certaine adhésion permet aussi bien d'accéder au
pouvoir que d'occuper un terrain politique qu'une base plus étroite aurait
laissé dangereusement vide, et que d'autres pourraient envahir. Que les dirigeants
d'une société démocratique aient ou non assez de clairvoyance pour percer à
jour le caractère essentiellement frustrant du gouvernement par l'adhésion (si
on le compare à la discipline qu'exige l'exercice répressif du pouvoir et à
l'état de grâce que procure la légitimité), la logique de leur situation – le
chien crevé au fil de l'eau - et la politique des petits pas les entraînent
inexorablement dans le sens de l'évolution démocratique. Il leur faut pallier
les conséquences immédiates de leurs faiblesses passées, sans tenir compte de
ce que peut exiger l'avenir lointain, car suivant l'expression inoubliable d'un
théoricien britannique de la science politique [Harold Wilson, Premier ministre
britannique], expert s'il en fut dans la recherche de l'adhésion: « En
politique, une semaine, c'est déjà le long terme ». » (p.110-111)
« Les avantages ne poussent pas tout seuls
sur les arbres, pas plus qu'ils ne sont produits par les gentils gouvernements
pour être distribuées aux bons citoyens. Ce sont des monnaies d'échange dont
l'Etat s'empare pour les distribuer à ses partisans de façon
discriminatoire. Adversaire en puissance de tous les membres de la société
civile, il doit nécessairement, pour obtenir le soutien de quelques-uns,
devenir en acte l'adversaire de l'ensemble des autres; si la lutte des classes
n'existait pas, l'Etat pourrait l'inventer pour parvenir à ses fins. »
(p.111) [R4]
« Un cours de
l'histoire de toute façon inéluctable. » [R5]
« On a estimé qu'entre
1850 et 1890 le nombre de fonctionnaires britanniques a augmenté d'environ 100
% et qu'entre 1890 et 1950, il a encore augmenté de 1 000 % ; au XIXe siècle,
les dépenses publiques s'élevaient en moyenne à 13 % du Produit national brut,
après 1920, la proportion n'est jamais redescendue au-dessous de 24 %, après
1946 jamais au-dessous de 36 %. De nos jours, elle se situe juste au-dessus ou juste
au-dessous de 50 %, suivant la manière dont on définit et comptabilise les
dépenses publiques. » (p.113) [R6]
« Que l'on soit passé
d'un Etat qui laisse faire et ne se mêle de rien à un Etat qui devient de plus
en plus hégémonique a eu des conséquences (qu'on pouvait en partie prévoir) sur
la liberté des contrats, l'autonomie du capital et la manière dont les
personnes étaient amenées à se représenter leur responsabilité dans l'évolution
de leur destin. » (p.114-115)
« Quant à John Stuart Mill, en dépit de quelques
formules vibrantes dans On Liberty, et malgré sa méfiance envers le
suffrage universel et son peu de goût pour les entraves étatiques à la liberté sous
couvert de populisme, il n'avait aucune
doctrine des limites au pouvoir d'Etat. Son pragmatisme l'inclinait fortement
dans l'autre sens. Pour lui, une intervention de l'Etat impliquant la violation
des libertés personnelles ou des droits de propriété (dans la mesure où il ne s'agit
pas d'une seule et même chose) était toujours mauvaise, sauf dans les cas où
elle était bonne. Fidèle à son penchant général pour l'utilitarisme, il
trouvait bon de juger les actions de l'Etat au cas par cas, soi-disant « d'après
leurs mérites ». » (p.117)
« Juger les actes
« d'après leurs conséquences » est un programme bien ardu et bien singulier, si
l'on considère seulement ce qu'est, intrinsèquement, une conséquence. Supposons
que nous ne sachions pas quelles seront les conséquences d'une action ; alors,
cette règle signifie qu'on ne pourra distinguer une bonne action d'une mauvaise
qu'après que les conséquences en question se seront produites. Outre ses
implications morales absurdes, une telle interprétation rend la théorie
précitée quasiment inutile. Par ailleurs, si l'on sait ou croit savoir «
parfaitement » quelles seront les conséquences d'un acte, c'est parce que nous
pensons qu'on peut les prévoir avec certitude à la suite de cet acte,
c'est-à-dire qu'elles en découlent nécessairement. Dans ce cas, on ne peut pas
plus les dissocier dans la pratique qu'on ne peut séparer la mort de la
décapitation. Donc, si on dit : « cette action est bonne parce que sa
conséquence est bonne », cela signifiera seulement qu'on la trouve bonne parce
qu'elle est bonne dans sa globalité. Ce qui revient à recommander les réformes
qui améliorent les choses, conseil qui à l'évidence n'a pas de prix.
L'utilitarisme ne nous
permet cependant pas de considérer qu'une action (par exemple faire l'aumône) soit
bonne si sa conséquence est mauvaise (le mendiant boit l'argent, passe sous une
voiture et se retrouve sur une chaise roulante). Au contraire, il nous demande d'approuver
une action dont nous aurions approuvé les conséquences ; entre le cas
limite où l'on ignore tous des conséquences, et celui où on en est tout à fait certain,
s'étend l'immense marais des problèmes où l'utilitarisme se retrouve embourbé
par l'impossibilité de faire des prévisions certaines. Dans ces eaux-là, toute politique
semble bien « ex ante ») pouvoir conduire à plusieurs enchaînements
de conséquences éventuelles, même s'il est fatal qu'un seul d'entre eux se
matérialise « ex post »). Les conséquences ex ante sont,
semble-t-il, plus ou moins probables. Ce qui guide véritablement toute action
politique n'est donc plus la « maximisation de l'utilité », mais « la
maximisation de l'utilité espérée ». Las! A l'instant même où nous
proférons ces paroles, nous déchaînons un torrent de problèmes dont chacun est
insoluble à moins d'avoir recours à 1’autorité.
En effet, chacune des
conséquences possibles peut fort bien avoir une probabilité différente pour des
personnes différentes. Celles-ci peuvent à leur tour être (a) bien ou mal
informées et (b) compétentes ou incapables quand il s'agit de convertir en
estimation des probabilités l'information qu'elles ont pu obtenir. Si on
considère la nature (bayésienne ) de la probabilité en question, cela peut-il
avoir un sens de dire qu'elles ont utilisé une mauvaise probabilité en
portant un jugement sur des conséquences incertaines ?
Il semble par ailleurs
difficilement admissible qu'une politique soit jugée à partir des estimations
de probabilité éventuellement mal fondées, naïves, illusoires ou partiales des
individus qui doivent en bénéficier ou en souffrir. Ne peuvent-ils pas être
trompés par la propagande ? Et si plusieurs personnes sont affectées par une
politique, sur les probabilités subjectives de qui doit-on se fonder pour en
évaluer les conséquences éventuelles? Est-ce que chacun doit peser les
conséquences pour lui-même de sa propre estimation des
probabilités ? On est évidemment tenté de jeter au panier certaines de ces
estimations des probabilités pour en garder les « meilleures », ou de calculer
une moyenne pondérée de ces quelques « meilleures », pour ensuite s'en servir dans
la maximisation de l'utilité probable. Et de fait, celui qui a le pouvoir de
choisir la « meilleure » estimation ou la méthode qui servira à calculer une moyenne,
ne fait implicitement que choisir la sienne propre.
En outre, comme chacune
des conséquences éventuelles peut affecter plusieurs personnes, «
maximiser l'utilité espérée » sera une règle vaine même si l'on supposait que
tous les problèmes posés par le concept d'« espérance » ont été résolus par le
recours à une autorité quelconque. Il faut aussi dire ce qu'on entend par «
utilité », et que cette définition implique de pouvoir aboutir à une somme (un
mode de classement moins exigeant ne nous mènera pas bien loin) des utilités de
tous ceux qui sont susceptibles d'être affectés. Dans le langage des
spécialistes, cette utilité doit être une utilité « sociale », intégrant les
utilités entre les personnes. L'intégration des utilités interpersonnelles
n'est pas moins problématique que ne l'est la probabilité interpersonnelle.
Nous étudierons certains de ses aspects dans la section ci-après, et on verra
qu'elle non plus ne peut être résolue sans l'intervention d'une autorité.
Lorsque Bentham, dans
son Fragment on Government, définit la « mesure du bien et du mal »
comme le bonheur du plus grand nombre, il pensait manifestement, non à ce qui
était juste et bon du point de vue moral, mais à l'art et la manière de choisir
entre deux actions dans le domaine terre à terre de la législation et du
gouvernement. Et si, à l'examen, elle est difficilement soutenable, cette
distinction n'en peut pas moins cadrer avec les vues d'un esprit pratique. (On
peut ici rappeler, mais ce n'est pas une excuse valable, que Bentham avait
écrit cet ouvrage en grande partie pour combattre la doctrine blackstonienne de
l'inaction législative, qui semblait à notre philosophe une apologie de la
paresse et de l'autosatisfaction.)
La norme prescrite par
les utilitaristes, et que l'Etat (avec ses principaux serviteurs) a faite
sienne, consistait à examiner la situation existante, en rapporter les conclusions
au public et au Parlement, puis à préparer les « bonnes » réformes qui auraient
les « bonnes » conséquences. Les propositions concerneraient soit des changements
pour lesquels une demande était déjà perceptible (sans forcément émaner, au
moins à titre principal, des éventuels bénéficiaires), soit des changements pour
lesquels une demande pourrait être créée. Il semble alors que plus les
gouvernements allaient s'appuyer sur le soutien populaire (l'Angleterre à la
fin du XIXème siècle), et moins ils résisteraient à la tentation de « réveiller
le chat qui dort » (chat dont ni l'Etat totalement répressif, ni celui qui est
totalement légitime, n'ont logiquement de raisons de déranger la sieste), allant
jusqu'à susciter eux-mêmes les revendications réformistes.
La politique des
réformes ponctuelles, qui se penche inlassablement sur les dispositions
établies de la société, déniche quelque chose à « arranger », se trouve des appuis
d'abord pour pouvoir remanier (et ensuite pour avoir remanié) et
qui, ragaillardie par ce succès, se lance dans l'opération suivante, cette
politique semble avoir été faite sur mesure pour conduire à ce qu'on dissocie les
conséquences immédiates de chacune des actions de l'effet cumulé de leurs mises
en œuvre successives. Or, même si la somme des arbres compose la forêt, l'approche
arbre par arbre tend naturellement, on le sait bien, à faire perdre de vue la
susdite forêt. L'un des pièges du
système d'évaluation fondé sur les conséquences est que celles-ci forment une
chaîne virtuellement ininterrompue qui se prolonge à l'infini dans l'avenir.
Dans la société humaine, les conséquences ultimes, encore plus
désespérément complexes que dans des univers moins indéchiffrables, restent en
général impossibles à connaître. C'est là que réside la naïveté, à la fois
touchante et dangereuse, des rationalisations utilitaristes traditionnelles de
l'activisme étatique. » (p.131-134)
« Il est incontestable
que, du moins dans les pays de langue anglaise, Bentham a plus de titres que
les pères fondateurs du socialisme à se prétendre le géniteur intellectuel de
la dérive actuelle vers le socialisme réel (paternité aussi indirecte et
imprévue que contraire à ses intentions). » (p.137)
« Pour renvoyer aux
oubliettes l'utilitarisme en tant que doctrine politique, nous pouvons affirmer
que les débats qui naîtraient d'opinions incompatibles sur le solde net des
utilités sont totalement insolubles, et ce parce qu'il n'existe aucun moyen
rationnel de les résoudre. Par conséquent, à moins qu'on ne se mette brusquement
d'accord pour justifier l'engagement de l'Etat en faveur de tel ou tel, il
faut que l'Etat fasse des pieds et des mains pour éviter de se trouver
dans une situation où il sera forcé de faire des choix qui plaisent
à certains de ses sujets et déplaisent à d'autres. Ce souci extrême correspond
exactement à la position adoptée par l'Etat capitaliste, et que nous avons
déduite de prémisses tout à fait différentes au chapitre 1. » (p.141)
« Prendre la logique
au sérieux en matière de comparaisons interpersonnelles et refuser tout
compromis avec l'utilitarisme politique consiste à dire qu'
« additionner » la satisfaction tranquille de l'un et la joie
exubérante de l'autre, « déduire » les pleurs d'une femme du sourire d'une
autre femme, sont des absurdités conceptuelles qu'il ne peut être
question d'envisager puisqu'il suffit de les énoncer pour qu'elles s'effondrent
aussitôt. Alors qu'on enseigne aux plus jeunes enfants qu'il ne faut pas essayer
d'additionner les carottes et les lapins, comment donc des adultes peuvent-ils
croire que, parce qu'elles auraient été faites avec suffisamment de soin, en s'appuyant
sur la recherche sociologique la plus moderne, ces opérations pourraient servir
de norme aux actions de l'Etat, et aboutir à ce qu'on appelle encore avec trop
d'indulgence un « choix social » ?
Un aveu qui en dit long
sur l'honnêteté du procédé, découvert dans ses papiers personnels par Elie
Halévy, nous a été livré par Bentham lui-même. Ne le voit-on pas déclarer, à
son corps défendant :
« C'est en vain que l'on parle d'ajouter des
quantités qui, après cette addition, continueraient comme devant; le bonheur
d'un homme ne sera jamais le bonheur d'un autre [...] vous pourriez tout
aussi bien feindre d'additionner vingt pommes avec vingt poires [...]
cette additivité des bonheurs de différents sujets [...] est un postulat sans
l'admission duquel tout raisonnement pratique est remis en cause. »
Chose curieuse, il
était tout à la fois prêt à reconnaître que ce « postulat d'additivité » est
une véritable perversité pour un logicien, et à avouer que lui-même ne pouvait
pas s'en passer. Il aurait pu profiter de l'occasion pour prendre le temps de
réfléchir sur l'honnêteté du « raisonnement pratique» dont il prétendait qu'on
se servît. Et pourtant, il ne pouvait être question de souffrir que le «
raisonnement pratique fût remis en cause ». Il en accepta donc l'imposture et l'opportunisme
intellectuel « pour les besoins de la cause », à peu près comme le font
le prêtre athée ou l'historien progressiste.
Si l'on veut bien
reconnaître que les utilités des différentes personnes sont incommensurables,
de sorte que l'utilité, le bonheur et le bien-être de personnes différentes ne
peuvent pas être intégrés, on admet ipso jacto qu'on n'a
absolument aucun droit d'invoquer une théorie sociale qui partirait de
présupposés utilitaristes pour prouver (sauf dans les cas rares et
politiquement peu significatifs de « supériorité au sens de Pareto ») la justesse
d'affirmations prétendant qu'une politique serait « objectivement supérieure» à
une autre. L'utilitarisme devient alors idéologiquement inutilisable. Dans la
mesure où certaines politiques auraient besoin de justifications
intellectuellement solides, il faudra aller les chercher dans un cadre
doctrinal autrement moins commode et satisfaisant pour l'esprit. »
(p.142-144)
« Il existe deux
types principaux d'ingérence: la contrainte, qui limite les conditions
auxquelles les contrats sont autorisés (par exemple le contrôle des prix),
et le pouvoir de les fouler aux pieds qui annule rétroactivement
l'effet des contrats (par exemple les impôts redistributifs et les
subventions). » (p.152)
« On peut dire sans forcer la réalité que la
production de tout « bien public » aux frais de la collectivité est ipso
facto un acte de redistribution ouverte, ne serait-ce que parce qu'il
n'existe pas un seul moyen « juste » de répartir le coût global à
subir par tous les membres de la collectivité d'après les avantages que chacun
retire d'un bien public donné. Il se peut que certains aient fait une affaire,
sorte de subvention obtenue aux dépens des autres. Par conséquent la
distinction entre la production de « biens publics » et la redistribution
ouverte est forcément affaire de convention arbitraire.). » (p.154-155)
« L'Etat peut ainsi prendre le parti du nombre contre les moins
nombreux, pour les pauvres contre les riches, tout en se servant de la
rhétorique du bien-être collectif ou de la justice sociale ; il peut aussi
favoriser le travail aux dépens du capital pour des motifs d'opportunité économique.
Pour les mêmes motifs, il est tout aussi capable de trouver des arguments en
faveur du capital et contre le travail. Il dispose de tout un attirail de bonnes
raisons pour prendre le parti des uns ou celui des autres, même si l'un de ses
choix va à l'encontre du reste, ce qui est bien commode pour distribuer les récompenses
et tisser le réseau des adhésions dont son pouvoir dépend. » (p.156)
« On affirme que les classes sociales qui adoptent une idéologie
leur demandant d'agir de façon contraire à leurs intérêts sont dans un état de
« fausse conscience ». Il est en principe parfaitement possible que cela arrive
également à l'Etat, et l'on peut trouver des exemples historiques où l'Etat
s'est trouvé dans une situation correspondant à cette description. La « fausse
conscience » peut notamment conduire l'Etat à relâcher sa répression dans
l'espoir fallacieux d'en obtenir une adhésion suffisante pour la remplacer,
cette méprise ayant probablement été la cause de maintes révolutions. Sans
cette fausse conscience ou cette sottise, les gouvernements pourraient
peut-être durer éternellement, et les Etats ne jamais perdre le pouvoir. Il est clair que plus l'idéologie est
ouverte et souple, moins elle est spécifique, et moins il y a de chances pour
que la fausse conscience conduise à l'échec l'Etat qui se laisse guider par
elle. L'idéologie démocrate-sociale qui est malléable et pluraliste à l'infini
est, de ce point de vue, merveilleusement sûre, car lorsque l'Etat la suit, la
fausse conscience l'entraînera rarement à adopter une ligne de conduite assez
risquée pour mettre sa survie politique en danger. Par sa nature même, elle
offre une grande diversité d' « options », toutes aussi progressistes les unes
que les autres. » (p.156-157)
« Tout le monde tend à approuver plus facilement un choix lorsque
c'est « la volonté du peuple » et non « le bon plaisir du despote ». »
(p.164)
« On ne peut pas attendre de l'Etat qu'il arbitre les
conflits auxquels il est partie prenante, et on ne peut pas non plus invoquer
son aide dans les querelles que nous aurions avec lui. C'est pour cette raison
que supporter des interférences privées, même si elles ont des airs de «
loterie du darwinisme social », est un risque d'un ordre différent de celui
qu'on court en acceptant l'ingérence de l'Etat. » (p.175)
« On convient habituellement, et avec juste raison, de considérer
que chacun d'entre nous préfère plus de pouvoir à moins (sinon le pouvoir de
dominer les autres, du moins celui de leur résister, c'est-à-dire le droit de disposer
de soi-même), et aime mieux s'enrichir que s'appauvrir. Si une politique donne
plus de pouvoir à la majorité et moins à la minorité, ou plus d'argent à la
majorité et moins d'argent à la minorité, il y aura forcément plus de gens pour
la trouver à leur goût que pour la trouver mauvaise. » (p.181)
« Tout processus
démocratique obéit à deux règles de base: a) tous ceux admis à manifester leur
choix (tous les membres d'un démos donné) ont une voix égale; b) la
majorité des voix l'emporte sur la minorité. » (p.183) [R7]
« [Dans les Cités de la Renaissance] […] tous les citoyens
adultes mâles avaient le droit de vote mais […] près de neuf dixièmes des
résidents n'étaient pas citoyens. » (p.183)
« L'effet de loin le plus important [du] scrutin secret est qu'il
réduit ou supprime complètement les risques encourus par l'électeur s'il vote
contre le gagnant éventuel qui, en accédant au pouvoir, aurait la possibilité de
le punir pour son choix. » (p.185)
« Popper affirme qu'il existe une analogie entre le puissant tyran
qui asservit un être plus faible en le menaçant de violence, et les riches qui exploitent
la faiblesse économique des pauvres. Or, une telle analogie ne correspond à
rien. Il existe une différence évidente entre ôter à un homme sa liberté
(en menaçant de le passer à tabac) et celle de ne pas partager notre
propre liberté (= notre nourriture) avec un homme qui en serait déjà
dépourvu. » (p.200)
« Tout le monde doit forcément rechercher des valeurs en soi comme
la liberté, l'utilité ou la justice. Mais tout le monde n'est pas forcé d'aimer
l'égalité. Si l'Etat démocratique a besoin d'une clientèle et l'obtient en produisant
de l'égalité (description assez sommaire d'un certain type de processus
politique mais qui devra me suffire pour l'instant), c'est la fonction de
l'idéologie progressiste que d'imbiber les cerveaux de la conviction que c'est
là une bonne chose. La voie royale qui permettra de mettre en harmonie
l'intérêt de l'Etat et la prescription idéologique sera d'établir un lien
déductif, une relation de cause à effet ou une implication réciproque entre
l'égalité en question et des objectifs que personne ne discute tels que la
liberté, l'utilité et la justice. Si elle permet d'atteindre ces fins
indiscutables, ou si elle est indispensable pour les obtenir, alors cesser de
mettre en doute la valeur de l'égalité devient une simple question de logique,
de sens commun ordinaire, de même qu'on ne songerait pas à contester la justice
ni le bien-être.
Ce qu'on entend dire à tout venant est évidemment que ces liens
déductifs existent bel et bien: que la liberté présuppose une quantité égale et
suffisante de moyens matériels; que le bien-être social est maximisé par la
redistribution de revenu du riche vers le pauvre, ou que leur intérêt rationnel
conduit unanimement les gens à mandater l'Etat pour qu'il prenne soin des plus désavantagés.
Si cependant on examine de près les raisonnements qui ont peu à peu permis à
l'opinion reçue de se former, ils se révèlent parfaitement creux. »
(p.250)
« Il existe des règles, comme le droit de propriété, qui sont
manifestement anti-égalitaires pour une variable (le patrimoine) tout en étant
égalitaires pour une autre (le droit). La majorité des égalitaristes estimeraient
alors qu'il faut faire respecter l'égalité devant la loi, mais que la loi doit
être changée en ce qui concerne les droits de propriété. Ce qui veut dire qu'il
ne doit y avoir aucune discrimination entre les riches et les pauvres lors de
l'application de la loi et que, pour éviter que cette règle ne se heurte à celle
qui exige que tous reçoivent le même bien, il faut éliminer les riches (tout en
évitant de discriminer contre eux). Bien que cela promette de beaux jours aux
pirouettes de la sophistique dans un sens ou dans l'autre, il est évident que,
pour une raison qu'on se garde de nous préciser, on donne le pas à un type
d'égalité sur un autre. » (257-258) [R8]
« A moins de pouvoir prouver qu'une règle est « meilleure » que l'autre,
qu'elle permet mieux qu'une autre d'aboutir à une valeur communément acceptée,
le choix que l'on fera entre les deux devra être considéré comme une pure
question de goût. » (p.259)
« L'égalité selon une dimension entraîne presque toujours des
inégalités suivant les autres dimensions. » (p.264)
« Brûler les châteaux, disperser les fortunes, ou prendre l'argent
des riches pour le donner aux pauvres risque fort de donner satisfaction à
l'envieux, mais seulement aussi longtemps que dure la tragédie de la manœuvre qui
fait passer d'un « état des choses» à un autre. On ne peut pas rebrûler les
châteaux incendiés. L'habitant de la masure pouvait bien crever d'envie envers
le châtelain, il a désormais une bonne raison d'en vouloir à l'avocat jacobin,
avec son arrogance et le ci-devant bien d'Eglise qu'il a réussi à se payer avec
sa monnaie de singe (les assignats), et rien ne nous permet de supposer que sa
jalousie soit devenue moins intense maintenant que son objet a changé. Si
l'inégalité n'est qu'un facteur déclenchant et si la source de l'envie est le
caractère envieux, à quoi bon lutter contre les inégalités qui se prêtent au
nivellement, quand il y en a toujours tellement d'autres qui ne s'y prêteront
pas ? » (p.271-272)
« Des limites volontairement consenties à son pouvoir par le souverain
peuvent désarmer la méfiance, mais elles ne fournissent aucune garantie de la
liberté ni de la propriété au-delà de celles que détermine le rapport de forces
entre la puissance publique et la capacité privée. » (p.273)
« Montesquieu pensait bizarrement que la liberté pouvait être
définie comme la situation dans laquelle les actions humaines ne pourraient
subir qu'une seule contrainte, celle de la loi. Une telle définition, outre d'autres
faiblesses, semble reposer sur une sorte de foi implicite dans la qualité de la
loi, dans son essence spécifique. A la différence des règles au sens général, qui
sont caractérisées par leur source ou la manière dont elles sont imposées (par
qui ? Sous peine de quelles sanctions ?), la loi, pour être compatible avec la
liberté, doit aussi avoir un contenu particulier; par exemple, on peut
la considérer comme bonne, bien intentionnée, voire juste. Quant à une loi qui
serait mauvaise, ou bien elle ne mérite pas cette appellation, ou bien on peut
s'accorder à dire qu'elle a au moins l'avantage, qui rachète ses défauts,
d'imposer une règle là où régnaient l'arbitraire et le chaos. Dans le domaine politique,
la loi, même mauvaise, a depuis des temps immémoriaux été hautement prisée
comme pouvant réfréner les élans du souverain, et préserver le sujet contre les
caprices d'un despote. Restant impartiale (même quand elle est injuste),
applicable à tous et prévisible, elle procure une certaine sécurité contre l'exercice
aléatoire de son pouvoir par l'Etat. Fait révélateur, la distinction que font
les républicains depuis Tite-Live entre la tyrannie et la liberté ne porte pas sur
la différence entre une bonne et une mauvaise loi, mais entre le règne des
hommes et le règne de la loi. C'est là l'origine de la définition trop
confiante de la liberté dans l'Esprit des Lois. Soumettre l'Etat aux
lois, même aux lois qu'il a conçues lui-même a, chose étrange, paru
suffisant pour désarmer son potentiel tyrannique.
Ce n'est qu'après l'expérience jacobine que les théoriciens politiques
du calibre de Humboldt, Guizot et John Stuart Mill ont conçu la possibilité
d'un Etat astucieux, qui crée pour son propre compte des lois auxquelles il
peut obéir sans danger, tout en conservant la possibilité de piétiner les
projets des individus pour favoriser les siens propres. Si le règne de la seule
loi n'est pas une condition suffisante pour réconcilier de façon admissible
les prétentions antagonistes sur la personne et les possessions du sujet et
pour le protéger du gros appétit propre à la nature conflictuelle de l'Etat, on
ne saurait aspirer à moins qu'au règne de la bonne loi. Historiquement,
on a recherché deux types de solutions pour obtenir ce bon droit positif. L'une
consistait non seulement à obliger le souverain à obéir à ses propres lois,
mais également à restreindre ses pouvoirs de législateur en l'obligeant à
accepter ce que la Rome républicaine appelait les legum leges, des
super-lois - ou constitutions – qui peuvent effectivement rendre « illégales»
les lois mauvaises. L'autre solution, plus directe, consistait à s'assurer la
participation adéquate de tous ceux qui étaient intéressés à la fabrication des
lois. L'une et l'autre solution, la « monarchie constitutionnelle» où l'Etat seul
est source du droit positif mais dans les limites exclusives fixées par la Constitution
et la démocratie, où l'Etat conclut avec ses sujets des accords circonstanciels
en matière de législation, sont conçues pour garantir une concurrence « juste
et équitable » entre les fins publiques et les fins privées. Cette dernière
solution est à peu près ce sur quoi l'Angleterre est tombée en 1688, qu'elle a
trouvé à son goût et poussé à ses conclusions logiques en 1767 ; depuis lors,
une majorité parlementaire est détentrice de la souveraineté; elle peut
légiférer et gouverner comme bon lui semble. La seule contrainte apportée à son
action législative est culturelle. La convergence des solutions
constitutionnelle et démocratique correspond en général à celle des Etats-Unis,
conçue par les Pères fondateurs avec un rare mélange d'érudition et d'expérience
vécue; on peut ajouter à cela une réussite d'une durée étonnamment longue, dans
laquelle l'idée de départ, en plus de la chance, a joué un rôle important, et
dont certaines caractéristiques ont été copiées depuis par de nombreux Etats. »
(p.276-278)
« Un Etat lié par une « loi des lois », comme il conserve en même
temps le monopole de la police des lois, peut toujours dénouer ses liens. Il ne
serait pas un Etat souverain s'il ne le pouvait pas. L'analogie qui le compare
à Ulysse et ses compagnons à l'approche de Charybde et Scylla n'est pas la
bonne; c'est celle de la dame dont le seigneur, rassuré par la ceinture de
chasteté qu'elle porte, part tranquillement à la guerre tandis que celle-ci,
enfin maîtresse de sa personne, suspend la clé du cadenas de la ceinture à la
colonne de son lit. » (p.282)
« Un conflit vraiment radical entre la conception du droit
incarnée par la Constitution et celle du bien public proposé par l'Etat,
surtout à « l'aube d'une ère nouvelle » quand il y a une forte rupture de continuité,
reflète une situation révolutionnaire, ou un coup d'état (ou l'un se
surajoutant à l'autre, comme dans la Russie de novembre 1917). Faire
disparaître une vieille constitution ne demande à ces moments-là qu'un effort minime
au milieu d'une avalanche d'autres bien plus impressionnants. » (p.285)
« C'est le métier de tout Etat, depuis la dictature la plus
arbitrairement répressive jusqu'à la communauté la plus indiscutablement
légitime, que d'ajuster ses politiques afin de combiner au mieux de ses intérêts
le soutien et l'opposition qu'elles engendrent. Bien qu'à un tel degré de
généralité cette affirmation sonne presque creux, elle aide au moins à faire
justice de cette notion de « loi des lois» comme rempart ultime, comme « contrainte
absolue » qui forcerait l'Etat à s'arrêter net, et à l'abri de laquelle le
sujet isolé pourrait se laisser aller en toute confiance. » (p.286)
« Des transferts dans le sens pauvre-riche, dans des circonstances
démocratiques habituelles, produisent un solde moins favorable - en fait
carrément négatif – entre le soutien gagné et celui qui est perdu. »
(p.287)
« L'argent paraît être le candidat naturel à la redistribution, parce
que, contrairement à la quasi-totalité des différences interpersonnelles, il
est par excellence mesurable, divisible et transférable. Mais il a également un
avantage plus subtil. Au moins conceptuellement, on peut imaginer des processus
politiques qui se développent, atteignent leurs objectifs et, de ce fait,
parviennent à leur terme. La lutte des classes entre le capital et le prolétariat
est conçue par la pensée marxiste comme un processus de ce type. Dès que cette
lutte finale est achevée, et qu'il ne reste plus de classe exploitée que l'Etat
puisse opprimer, la politique s'arrête complètement et l'Etat s'évanouit. De
même, si la politique concernait les latifundia et les paysans sans
terre, ou les privilèges de la noblesse ou ceux du clergé, ou d'autres inégalités
similaires qui, une fois nivelées, le demeureraient, l'achat par l'Etat
d'une clientèle au moyen de la redistribution ne serait qu'un épisode, une
démarche accomplie une fois pour toutes. Au mieux, on pourrait dire que
l'histoire est faite de ce genre d'épisodes successifs. Cependant, si c'est
l'argent qui est la cible du nivellement, la politique démocratique peut
conserver un sens tout en se perpétuant comme la recherche permanente d'un
équilibre introuvable. » (p.288-289)
« Le pouvoir politique sur la société, comme nous le savons depuis
Max Weber, est la capacité pour son détenteur d'obtenir d'un autre, par un
recours à des combinaisons de force physique et de légitimité, qu'il fasse ce
qu'il n'aurait pas fait autrement. » (p.302-303)
« Les idées fondamentales quant aux effets addictifs de la
redistribution sur les individus et les familles sont vieilles comme Hérode et
usées jusqu'à la trame. C'est avec Cobden et Spencer (auquel on peut ajouter le
phénomène typiquement américain qu'est W. G. Sumner) que leur acceptation par
le public avait atteint un maximum. Pour nulle autre raison que l'ennui qu'inspire
la vertu, elles n'ont plus guère cours aujourd'hui. Les homélies victoriennes
prônant l'autosuffisance, disant que Dieu aidera ceux qui s'aident eux-mêmes, exposant
les effets corrupteurs de l'assistanat, ont pratiquement disparu des discours
publics. En revanche, maintenant que l'Etat-providence fonctionne à pleine
puissance depuis longtemps, il imprègne la vie quotidienne de couches assez
vastes de la société pour permettre à une théorie descriptive de prendre la
relève de la morale dans ce domaine. Une hypothèse d'un type général
supposerait que la conduite de chaque personne est affectée, de multiples
façons a priori non déterminées, par le fait de recevoir ou d'avoir reçu une prestation
sans contrepartie. Pour remplir cette boîte vide, on peut raisonnablement
soutenir que recevoir une aide dispose à en attendre d'autres dans l'avenir. Certains
traits cumulatifs de la fourniture d'assistance sociale donneraient lieu à une
hypothèse plus spécifique suivant laquelle plus une personne dans le besoin va recevoir
de l'aide, plus elle jugera probable une aide à venir, et plus ses choix seront
fondés sur cette attente (jusqu'à ce que dans le cas limite de la certitude,
elle finisse par obtenir des « droits à »).
Conformément à la relation normale entre la pratique et la capacité,
plus on l'aidera, et moins elle saura se tirer d'affaire toute seule. Etre
assisté crée une accoutumance avec le temps: on compte sur cette aide, et par
conséquent on a de plus en plus de chances d'en avoir besoin. En outre, cette
accoutumance n'est pas un simple ajustement temporaire à des conditions transitoires.
Elle implique bien plus qu'un changement momentané dans le comportement à court
terme. Elle entraîne une adaptation à long terme quasi permanente des paramètres
du comportement: elle modifie la personnalité. Ces changements peuvent dans une
certaine mesure s'avérer irréversibles. La privation de cette aide devient de
plus en plus difficile à supporter et à admettre. Arrivé à un certain stade,
cet état de manque atteint des proportions telles qu'on aboutit à une catastrophe
personnelle, une crise sociale, une situation politique insoluble. Quant au
vacarme et aux remous provoqués par les tentatives contemporaines des
gouvernements hollandais, anglais, allemands, suédois et américains (je les
énumère dans un ordre qui me semble correspondre au sérieux de leurs
tentatives) pour contraindre la part des dépenses de protection sociale relativement
au produit national, on peut interpréter ces troubles comme des « syndromes de
sevrage », cas où le drogué a besoin d'une dose sans cesse croissante de
la substance addictive pour « satisfaire sa dépendance ». » (p.306-307)
« Cet ajustement du comportement et de la personnalité à l'aide
publique attendue peut avoir des façons plus directes de mettre en branle le
processus auto-entretenu discernable dans les sociétés lourdement
redistributives. Par exemple, si on s'occupe à un degré quelconque de veiller
au bien-être des mères et des enfants, on atténue et même supprime totalement
la nécessité matérielle la plus pressante qui pousse à la cohésion familiale.
Etre rassuré quant aux besoins minima de la mère et de l'enfant incitera une certaine
proportion (pas forcément démesurée) des pères à les déserter alors que
dans d'autres conditions ils ne l'auraient pas fait. (Comme les connaisseurs de
la «Grande Société » américaine s'en souviendront, avoir publiquement
diagnostiqué ce phénomène avait attiré force accusations de morgue raciste et
autres injures imméritées sur la tête de Daniel P. Moynihan, bien que sa
description de la réalité ait bien résisté à ces attaques.) La désertion des pères,
à son tour, handicape l'unité familiale résiduelle, amputant gravement son
aptitude à résoudre ses problèmes. Dès lors, le besoin se fait sentir de se
pencher encore davantage sur le sort des familles monoparentales, pour les
assister plus complètement encore. Une fois fournie de façon fiable, cette
forme d'aide encourage à son tour une certaine proportion (peut-être
faible au départ) de jeunes femmes célibataires à faire des enfants (ou à les avoir
plus tôt). Ainsi de nouvelles familles incomplètes se forment-elles, avec fort
peu de capacité à se débrouiller seules. En conséquence, le besoin d'assistance
publique grandit encore, à tel point que la dépendance vis-à-vis de cette
protection se répand tellement qu'elle finit par ne plus contrevenir aux normes
du comportement respectable admises par la classe ou la communauté sociale. »
(p.307-308) [R9]
« Presque toutes les raisons qui font que les petits groupes sont
plus faciles à constituer et à faire durer sont liées au fait que le comportement
de chaque membre y est bien plus visible. L'opprobre moral, la solidarité, la
honte ont beaucoup moins de chances d'influencer les gens lorsqu'ils sont perdus
dans une foule. » (p.316)
« Le groupe de pression qui s'adresse à l'Etat, en soutirant un
avantage dont le coût est supporté par le reste de la société, se comporte en parasite
de la société […] Cependant, à la différence du parasite individuel qui, au-delà
d'un certain point, rencontre une résistance ou détruit son groupe, à la
différence du groupe de « profiteurs » sur un marché, auquel peuvent résister
ceux qui devraient se plier aux stipulations excessives qu'il exige, le groupe
qui s'adresse à l'Etat ne rencontre aucune résistance mais une active
complicité. Pour l'Etat avec qui il traite, promouvoir le parasitisme fait
partie intégrante de la constitution de clientèles sur laquelle, à tort ou à raison,
il a choisi de faire dépendre son pouvoir. La constitution d'une base
d'adhésion au moyen de la redistribution politique est étroitement déterminée
par les contraintes de la compétition électorale. Pressé par la concurrence de
son opposition, l'Etat ne pourra exercer que peu de discrétion quant à l'origine
et à l'étendue des revendications à satisfaire. Très vite, il se retrouvera à
la tête d'une machine redistributive terriblement complexe et pratiquement
opaque. Si on laisse monter à bord un nouveau « passager clandestin », les «
passagers payants » ont toutes les chances de ne plus s'en apercevoir, pas plus
d'ailleurs que de l'incidence de cet événement sur les « tarifs» dont ils
devront s'acquitter. Même s'ils manquent rarement de se faire une certaine idée
du parasitisme établi (au point qu'elle en devienne parfois excessive), la
nature du système ne les empêchera pas moins de percevoir l'impact particulier des
ajouts spécifiques qui lui seront faits. Et on ne peut pas davantage en
attendre qu'ils se gendarment contre un parasite supplémentaire lorsqu'il leur
sera imposé. » (p.323-324)
« Toute attribution d'un privilège à un groupe affiche
publiquement la faiblesse de l'Etat, coincé qu'il est dans les mâchoires du
piège de la concurrence politique. Chaque faveur est donc un signal clairement
envoyé aux groupes potentiels qui pourraient à un titre ou à un autre se croire
dans une situation semblable, améliorant à leurs yeux la probabilité d'obtenir
un gain éventuel s'ils s'organisaient pour l'exiger. […]
La tendance du système est d'engendrer une prolifération des groupes
d'intérêts. » (p.328)
« L'interaction entre la pression des groupes et les mesures
redistributives ne se limite pas forcément à des questions d'intérêt personnel.
Les groupes peuvent se constituer pour promouvoir la cause de tiers, comme les
esclaves, les malades mentaux, le « Tiers Monde », etc. Ces « lobbies de la
conviction» peuvent ne pas posséder en eux-mêmes assez de pouvoir pour échanger
directement leur soutien contre des politiques favorables à leur cause. Mais
ils peuvent influencer l'opinion à un point tel que l'Etat, l'opposition, ou
les deux à la fois, finiront par juger qu'inclure dans leurs programmes la mesure
demandée est de bonne politique. Après son adoption, la mesure bien
intentionnée repousse les limites de l'action étatique jugée acceptable ainsi
que de la machine administrative qui la met en œuvre, et sert de précédent aux
autres lobbies de la conviction qu'elle encourage à organiser et à promouvoir
la prochaine cause sur la liste. C'est que, pressée derrière chacune de ces
nobles causes, s'aligne une longue théorie d'autres causes de noblesse
comparable. Si la recherche sur le cancer mérite le soutien de l'Etat,
est-ce que la lutte contre la poliomyélite ne devrait pas elle aussi être
aidée, de même que d'autres domaines essentiels de la recherche médicale ? Les
revendications pour la recherche médicale ne contribuent-elles pas à justifier
le soutien à d'autres sciences méritantes, et pourquoi pas aux arts, à la
culture physique et ainsi de suite par ondes concentriques de plus en plus
larges ? Il est facile de se représenter le développement successif des divers
groupes de pression en faveur de la recherche, de la culture, du sport, alors
qu'un groupe de pression qui leur exprimerait son hostilité semble purement et
simplement inimaginable. Une fois de plus, la tendance inhérente à la situation
est ainsi faite qu'elle débordera dans toutes les directions, de manière à
embrasser toujours davantage de causes, pousser toujours davantage de
revendications, et susciter sans cesse de nouvelles exigences, sans qu'elle aille
jamais dans l'autre sens, vers une moindre domination des lobbies et un Etat
moins redistributif, plus proche de l'Etat « minimal ». » (p.328-330)
« Résister à la pression, rejeter les demandes d'un groupe d'intérêts
ou simplement s'abstenir d'une bonne action pour laquelle il existe un
important soutien désintéressé, implique la plupart du temps un coût politique
immédiat, indiscutable et peut-être dangereux. L'avantage politique de
dire non, en revanche, se situe habituellement à long terme, est spéculatif et
lent à mûrir. Il est dévalorisé par la dépréciation que la précarité du mandat
politique inflige aux avantages éloignés, aussi bien que par le caractère
dérisoire de « goutte d'eau dans la mer » de presque tous les choix singuliers
faits dans un sens ou dans l'autre. » (p.348)
« Le pouvoir discrétionnaire permet à l'Etat de contraindre ses
sujets à faire non ce qu'ils veulent mais ce que lui veut. Il s'exerce
en s'emparant de leurs propriétés et libertés. L'Etat peut s'approprier
l'argent des gens et s'en servir ensuite pour acheter ce qui lui passe par la
tête (y compris leurs services). Il peut aussi s'opposer à leurs intentions
spontanées pour leur ordonner de servir ses propres fins. » (p.361)
« La détention du pouvoir par l'Etat est précaire dans la mesure
où son pouvoir reste unidimensionnel, uniquement politique. C'est ce qui
se passe presque toujours dans les contextes historiques où le pouvoir
économique est dispersé dans la société civile, conformément au caractère
intrinsèquement diffus de l'institution de la propriété privée. Ces contextes
peuvent nous sembler naturels, mais ils ne sont absolument pas la norme dans l'histoire.
D'un point de vue analytique aussi, ce sont des étrangetés, des anomalies.
Face au monopole d'Etat de la force armée organisée, c'est une
bizarrerie, un illogisme de voir le pouvoir économique pour ainsi dire logé
ailleurs. N'est-ce pas un oubli, un étrange manque d'appétit de la part de quelqu'un,
qui ont permis à la dualité de ces instances de perdurer pendant un certain
temps ? Car l'accent mis par les historiens modernes des différentes tendances sur
les relations de causalité éventuelles liant – dans les deux sens - la
propriété du capital et le pouvoir d'Etat, ne fait que contribuer à rendre plus
mystérieuse la raison pour laquelle l'argent n'a pas encore acheté toutes les
armes ni les armes confisqué tout l'argent.
Il existe une école de philosophie politique qui explique cette
anomalie, non sans force contorsions, en niant carrément le caractère distinct
et autonome du pouvoir politique (à l'exception d'une « autonomie
relative », concept à l'élasticité trop commode pour mériter une attention
sérieuse). Le pouvoir économique et le pouvoir politique sont censés cohabiter
dans la catégorie métaphysique du « Capital », et servir de concert la «
nécessité objective » de sa « reproduction étendue ». Mais si l'on refuse
la facilité d'une solution aussi commode, on se retrouve avec ce qui semble
être un système remarquablement instable.
Faire basculer le système vers l'anarchie, ou tout au moins vers un
certain degré de suprématie de la société civile sur l'Etat, équivaudrait à
disperser le pouvoir politique jusque-là centralisé. Une fois mise en branle, cette
dispersion pourrait s'accélérer. Dans un processus complet de dispersion du
pouvoir politique, des armées privées, chassant les percepteurs de leur
territoire, mettraient l'Etat en faillite, contribuant à atrophier son armée et
probablement à développer plus encore les armées privées. Il n'existe pas
actuellement le moindre signe qu'on se dirige vers ce genre de transformation sociale.
L'éventualité que le pouvoir politique s'éparpille pour rejoindre la situation
dispersée du pouvoir économique semble être une hypothèse vide et purement
symbolique.
Faire basculer le système dans l'autre sens, vers le « capitalisme
d'Etat », ce qui entraînerait la domination de l'Etat sur la société
civile, correspond à la centralisation d'un pouvoir économique jusque-là diffus
et son unification avec le pouvoir politique en un seul centre de décision.
La réponse sommaire au « Que faire ? » rhétorique du pouvoir en place est « fusionner
le pouvoir économique et politique en un seul pouvoir d'Etat », et « lier
indissolublement citoyenneté et moyens d'existence » de sorte que la vie
tout entière du sujet soit dominée par une seule et unique relation
hiérarchique d'obéissance, où il n’y aurait plus aucune séparation entre la
sphère publique et la sphère privée, aucune pluralité des engagements, nul
centre de contre-pouvoir, aucun rejuge ni échappatoire quelconque.
Aussi bien dans la conscience de l'Etat que dans celle du public, il
faut que ce programme apocalyptique prenne un aspect prosaïque, tranquille,
terre à terre, anodin. Il doit se traduire, et le fait très facilement, par une
formule que l'idéologie dominante aura rendue largement inoffensive, telle que
le « renforcement du contrôle démocratique sur l'économie » afin qu'il
« puisse fonctionner en harmonie avec les priorités sociales ».
Quand je déclare que, contrairement à la ruse impitoyable recommandée
par Lénine, c'est quand il est au départ assez amateur et sincère que l'Etat
peut le mieux maximiser son pouvoir sur la société civile, l'influence
favorable de la confiance candide dans le caractère indolore et bénin de 1’« ingénierie »
sociale et économique est à mes yeux absolument primordiale. Il est
positivement bon pour l'Etat de croire que les mesures qu'on a cru nécessaires
pour établir le « contrôle démocratique » sur l'économie auront en leur
temps pour effet principal d'accroître l'influence des citoyens sur le bon
usage de l'appareil productif de leur pays (ou autres conséquences similaires).
Il est excellent pour l'Etat de croire sincèrement que les voix qui affirment carrément
le contraire ne font preuve que d'obscurantisme ou de mauvaise foi. »
(p.368-370)
« La transition vers le
socialisme réel, dans le sens d'une stratégie de « maximax » de l'Etat, sorte
de somnambulisme presque subconscient, visant à la fois à augmenter son
potentiel de pouvoir discrétionnaire et à concrétiser la plus grande partie du
potentiel ainsi créé, à toutes les chances de se faire sans violence, sans
couleur et sans éclat. C'est une stratégie à forte rentabilité et faible
risque. Loin de la bruyante « bataille pour la démocratie [ ... ] pour
rassembler tous les instruments de production dans les mains de l'Etat » ;
à cent lieues de la rupture héroïque des révolutionnaires ; sans besoin aucun
d'écraser dans le sang la minorité possédante, la transition vers le socialisme
réel sera d'autant mieux assurée qu'elle reposera davantage sur une lente
atrophie des sous-systèmes de la société initialement indépendants et
autorégulateurs. A mesure que l'on restreint davantage leur liberté de
fonctionnement, la perte de vitalité des pans successifs de l' « économie mixte
» conduira finalement à ce qu'on accepte passivement une extension progressive
de la propriété publique ; on finira même par la réclamer à grands Cris.
Dans une section de son Capitalisme, socialisme et
démocratie consacrée à la « sociologie de l'intellectuel », Schumpeter
explique que les intellectuels (qu'il définit avec un brin de sévérité comme
des « gens qui discourent et grattent sur des sujets dépassant leur
compétence professionnelle » et « n'ont aucune responsabilité pratique
») « ne peuvent se retenir de ronger les fondements de la société
capitaliste ». Ils favorisent l'avènement d'une idéologie qui s'en prend à
l'ordre capitaliste, lequel est notoirement impuissant à les contrôler. « Seul
un gouvernement de nature non bourgeoise [ ... ] dans les circonstances de
notre époque, seul un gouvernement socialiste ou fasciste est assez fort pour
les discipliner. » Aussi longtemps que se perpétuent la propriété privée du
capital et l'autonomie des intérêts particuliers (qu'ils s'affairent à miner
idéologiquement), les intellectuels peuvent dans une certaine mesure résister à
un Etat hostile car ils sont protégés par « les forteresses privées des
entreprises bourgeoises dont un certain nombre voudront bien donner abri à la
victime désignée ». Par rapport au capitalisme privé, le « capitalisme
d'Etat » offre des rémunérations plus importantes encore (notamment sous forme
immatérielle comme le statut social, l'oreille de la classe dirigeante et des
auditoires captifs dans les basses classes) aux intellectuels accommodants qui
s'abstiennent de critiquer le système. Ces gratifications peuvent ou non
compenser pour eux le risque latent, dans un monde où il n'existe plus aucune «
forteresse » privée, de ne plus pouvoir se réfugier nulle part si on
s'apercevait que finalement ils ont osé s'en prendre aux organes. » (p.373-374)
« Dans l'Anti-Dühring, Engels
proteste que la simple propriété d'Etat est du faux socialisme à moins que les
moyens de production n'aient « réellement dépassé le stade de la société par
actions » car autrement, même les maisons de passe de l'Etat pourraient être
considérées comme des « institutions socialistes » et pas simplement comme des
établissements appartenant à l'Etat. A partir de quelle dimension les bordels
deviennent-ils socialistes et non de simples établissements possédés
par l'Etat? Croire que la taille est la qualité magique qui transforme la
propriété d'Etat en propriété socialiste n'est absolument pas suffisant. La
vision du socialisme scientifique où les moyens de production « dépassent le
stade » de la société par actions a depuis longtemps succombé à l'expérience
d'un siècle de développement industriel.
Pour être juste avec Engels, c'est son Anti-Dühring
qui donne une fois de plus la meilleure formulation d'une solution marxiste
plus durable permettant d'identifier les différentes sortes de propriété et de
systèmes sociaux. Il explique que dans un monde de rareté (autrement dit « au
royaume de la nécessité »), la division de la société en classes antagonistes
doit continuer. Le conflit de classes, bien sûr, entraîne l'existence d'un Etat
pour assurer la domination d'une de ces classes. Donc, l'« Etat socialiste »
n'est pas une contradiction dans les termes. L'Etat qui possède tous les moyens
de production est un Etat socialiste répressif. Comme il y a encore des
classes, il n'a pu disparaître. Il doit continuer à réprimer les exploités pour
le compte des exploiteurs. Il ne pourra s'effacer que lorsque l'abondance aura
remplacé la rareté, c'est-à-dire lorsque le conflit de classes aura cessé. (Si
le socialisme ne triomphe jamais de la pénurie, contingence qu'Engels ne
traite pas explicitement, l'Etat ne disparaîtra jamais et restera à jamais
propriétaire des moyens de production. Donc, aussi longtemps que l'Etat ne
rencontre pas trop de succès dans son effort pour « libérer les forces
productives » et par conséquent ne fait pas apparaître par inadvertance un
monde de surabondance absolue, il n'a rien à craindre pour son existence.) » (p.385-387) [R10]
« Posséder de l'argent offre la possibilité de choisir et habitue
les gens à exercer celle-ci. Les bons d'échange spécialisés que l'on ne
peut dépenser que sur des catégories de biens nettement plus restreintes,
uniquement pour déjeuner, pour l'éducation des enfants, les transports, les
centres de vacances, les soins médicaux, etc. restreignent l'éventail du choix.
Ils aident à perdre l'habitude de choisir. Conséquence pratique secondaire, ils
rendent la demande des consommateurs un peu plus facile à prévoir en vue d'une
planification. Plus fondamentalement, ils transfèrent vers l'Etat une partie du
pouvoir de choisir l'affectation de leurs revenus que possèdent les
récipiendaires de l'aide. Celui-ci peut alors, dans certaines limites, faire
varier la composition du « panier » de bons d'échange, et dans cette mesure façonner
le genre de vie qu'aura la population. Les
bons d'échange fournissent donc une satisfaction directe à l'Etat qui désire
obliger ses sujets à vivre d'une certaine manière, par exemple dans la
meilleure des hygiènes de vie, quelle que soit la raison, parce que c’est bon
pour eux d’être en bonne santé, ou parce qu'ils travaillent ou combattent mieux
quand ils sont bien portants, ou simplement parce qu'il trouve que la santé est
une bonne chose. » (p.404-405) [R11]
-Anthony de Jasay, L’Etat – La logique du pouvoir politique,
Les Belles Lettres, coll. Laissez faire, 1994 (1985 pour la première édition
anglaise), 500 pages.
[Remarque 1] : On
trouvera pourtant un contre-exemple durable dans la République commerçante de
Venise. La République des Provinces-Unies, où vécu Spinoza, constitue peut-être
un autre contre-exemple. Il est vrai qu’il faudrait d’abord éclaircir ce qu’on
entend par « république » et « républicain ».
[Remarque 2] : De
Jasay a raison de montrer le danger inhérent à la justification lockéenne de la
propriété. Néanmoins, sa propre position n’est pas satisfaisante, car si la
propriété n’a pas à être justifié, on ne voit pas très bien pourquoi le vol
serait condamnable (et alors sa défense du capitalisme comme la prédation
étatique s’effondre). Tout ceci suggère qu’il faudrait étudier dans le détail
les théories philosophiques de la propriété.
[Remarque 3] : Ce
genre d’énoncé –bien entendu discutable, mais pas ridicule-, me fait penser
qu’on pourrait rattacher (sinon directement, au moins par l’esprit) De Jasay à
l’école italienne de sociologie, dont j’ai déjà parlé. Après tout, Machiavel
est le premier penseur évoqué par M. De Jasay dans son ouvrage.
[Remarque 4] : Ce
passage est proprement merveilleux, tant stylistiquement et substantiellement.
[Remarque 5] : Il
y a un côté tocquevillien chez De Jasay, dans sa façon de concevoir comme une
fatalité inéluctable l’accroissement du périmètre de l’Etat –problématiquement
identifié avec ce que Tocqueville appelait « les temps
démocratiques ».
[Remarque 6] : Ce
qui n’empêche bien sûr pas un paquet d’activistes, d’intellectuels et de
politiciens de pourchasser le spectre du « néolibéralisme » et de
lutter contre l’ « austérité » -au Royaume-Uni et dans le reste du
monde.
[Remarque 7] :
Cette précision montre que la formule de Ludwig von Mises selon laquelle le
marché est une « démocratie des consommateurs » est fausse. Les
consommateurs n’ont pas une voix égale, mais des revenus inégaux. En revanche,
le marché est plus optimal que la démocratie en cela que les préférences
minoritaires sont réalisées au même titre que les préférences majoritaires.
[Remarque 8] : Ce
passage montre bien l’équivocité de la notion d’égalité, qui devrait par
conséquent être exclu des valeurs politiques, au profit de la justice, par
exemple (on aurait alors des conceptions égalitaristes et anti-égalitaristes de
la justice, plutôt que l’imprécision du camp des défenseurs « de »
l’égalité versus le camp des défenseurs « de » l’inégalité –ce qui ne
veut rigoureusement rien dire).
[Remarque 9] : On
retrouve ici un thème –l’impact des politiques publiques interventionnistes sur
le fonctionnement de la famille- abondamment traité par le blogueur
libéral-conservateur Aristide Renou.
[Remarque 10] :
Dans ces lignes brillantes résident le lien tant cherché entre utopisme
marxiste et totalitarisme. L’utopie, c’était de croire (en jetant les
avertissements de l’économie politique « bourgeoise » par-dessus
bord) que le socialisme pourrait être plus productif et efficient que le
capitalisme.
[Remarque 11] : On
se souviendra que les bons d’échange symbolisant une durée de temps de travail
effectuée sont la solution préconisée par Marx, dans Le Capital, pour remplacer l’économie de marché.
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