J’avais un moment envisagé, en mai dernier, à l’occasion du cinquantenaire, de faire quelques remarques sur l’ouvrage déjà ancien de Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l'impossible héritage, La Découverte / Poche, 2006 (1998 pour la première édition). L’absence notable de commémorations –signe d’un retournement de l’opinion ? D’une amnésie historique de plus ?- m’en avait dissuadé.
Pourtant, à présent que se développe cet étonnant
mouvement de protestation en métropole et dans l’Outre-Mer, il m’a paru
intéressant de lancer quelques coups d’œil de chaque côté du demi-siècle
écoulé, pour essayer d’en saisir les continuités et les différences.
Du côté du pouvoir politique, tous les « signifiants »
se sont inversés en cinquante ans. En Mai 68, le pouvoir en place était
conservateur, martial, étatiste et national, solide malgré la crise (sa
résolution en témoigne). Le gaullisme bénéficiait du soutien objectif du Parti
communiste (qui appréciait sa politique étrangère d’équilibre entre les deux « Super-Grands »
et redoutait d’être débordé par l’extrême-gauche). Derrière leur opposition
apparente, les deux forces se soutenaient mutuellement. Elles déclinèrent du reste ensemble, faisant passer la France d'un étatisme "dur" (centré sur la "régulation" économique) à un étatisme "liquide" (centré sur le contrôle des comportements) -qui n'est pas sans rappeler le "despotisme doux" prédit par Tocqueville.
Aujourd’hui, derrière
une façade technocratique, le pouvoir est libertaire (!), d’allure libéral (en réalité affairé à une gestion « de
droite », favorable aux plus riches, d’un Etat-providence qui continue de
croitre et de vivre aux dessus des moyens du pays), post-national et largement
contaminé par le « gauchisme culturel » (si bien défini par Jean-Pierre
Le Goff). Il est remarquable que toutes les idéologies « post-matérialistes »
qui ont émergés en 68 –féminisme, écologisme, pacifisme, etc.- soient aujourd’hui
au pouvoir –l’imagination en moins -car leurs objectifs n’ont guère évolué en
50 ans-, la capacité de coercition en plus. On nous explique aujourd’hui qu’il
faut sacrifier le budget essence des classes populaires hors métropole –budget
pourtant contraint- sur l’autel d’une transition écologique justifiée par des
discours à la scientificité incertaine et à l’inefficacité économique et énergétique flagrante. Pendant que des mères de familles soucieuses de boucler
le budget du mois à 15 euros près manifestent contre les futures hausses de
taxes (France 2, Journal télévisé du 20 novembre), l’admirable majorité « En
Marche » avec ces charmants profils de parlementaires « issus de la
société civile » trouve utile et urgent de légiférer pour... « interdire la fessée » dans la sphère privée… « Le privé est politique »
n’était-il pas le slogan (inepte et liberticide en puissance, comme on le voit)
d’un certain féminisme post-soixante-huitard ?
Ce renversement exprime aussi la séparation de la
gauche et du peuple (sujet du dernier ouvrage de Denis Collin). Mai 68 ne fut
pas simplement une révolution culturelle (pour partie très contestable), elle
fut aussi la plus grande grève générale de l’histoire de France. Le caractère
largement spontané de ces grèves peut évoquer l’auto-organisation actuelle des
gilets jaunes –en ces année-là déjà perçait une contestation des partis
politiques traditionnels, qui n’ont fait que perdre des adhérents depuis. Mais
il faut voir aussi que les organisations syndicales classiques furent capables
d’encadrer les contestations –au grand dam de l’extrême-gauche « révolutionnaire »-
et, à la différence sans doute de ce qui va se produire à présent, de lui
permettre par son intermédiaire de satisfaire certaines revendications [R1]. De
nos jours, la dépolitisation, l’absence de disciplines consenties, le manque de confiance dans les procédures de représentation, rendent
improbables la constitution de (ou le recours à des) formes institutionnelles
sans lesquelles on ne peut pas résoudre les conflits d’une société aussi
complexe que la société moderne. Dans son ouvrage consacré à la crise de Mai
68, Raymond Aron faisait déjà de la faiblesse des corps intermédiaires l’explication
de l’alternance en France de phase d’apathie collective et d’explosions de
frustrations improductives.
Cette séparation n’est pas seulement celle du peuple
d'avec les organisations politiques ou partisanes. Elle concerne aussi les
intellectuels. On a fait des pétitions au chef de l’Etat et même un film en
défense d’une meurtrière hypothétiquement victime d’une abstraction inexistante :
le « patriarcat ». On lit tous les jours dans Le Monde ou Libération
des appels décidés à restreindre -par la Loi- la consommation des Français au nom
du climat. Mais des citoyens ordinaires décident-ils soudain d’exiger dans le
calme qu’on les pille un peu moins,
voilà que le clergé médiatique du « progressisme » préfère détourner
les yeux de besoins si triviaux –lorsqu’il n’est pas occupé à faire passer les
contestataires pour des « beaufs racistes ». Voudrait-on regonfler la baudruche
Marine Le Pen pour nous refaire une énième fois –de trop ?- le coup du « vote
utile » aux prochaines élections, que l’on ne s’y prendrait pas autrement.
Alors oui, sans doute n’est-il pas inutile de se
replonger dans les mutations idéologiques des années de l’après Mai pour comprendre
les origines de ce grand divorce des élites d’avec la Nation et le peuple.
[R1] : Je ne veux pas dire que les mesures
prises lors des accords de Grenelle me paraissent bonnes –elles manifestaient
un interventionnisme économique par nature injuste et inutile (les hausses de tout salaire minimum se répercutant
mécaniquement sur le pouvoir d’achat des consommateurs après une phase d’inflation
–sans compter les destructions d’emplois inhérent à la fixation étatique des
salaires). Néanmoins, l’existence d’institutions susceptibles de négocier pour
résoudre les conflits inhérents à la société capitaliste, salariale, est une
alternative préférable à l’expression anarchique des griefs individuels et
collectifs.
"Ce qu'il nous faut tenter de penser, c'est
comment s'est opéré un processus de décomposition des repères de la vie commune
et des idéaux de transformation sociale à partir de cette novation que fut Mai
68 et de l'espérance dont il était porteur." (p.18)
"C'est toute une conception de l'homme et de la culture qui s'est trouvée mise à mal parfois au nom des meilleures intentions, rendant problématiques l'idée même d'autonomie de jugement et de monde commun, brouillant les repères et les distinctions du rationnel et de l'irrationnel, du privé et du public, du normal et du pathologique... Et s'il est vrai que le gauchisme culturel l'a emporté, c'est au prix d'une dépolitisation de la société, de la montée d'un individualisme exacerbé et d'un nouveau conformisme. Ces années contestataires n'ont pas seulement amené la fin du mythe révolutionnaire, elles ont sapé les fondements éthiques et rationnels du politiques et porté le doute sur la possibilité d'une reconstruction. En ce sens, elles constituent bien un "héritage impossible" et c'est hors de leur horizon qu'il faut chercher le renouveau possible de la politique et de la culture." (p.20)
"En ce milieu des années soixante, la France a atteint un niveau de prospérité sans précédent qui semble la mettre à l'abri de toute crise sociale grave. La monnaie est solide et la croissance annuelle frôle les 5%. Le pays en a fini avec ses guerres coloniales et vit désormais en paix. En l'espace d'une vingtaine d'années, il a changé d'époque, sans vraiment s'en rendre compte. [...]
Les écarts entre les niveaux de vie demeurent importants. Mais qui peut nier qu'un progrès économique et social s'est accompli ? Le problème du paupérisme, tel qu'il s'est posé au siècle dernier, paraît résolu. Le développement de la production et de la consommation, le système de redistribution mis en place par l' "Etat-providence" ont permis une amélioration globale de la condition ouvrière. [...] L'exode rural est presque achevé et les centres urbains se développent." (p.23)
"Le phénomène marquant de ces années est l'émergence de nouvelles catégories dites intermédiaires (entre la bourgeoisie et la classe ouvrière). Les couches moyennes traditionnelles (paysans, artisans et petits commerçants) s'amenuisent, tandis que d'autres se développent. Le secteur tertiaire progresse rapidement et emploie la majorité des femmes qui travaillent. [...]
Les ouvriers demeurent la catégorie socioprofessionnelle la plus nombreuse, même si ses effectifs ont continué à croitre moins vite que les autres catégories de salariés (ils sont passés de 6.6 millions en 1962 à 7.3 millions en 1968)." (p.24)
"Le Parti communiste français, quand à lui, se veut toujours un parti révolutionnaire, mais il prône maintenant un "passage pacifique" au socialisme. Il a entamé une mutation qui le conduit à envisager une "démocratie avancée ouvrant la voie au socialisme". Dans les milieux intellectuels, le marxisme demeure une référence première ; le PCF et la CGT paraissent toujours aussi incontournables. Mais des intellectuels, encore très minoritaires, ont commencé à interroger le communisme et le marxisme d'un point de vue critique. En 1958, Edgar Morin, qui a quitté le Parti communiste, s'interroge dans son livre Autocritique sur "une foi, hier source de toute assurance, aujourd'hui étrangère et ennemie"." (p.27)
"La génération née entre 1944 et 1950 n'a pas connu la faim et la misère, la guerre, les drames et les privations. Elle vit dans une société pacifiée et prospère, une "société de facilité" disent les aînés, comme pour mieux rappeler leurs sacrifices et la dette qui leur est due. Les enjeux de l'histoire passée peuvent alors apparaître autrement sérieux que ceux de cette seconde moitié du XXe siècle. Du temps du Front populaire, de la guerre et de la Résistance, de l'opposition à la guerre d'Algérie... on se battait pour vivre libre et dans la dignité, on risquait sa vie. Quelle cause en est désormais l'équivalent ?" (p.33)
"Ce qui faisait la familiarité du monde disparaît. Le passé et l'expérience des aînés ne servent plus de référence pour s'orienter dans le monde moderne, éclairer l'avenir des jeunes générations. La continuité de l'expérience est rompue." (p.34)
"Le régime cultive l'ordre moral en exerçant une censure contre tout ce qui nuit aux bonnes mœurs." (p.36)
"Dans les années soixante, le bac et l'accès à l'université deviennent des objectifs de promotion concernant des catégories sociales de plus en plus larges. On assiste à une forte poussée démographique des générations d'après-guerre: en dix ans, les effectifs étudiants ont plus que doublé, passant de 200 000 en 1958 à plus de 500 000 en 1968.
L'adolescence prolongée recule le moment des choix, fait durer une expérience de vie particulière favorable au développement du rêve et de l'imaginaire. Le passage à l'université est valorisé socialement et constitue un mode de vie toléré hors des normes." (p.43)
"L'idée même de passerelles entre l'université et l'entreprise suscite de fortes résistances. La contradiction entre la culture humaniste liée à la formation des élites antérieures et les nouvelles exigences de l'économie est manifeste, spécialement dans les facultés de lettre." (p.44)
"Au total, selon les estimations, les effectifs des groupes révolutionnaires oscillent à la veille de Mai 68 entre 5000 et 16000. A Nanterre, les groupuscules divers regroupent entre 130 et 140 militants, soit à peine plus de un sur cent des étudiants inscrits. Leur propagande et leurs querelles n'intéressent qu'une infime minorité d'étudiants." (p.49)
"Entre la génération étudiante politisée, issue de l'UEC ou du PSU, qui constitue l'ossature de l'UNEF et des groupes d'extrême gauche, et la masse des nouveaux arrivés, le fossé est profond. [...] Ce sont en fait deux générations qui coexistent à l'intérieur des universités: les différences d'âge de cinq ou six ans peuvent signifier des expériences de vie et des différences culturelles importantes." (p.50)
"On a beau dire qu'on attaque l'institution et non les hommes, on n'en traite pas moins le doyen [de Nanterre] Grappin de "SS". Celui-ci connut les geôles de la Gestapo, fut déporté, se mobilisa contre la guerre d'Algérie. Humaniste et homme de gauche, il se montre soucieux du dialogue avec les étudiants. Il n'en est pas moins traité de "nazi", de "flic" ou de "larbin"." (p.53)
"Les enragés n'acceptent pas d'entamer le dialogue que ces responsables s'efforcent d'instaurer et traitent ces derniers comme d'infâmes réactionnaires." (p.54)
"Ces mots qui perdent leur sens, ces formules incendiaires, ces injures, ces grossièretés et ces menaces furent prononcés dans la plus complète irresponsabilité et, faut-il encore le préciser, le plus souvent dans un défoulement jubilatoire." (p.55)
"Mai 68 survient dans l'histoire comme une "divine surprise" [...] sans que personne, y compris ses principaux acteurs, ait pu penser qu'il puisse advenir.
Le jeudi 2 mai, le Premier ministre, Georges Pompidou, s'envole pour un voyage officiel en Iran et en Afghanistan. Le vendredi 3, plusieurs centaines d'étudiants d'extrême gauche tiennent leur meeting dans la cour de la Sorbonne. Le bruit court d'une attaque imminente du groupuscule d'extrême-droite Ordre nouveau et les militants se préparent à le recevoir. Mais au lieu des fascistes attendus, ils voient, à leur grande surprise, des policiers en uniforme noir envahir la cour de la Sorbonne. La police intervient sur réquisitoire du recteur Roche, de l'université de Paris, qui craint que des affrontements aient lieu avec l'extrême droite.
Les trois cents militants présents, parmi lesquels Daniel Cohn-Bendit, Alain Krivine et Jacques Sauvageot, sont embarqués dans les cars et emmenés pour contrôle d'identité. Ils sont relâchés dans la soirée et dans la nuit." (p.59)
"Le vendredi 10 mai [...] va déboucher sur la première nuit des barricades [...]
La construction des barricades crée une atmosphère d'exaltation, de fraternité et de fête parmi les manifestants soutenus par les habitants du quartier qui se mêlent à eux. Le cloisonnement entre les catégories sociales et les rôles convenus s'efface. [...]
Les manifestants ont le sentiment de vivre l'histoire en train de se faire." (p.63)
"A 2h35, les CRS font les sommations d'usage, lancent des fusées rouges, et se lancent à l'assaut des barricades. A la fête succède la violence. Les heurts sont extrêmement brutaux, et nombreux sont ceux qui, à Paris et dans la France entière, suivant en direct, sur les stations périphériques de RTL et d'Europe n°1, les affrontements et la répression décrits par les voix haletantes et émues des journalistes." (p.65)
"Les centrales syndicales appellent à une grève générale de 24 heures en vue de protester contre la répression. Les organisations syndicales et les partis de gauche appellent à manifester avec les organisations étudiantes le lundi 13 mai. Dix jours après l'intervention de la police à la Sorbonne, et dix ans jour pour jour après la venue de De Gaulle au pouvoir, de 15 à 17 heures, de la place de la République à Denfert-Rochereau, plusieurs centaines de milliers de personnes (près d'un million selon les organisateurs, près de 300 000 selon le préfet de police) défilent dans Paris sans heurts au milieu d'une profusion de drapeaux rouges et de milliers de banderoles. Dans les principales villes de province, des dizaines de milliers de personnes manifestent pareillement." (p.67)
"Parallèlement, une vague de grèves et d'occupations d'entreprises se développe en province à partir du 14 mai: elle touche d'abord l'usine Sud-Aviation près de Nantes, les usines Renault de Cléon et Flins, puis celles de Billancourt et de l'ensemble du groupe, avant de s'étendre à tout le pays. [...]
La grève générale s'étend dans tous les secteurs et le 24 mai, toute la France est paralysée." (p.70)
"On croit en avoir fini avec toute forme de médiation et de pouvoir, quand l'expression sans entrave et la parole directement échangée s'affirment comme auto-suffisantes, les seules authentiques possibles en dehors desquelles tout n'est que mensonge, aliénation ou répression. [...] Mais comment la parole vive et créatrice pourrait-elle s'installer dans la durée sans passer par la médiation des institutions et des œuvres ?" (p.77)
"La critique de l'aliénation tend à se substituer à celle de l'exploitation." (p.77)
"Refus de la confrontation avec l'épreuve du réel et de la finitude." (p.82)
"Les textes les plus radicaux en appellent [...] au rejet total de l'héritage culturel, sans souci d'en dégager les acquis dans le présent." (p.82)
"Les négociations de Grenelle entre patronat et syndicats qui se déroulent du 25 au 27 mai, sous l'égide du Premier ministre Georges Pompidou, aboutissent à un protocole d'accord qui donne satisfaction à de nombreuses revendications: relèvement massif du SMIG de 35%, augmentations de salaires de l'ordre de 10%, diminution du ticket modérateur de la Sécurité sociale, réduction d'une heure de la durée du travail avant la fin du Ve Plan, paiement à 50% des heures de grève. Mais ces revendications quantitatives n'en apparaissent pas moins quelque peu décalées en regard du mouvement qui secoue tout le pays.
Les grévistes de Renault refusent d'entériner ce protocole que Georges Séguy, secrétaire national de la GCT, est venu leur présenter. La base ne veut pas en rester là et continue la grève. Nombre de soixante-huitards y voient le signe d'une révolte possible de la classe ouvrière: passant outre leur représentation syndicale, les travailleurs dans leur masse ne pourraient-ils pas directement se joindre à eux ?
La CGT et le PCF font tout pour que cette rencontre directe n'ait pas lieu. Entre la Commune étudiante et eux, le fossé est considérable. Certes, les communistes vont s'affirmer solidaires des étudiants contre la répression et dans leur lutte pour leurs "justes revendications", mais ils n'entendent nullement se laisser déborder par les gauchistes. Les formules de Georges Marchais, le secrétaire général du PCF, parlant de Cohn-Bendit en termes d' "anarchiste allemand", les dénonciations des militants d'extrême gauche comme "provocateurs", "fils de grands bourgeois" ou "anticommunistes" servant les "intérêts de la bourgeoisie et du grand capital"... ont révulsé les étudiants, pour lesquels ces propos rejoignent ceux du pouvoir contre les groupuscules et la "chienlit". La cassure est profonde et l'attitude du PCF et de la CGT ne sera pas oubliée de sitôt.
Pour les militants étudiants, la classe ouvrière est purement et simplement ballonnée par les appareils syndicaux et politiques qui affirment la représenter. Il suffirait donc de lever l'obstacle pour que s'expriment les mêmes aspirations." (p.83-84)
"Au sein de la Commune étudiante, nombre de manifestants fascinés par la violence veulent se battre." (p.90)
"Dans la soirée du 23 mai, le SNE Sup, l'UNEF et le Mouvement du 22 mars déclinent toute responsabilité dans les combats de rue qui se déroulent et vont se poursuivre toute la nuit." (p.90)
"[Le 24 mai], De Gaulle fait un discours à la télévision. Il en appelle à la réforme nécessaire de l'université et de l'économie dans le cadre de la "participation", annonce un référendum sur le sujet en indiquant que si la réponse est "non", il démissionnera. Ce discours ne paraît nullement à la hauteur de la situation et tombe à plat." (p.91)
"Le lendemain [25 mai], Georges Pompidou annonce que l'on se trouve "en présence d'une tentative de déclencher la guerre civile". La nuit du 24 mai marque un tournant: le spectacle des rues dépavées, des arbres abattus (130 arbres au quartier Latin), des voitures incendiées... exaspère une bonne partie de la population.
Deux autres villes connaissent également des heurts très violents: Bordeaux, qui vit sa nuit des barricades, et Lyon, où un commissaire de police meurt sur le pont Lafayette, écrasé par un camion que des manifestants ont pris sur un chantier et lancé sur les forces de l'ordre." (p.93)
"Jusqu'à la fin, l'exagération des faits, les rumeurs alimentent l'idée d'une répression sauvage voulue comme telle. Les bruits les plus divers courent constamment sur des attaques imminentes des CRS ou des commandos des fascistes du groupe Occident." (p.94)
"Dans la nuit du 10 au 11 juin, les heurts très violents durent jusqu'à 7 heures du matin. Plusieurs centaines de manifestants attaquent le commissariat du Ve arrondissement à coups de cocktails Molotov et bombardent les forces de police du toit des immeubles. Rue Saint-Jacques, une imposante barricade est défendue avec acharnement. La police ne parvient à s'en rendre maître qu'à l'aube." (p.96)
"Dans son discours, du 30 mai, le général De Gaulle annonce qu'il dissout l'Assemblée nationale et convoque des élections législatives. Il dénonce "l'intimidation, l'intoxication et la tyrannie, exercées par des groupes organisés de longue main en conséquence, et par un parti qui est une menace totalitaire, même s'il a déjà des rivaux à cet égard", et en appelle à l'organisation de l' "action civique", "la France, en effet, est menacée de dictature".
Les fantômes d'un passé proche, celui de la Résistance et des règlements de compte de la Libération, resurgissent. Dans les campagnes circulent souvent les bruits les plus fous. Entre les deux tours des élections législatives, qui ont lieu les 23 et 30 juin, "des vieux mettent le fusil sous l'oreiller, des "nantis" du chef-lieu envisagent de ne plus coucher chez eux". Nombreux sont ceux qui, à droite, craignant que la France ne sombre dans l'anarchie ou le communisme, sont décidés à s'organiser et à se battre, et, si nécessaire, les armes à la main." (p.98)
"Contrairement à ce que peut dire Christian Fouchet, après la première nuit des barricades, les révolutionnaires ne veulent pas que "l'aventure de Mai 68 finisse dans le sang". Le contact entre les autorités et les responsables de l'UNEF n'est jamais rompu. Ces derniers ont même le numéro de téléphone de la ligne directe du préfet de police, et sont tacitement en accord avec lui pour éviter le pire. A plusieurs reprises, ils essaieront d'éviter les heurts." (p.99)
"En France, la manifestation gaulliste du 30 mai sur les Champs-Élysées dépasse en nombre celle du 13 mai. Elle mobilise entre trois et quatre cent mille personnes, selon le préfet de police Maurice Grimaud." (p.101)
"Les manifestants entretiendront l'image d'une police assimilée en totalité à une bande de brutes sadiques, marquée à tout jamais par les habitudes acquises pendant la guerre d'Algérie." (p.104)
"A Paris, on compte au moins 2000 blessés, dont deux cents graves." (p.110)
"Un homme joue un rôle clé tout au long de ces événements: le préfet de police Maurice Grimaud, chargé du maintien de l'ordre sur la capitale. Au sein du pouvoir, sa tactique n'est pas partagé par tout le monde et il chemine sur une voie étroite face aux partisans de la manière forte. Du début à la fin des événements, il a tout fait pour éviter un drame sanglant. La République lui doit beaucoup." (p.113)
"Après le 10 juin, les manifestations sur la voie publique sont interdites, la police intercepte plus d'un millier de personnes sur les lieux de rassemblement. [...] L'évacuation des derniers occupants de l'Odéon, le 14 juin, se fait sans heurts [...] L'évacuation de la Sorbonne s'effectue pareillement." (p.116)
"La décision de l'emploi des forces armées dépend du gouvernement. Cet emploi est placé sous le commandement du gouverneur militaire de la place de Paris, mais encore faut-il que le préfet de police donne son assentiment. Dans ce cas, la coopération entres responsables civils et militaires peut être délicate et les risques sont importants: les unités militaires disposent d'un commandement propre et de moyens qui sont ceux du feu.
Pierre Messmer, ministre de la Défense -dont les gauchistes ne vont pas manquer de rappeler son passé d'officier dans la Légion-, recommande la prudence et s'oppose à l'envoi de la troupe contre les manifestants. [...]
La question de son intervention n'en est pas moins de nouveau posée après la nuit d'émeutes du 23 au 24 mai. Georges Pompidou s'y refuse: "Je ne ferai pas tirer". [...] Les militaires envisagent un moment de placer une unité de parachutistes à l'Élysée : ils se contentent de la mettre aux Invalides, au siège du gouvernement militaire de Paris." (p.117)
"Il fut un temps où l'on réglait les conflits sociaux à coups de sabres et chassepots. Les grèves et les manifestations ouvrières ont longtemps été considérées comme des actes insurrectionnels. Le 1er mai 1891, à Fourmies, dans le Nord, dans la ville en état de siège, la troupe tire sur la foule des manifestants: dix morts. Dans le Midi, le 19 juin 1906, les soldats ouvrent le feu sur les viticulteurs du Midi en révolte: cinq morts et vingt blessés. En juin 1908, à Draveil, deux grévistes sont tués et dix autres grièvement blessés ; à Villeneuve-Saint-Georges, la troupe tire: quatre morts." (p.121)
"Mai 68 a vu s'exprimer des aspirations qui ne correspondent pas aux schémas des groupes que l'on peut qualifier de néo-léninistes (car ils se vivent tous plus ou moins comme l'embryon du parti d'avant-garde théorisé par Lénine). Bien plus, ces aspirations mettent en question les formes traditionnelles de l'engagement militant. Mais avec le reflux et l'échec de la Commune étudiante, celles-ci vont reprendre le dessus pour aboutir paradoxalement à une revalorisation des groupes d'extrême gauche. Le coup n'en a pas moins été porté et il continuera de produire souterrainement ses effets." (p.125)
"Mai 68 fait apparaître le fossé existant entre les nouvelles aspirations qui s'expriment avec force et les institutions politiques existantes. Le rejet, ou plus exactement le désintérêt du mouvement pour les institutions étatiques et les partis, s'appuie d'abord sur un constat que dresse le Centre de regroupement des informations universitaires: "Les événements récents ont révélé le vide politique de nos institutions. La structure et la tradition parlementaire actuelles ne permettent pas l'expression réelle des individus. [...] La hiérarchie, la discipline, la bureaucratie des partis actuels, la conception du rapport dirigeant-exécutant, voilà ce que conteste le mouvement étudiant. Il en va de même de la centralisation excessive, de l'impossibilité de faire entendre sa voix. Quant aux idéologies traditionnelles, pour autant qu'elles existent encore, elles sont devenues désuètes et sclérosées. Tout ceci a pour conséquence qu'aucun parti actuel ne peut représenter la tendance qui vient déchirer le ciel monotone de la vie politique française." (p.126-127)
"Les jeunes soixante-huitards n'ont pas l'expérience et la formation politique de ceux qui constituent l'encadrement des groupes d'extrême gauche. Ces derniers ont des références toutes faites, des programmes déjà élaborés, des propositions d'organisation et d'action. Dans le milieu étudiant de l'époque, on lit encore beaucoup, et les différents groupes tiennent des "tables de presse" où l'on peut se procurer les classiques révolutionnaires, les programmes, brochures et textes divers des organisations d'extrême gauche. Cette littérature va être dévoré par de nombreux jeunes portés par l'enthousiasme de Mai. En fait, comme le montrent d'innombrables témoignages, l'engagement dans tel ou tel groupe d'extrême gauche se décide rarement sur la base d'un choix raisonné entre les différents "programmes révolutionnaires" ainsi offerts. Le plus souvent, cet engagement se fait sur des bases affectives, au hasard des circonstances, des affinités amicales ou amoureuses avec des militants et des militantes rencontrés dans les universités et les lycées." (p.135)
"L'arrivée massive de ces jeunes (ils ont entre 16 et 20 ans en Mai 68) introduit au sein des organisations une sensibilité nouvelle qui cadre mal avec les contraintes du militantisme plus ou moins sacrificiel. Le malentendu se noue et il faudra attendre plusieurs années pour qu'il éclate au grand jour, sous la forme d'une crise profonde du militantisme." (p.139)
"Dans les années de l'immédiat après-Mai, deux organisations d'extrême-gauche vont occuper le devant de la scène: la Ligue communiste (trotskiste) d'Alain Krivine et la Gauche prolétarienne (maoïste) dont Alain Geismar va devenir le porte-parole. Entre ces deux organisations, la concurrence sera vive dans le milieu étudiant tandis que les militants du PSU tenteront tant bien que mal de maintenir leur unité." (p.143)
"Au sein du PSU, ceux qui se réclament du marxisme-léninisme ne sont pas en reste. Ils reprochent précisément à ce parti de n'avoir pas clairement combattu la "mystification de la voie pacifique"." (p.170)
"La production cinématographique est également visée par la censure: 43 films sont interdits entre 1969 et 1970 pour des raisons qui se réfèrent à la fois à la morale et aux "propos subversifs" qui y sont tenus. La "commission de contrôle des films" émet des avis défavorables pour des films comme La Religieuse, Jours tranquilles à Clichy ou Le souffle au coeur de Louis Malle, pour cause de "toxicité mentale" ou "pornographie gratuite".
Les protestations sont nombreuses contre de telles pratiques qui coupent de plus en plus le pouvoir en place des évolutions de la société auxquelles il semble ne rien comprendre." (p.184)
"Phénomène dont la portée subversive pour le gauchisme lui-même est largement sous-estimée: le développement du courant de la libération du désir et l'irruption du féminisme.
L'apparition et le développement du Mouvement de libération des femmes (MLF) traduisent bien cette évolution. Composé à ses débuts d'un noyau restreint de femmes jeunes, la plupart étudiantes et plus ou moins en rupture avec le militantisme, le MLF sera tout à la fois l'aiguillon du mouvement des femmes des années soixante-dix et le ferment destructeur du gauchisme organisé.
Dès l'origine, le mouvement est composé de sensibilités différentes qui ne tarderont pas à s'entre-déchirer. Trois pôles principaux le structurent: les Féministes révolutionnaires, Psychanalyse et politique, et les militantes qui seront à l'origine de la tendance dite Lutte de classes, auxquels s'ajoutent de très nombreux groupes locaux plus informels.
La dynamique des contradictions internes amènera l'éclatement du MLF et l'apparition en 1974 de publications séparés correspondant plus ou moins à ces pôles." (p.297)
"Les femmes du MLF brocardent joyeusement tout ce qu'implique le militantisme néo-léniniste: esprit de sérieux, ascétisme, héroïsme viril, morale sacrificielle..." (p.301)
"On peut avoir un aperçu de ce climat très particulier des "AG" du MLF, au vu des réactions suscitées par l'annonce de la signature de Simone de Beauvoir du "manifeste des 343 pour l'avortement": "On n'en a rien à foutre ! Féminisme de maman ! Le deuxième sexe est dépassé"." (p.306)
"Le Mouvement pour la libéralisation de l'avortement et de la contraception (MLAC) ou le mouvement Choisir ont joué un rôle essentiel, tout en ne partageant pas l'extrêmisme des thèses défendues par le MLF." (p.317)
"La révolte ne s'affirme pas seulement contre l'ordre social établi, mais aussi contre les données constitutives de la condition humaine qui apparaissent comme des limites et des empiétements insupportables à la souveraineté individuelle. Ce faisant, le MLF exprime bien une manière de raisonner typique du gauchisme post-soixante-huitard et de son orgueil souverain. [...] La volonté de pouvoir disposer librement de soi-même bascule ainsi dans le fantasme de la toute-puissance. S'affirme alors la figure d'une individualité qui ne devrait rien à personne, aux générations antérieures comme aux générations futures. Ni dette, ni devoir envers autrui, mais l'affirmation d'une autonomie radicale qui se pose en dehors de tout ancrage et de toute limite." (p.317-318)
"La complexité des relations affectives est niée, réduite à de purs rapports de domination, de manipulation et d'aliénation. Dans les relations hommes-femmes, nulle place n'est laissée au jeu, à la ruse, à la séduction. Ceux-ci sont considérés comme des manifestations hypocrites et trompeuses, l'expression d'une idéologie servant à masquer les clivages et les rapports de forces." (p.328)
"Dans La Pratique de l'esprit humain, Marcel Gauchet et Gladys Swain montrent précisément comment l'interprétation de M. Foucault comporte nombre de lacunes et d'oublis. Le "grand enfermement" que M. Foucault situe à l'âge classique ne résiste guère à l'examen des faits." (p.340)
"Le système scolaire et universitaire est bien sûr une autre cible majeure des courants contestataires au début des années soixante-dix. Une série d'ouvrages critiques leur servent de références. Les analyses de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, développées dans Les Héritiers (1964), puis dans La Reproduction (1970), sont constamment mises en avant. Il en va de même de l'ouvrage de Christian Baudelot et Roger Establet, L'École capitaliste en France (1971). [...]
Du côte du courant libertaire, les ouvrages d'Ivan Illich (en particulier Une Société sans école, 1971) et celui du pédagogue britannique Alexandre S. Neill, Libres enfants de Summerhill (1970), sont des références clés. Ce dernier livre connaît un succès considérablement: réimprimé régulièrement, sa diffussion dépassera les 400 000 exemplaires. Ces livres mettent en cause les fondements mêmes de l'institution scolaire et des rapports traditionnels à l'autorité. Ils se font les promoteurs d'un nouveau lien éducateur/élève/parent/élève, d'un rapport à l'école et à la culture qui finiront par triompher dans une version atténuée." (p.355-356)
"[Pour A. S. Neill] L'important n'est pas d'avoir un enfant instruit, mais un enfant heureux, "bien dans sa peau et dans sa tête" comme on le dirait aujourd'hui. L'école devient une communauté éducative au service des besoins de l'enfant et visant son épanouissement. [...] A la figure du maître d'école se substitue celle, hybride, de l'animateur et du thérapeute, et plus précisément du gentil animateur et du gentil thérapeute. [...] Au nom de la libération de l'enfant, une telle orientation débouche sur le culte de la subjectivité désirante au détriment de la référence au monde commun et de la formation de l'autonomie du jugement." (p.370)
"L'idée d'une candidature écologiste aux élections présidentielles de 1974 est lancée par un journaliste de RTL, Jean Carlier, qui a animé depuis 1969 une campagne pour la protection du parc de la Vanoise et participe à l'Association des journalistes et des écrivains pour la protection de la nature. En accord avec des membres de l'association des Amis de la Terre, le choix va se porter sur René Dumont, ingénieur agronome, spécialiste des problèmes de développement des pays du tiers monde et qui publie en 1973 un livre qui va servir de première référence: L'Utopie ou la mort. [...]
La candidature de René Dumont ne recueille que 1.22% des suffrages, soit 337 800 voix, résultat inférieur à celui du candidat de Lutte ouvrière, qui récolte 2.36%. Cette candidature de témoignage, si son score n'est pas à la hauteur de la prise de conscience souhaitée, n'en marque pas moins l'apparition au niveau national d'un mouvement d'écologie politique." (p.379)
"A l'origine, l'écologie politique [...] dresse un tableau extrêmement sombre du monde moderne, qui retrouve la version noire du gauchisme. L'épuisement des ressources non renouvelables, la pollution, les bouleversements climatiques, la surpopulation, les menaces de famine mondiale... s'ajoutent aux risques d'un cataclysme nucléaire. L'humanité vit de sombres jours, elle est au bord du gouffre. Les peurs millénaristes sont devenues crédibles." (p.380)
"Pour Alain Touraine, le Parti socialiste doit être l' "opérateur politique de ces nouvelles contestations, "arriver à combiner des mouvements de base relativement autonomes avec un mouvement politique qui soit capable de leur donner une expression institutionnelle et avec un gouvernement capable de gérer l'économie". Alain Touraine se propose comme go-between, comme "entremetteur", entre les écologistes et la gauche." (p.393)
"La seconde moitié des années soixante-dix voit s'effondrer les espérances révolutionnaires portées par l'extrême gauche. Alors que, depuis la fin des années soixante, le développement des luttes en Europe et dans le monde paraissait rendre de nouveau crédible l'idée de révolution, l'histoire semble effectuer, un grand retournement, comme si elle s'était mise à tourner à l'envers.
En France, la classe ouvrière, dont le développement des luttes était censé déboucher sur la révolution, n'a pas rompu avec les "illusions réformistes". Elle se montre au contraire favorable au Programme commun de gouvernement de l'Union de la gauche, adopté en juin 1972 par le PCF et le PS. Le gauchisme post-soixante-huitard se délite et se montre incapable d'offrir une alternative crédible.
En 1974, la publication de l'édition française de L'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljénitsyne, par l'ampleur et la force de ses descriptions de la terreur stalinienne, de l'univers concentrationnaire communiste et ses horreurs quotidiennes, bouleverse l'opinion.
Au plan international, une série d'événements vont dans le même temps mettre radicalement en question les visions idylliques des régimes communistes et des luttes de libération en Asie du Sud-Est. Après la mort de Mao Tsé-Toung en 1976 et l'arrestation de la "bande des quatre", la "révolution culturelle" chinoise, considérée par beaucoup comme un dépassement du stalinisme, est remise en cause. Des témoignages commencent à être rendus publics sur la terreur à laquelle elle a donné lieu. Et en 1978, on apprendra que la victoire des Khmers rouges au Cambodge, en 1975, a débouché sur un génocide terrifiant. Celle des combattants vietnamiens en 1975 entraînera la fuite et l'exil de milliers de boat-people.
Ces éléments s'ajoutent à la destructuration du militantisme opéré par le courant libertaire post-soixante-huitard, précipitant la crise de la subjectivité militante. Cette crise frappe d'abord de plein fouet les plus extrémistes, en particulier les maoïstes. [...] La naissance en 1973 et le développement du quotidien Libération [...] au départ à forte composante maoïste, accompagnent cette décomposition de l'extrême-gauche. [...]
Ce sont les références mêmes de la gauche, sa conception optimiste de l'histoire qui sont mises en question. [...]
Les nouvelles valeurs qui désormais s'affirment ouvertement vont de pair avec une dépolitisation." (p.397-398)
"Le romantisme redevient une référence parce qu'il combine précisément la désillusion et le rejet de la révolution, avec la célébration d'un lien premier avec la nature et le cosmos." (p.405)
"Les textes de C. Castoriadis parus dans la revue Socialisme et Barbarie sont republiés de 1973 à 1979 en édition de poche. [...]
Le livre de Claude Lefort Un homme en trop. Réflexions sur "L'Archipel du Goulag" paraît en 1976. En 1977, C. Castoriadis et C. Lefort créent avec d'autres intellectuels la revue Libre. [...]
La revue Esprit, la CFDT et le courant autogestionnaire leur accordent alors une grande attention et contribuent à la diffusion de leurs idées." (p.434)
"Avec les remises en cause qui s'amorcent dans la seconde moitié des années soixante-dix, la critique du marxisme de C. Castoriadis et C. Lefort va acquérir une audience qu'elle n'avait pas auparavant. Leur critique porte sur ses fondements philosophiques, sur sa conception de la société et de l'histoire." (p.437)
"Avec les années quatre-vingt, l'heure est au désenchantement. En se référant constamment aux droits de l'homme, le nouveau discours dominant présente la société française du moment, sinon comme la meilleure, du moins comme la moins mauvaise possible à l'échelle de l'histoire, de ses échecs et de ses désillusions. Après ces années contestataires de luttes, de violences et d'invectives, l'heure est à la pacification et au "consensus". La défense des individus contre tous les pouvoirs, l'hédonisme et le souci du corps, la préservation de la nature et de l'environnement... constituent autant de thèmes nouveaux qui marquent cette évolution. La référence est désormais au pragmatisme, au militantisme qui "voit le bout de ses actes", aux associations éphémères qui respectent les sensibilités... La tolérance et le droit à la différence deviennent des leitmotive.
Dans son livre L’Ère du vide (1983), G. Lipovetsky décrit précisément ce nouvel air du temps marqué par la désaffection pour les questions politiques, le culte narcissique de l'Ego, le règne de l'image et de la séduction. Il souligne les aspects libertaires et hédonistes de Mai 68, qui sont entrés en contradiction avec les références révolutionnaires et participent de l'essor de l'individualisme moderne érodant les engagements collectifs." (p.457)
"Les ex-soixante-huitards ne manquent pas de souligner que leurs excès furent ainsi salutaires, mais ils oublient d'indiquer, que pour qu'il en ait été ainsi, il fallait que ces excès aient lieu dans une société démocratique capable d'encaisser les coups. Mai 68 et les années soixante-dix ont mis à mal la sacralisation de l'Etat et du politique, les bureaucraties en place et les cloisonnements sociaux, le moralisme issu du XIXe siècle et l'oppression des femmes... Ils ont obligés à une plus grande prise en compte de l'expression autonome des individus et de la société, amenée une ouverture sur les autres et sur le monde face au repli nationaliste et chauvin. Toute volonté de retour en arrière dans ces domaines peut retrouver peut-être temporairement quelque écho dans le mal-être social existant, mais elle nous paraît historiquement sans avenir. [...]
Pour autant, l'héritage comporte bien une part impossible qu'il faut regarder en face, si l'on veut comprendre le présent désenchanté dans lequel nous vivons et la crise culturelle et politique des démocraties." (p.469)
"L'héritier impossible de 68 se fait imprécateur, se place d'emblée comme le représentant naturel des dominés, apostrophant l'autre sur un mode moralisateur qui cherche à le culpabiliser en le sommant de choisir son camp au plus vite. Cette posture, assez fréquente à gauche, introduit un climat délétère dans les rapports humains et ne construit rien. Elle s'accompagne d'une vision noire du passé, du présent et de l'avenir qui bouche l'horizon, entraîne une position de grand refus qui ne veut pas se confronter aux possibles et faire des choix. La mésestime de soi comme héritier d'une culture et d'une histoire aboutit à une culpabilisation malsaine qui pervertit l'esprit critique et l'ouverture sur l'autre, favorise l'angélisme d'un "citoyen du monde" invertébré en perpétuelle errance. En l'affaire, le "non" n'est plus soutenu par un "oui" originaire, par une affirmation positive sous-entendue ou explicite ; il se suffit à lui-même. Le lien premier de confiance qui peut nous unir au monde est rompu, entraînant une paralysie morbide de la pensée et de l'action, une logique d'autodestruction.
L'expression s'affirme en dehors des règles de la raison et de la logique, n'intériorise plus la référence à un tiers qui la contient et la canalise. Elle est proche du défoulement, s'exprime sur un mode où se mêlent la souffrance et l'agressivité, la plainte et la dénonciation. [...]
Le nouveau gauchisme des années quatre-vingt dix mériterait d'être analysée sous cet angle: on y retrouve des traits de la contestation post-soixante-huitarde, aux différences essentielles près que ce mouvement n'est plus porteur d'utopie et que sa radicalité [...] véhicule souvent la nouvelle posture de l'individualisme, celle de "victime ayant des droits", considérant le pouvoir et les institutions comme de purs instruments de domination tout en leur adressant des demandes d'assistance." (p.474-475)
"Depuis plus de trente ans, ces postures héritées rejouent indéfiniment une même scène sous forme caricaturale et bouchent l'horizon. C'est hors de ce champ qu'un renouveau de la politique et de la culture est possible. Il est en revanche d'autres dimensions de Mai 68 qui appellent un travail de reprise et de reconstruction. [...] Sommes-nous capables de reprendre ces questions en nous réconciliant avec la démocratie, en reconnaissant et en rejetant la part impossible de l'héritage dans laquelle la société se débat encore aujourd'hui ?" (p.475)
-Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l'impossible héritage, La Découverte / Poche, 2006 (1998 pour la première édition), 486 pages.
"C'est toute une conception de l'homme et de la culture qui s'est trouvée mise à mal parfois au nom des meilleures intentions, rendant problématiques l'idée même d'autonomie de jugement et de monde commun, brouillant les repères et les distinctions du rationnel et de l'irrationnel, du privé et du public, du normal et du pathologique... Et s'il est vrai que le gauchisme culturel l'a emporté, c'est au prix d'une dépolitisation de la société, de la montée d'un individualisme exacerbé et d'un nouveau conformisme. Ces années contestataires n'ont pas seulement amené la fin du mythe révolutionnaire, elles ont sapé les fondements éthiques et rationnels du politiques et porté le doute sur la possibilité d'une reconstruction. En ce sens, elles constituent bien un "héritage impossible" et c'est hors de leur horizon qu'il faut chercher le renouveau possible de la politique et de la culture." (p.20)
"En ce milieu des années soixante, la France a atteint un niveau de prospérité sans précédent qui semble la mettre à l'abri de toute crise sociale grave. La monnaie est solide et la croissance annuelle frôle les 5%. Le pays en a fini avec ses guerres coloniales et vit désormais en paix. En l'espace d'une vingtaine d'années, il a changé d'époque, sans vraiment s'en rendre compte. [...]
Les écarts entre les niveaux de vie demeurent importants. Mais qui peut nier qu'un progrès économique et social s'est accompli ? Le problème du paupérisme, tel qu'il s'est posé au siècle dernier, paraît résolu. Le développement de la production et de la consommation, le système de redistribution mis en place par l' "Etat-providence" ont permis une amélioration globale de la condition ouvrière. [...] L'exode rural est presque achevé et les centres urbains se développent." (p.23)
"Le phénomène marquant de ces années est l'émergence de nouvelles catégories dites intermédiaires (entre la bourgeoisie et la classe ouvrière). Les couches moyennes traditionnelles (paysans, artisans et petits commerçants) s'amenuisent, tandis que d'autres se développent. Le secteur tertiaire progresse rapidement et emploie la majorité des femmes qui travaillent. [...]
Les ouvriers demeurent la catégorie socioprofessionnelle la plus nombreuse, même si ses effectifs ont continué à croitre moins vite que les autres catégories de salariés (ils sont passés de 6.6 millions en 1962 à 7.3 millions en 1968)." (p.24)
"Le Parti communiste français, quand à lui, se veut toujours un parti révolutionnaire, mais il prône maintenant un "passage pacifique" au socialisme. Il a entamé une mutation qui le conduit à envisager une "démocratie avancée ouvrant la voie au socialisme". Dans les milieux intellectuels, le marxisme demeure une référence première ; le PCF et la CGT paraissent toujours aussi incontournables. Mais des intellectuels, encore très minoritaires, ont commencé à interroger le communisme et le marxisme d'un point de vue critique. En 1958, Edgar Morin, qui a quitté le Parti communiste, s'interroge dans son livre Autocritique sur "une foi, hier source de toute assurance, aujourd'hui étrangère et ennemie"." (p.27)
"La génération née entre 1944 et 1950 n'a pas connu la faim et la misère, la guerre, les drames et les privations. Elle vit dans une société pacifiée et prospère, une "société de facilité" disent les aînés, comme pour mieux rappeler leurs sacrifices et la dette qui leur est due. Les enjeux de l'histoire passée peuvent alors apparaître autrement sérieux que ceux de cette seconde moitié du XXe siècle. Du temps du Front populaire, de la guerre et de la Résistance, de l'opposition à la guerre d'Algérie... on se battait pour vivre libre et dans la dignité, on risquait sa vie. Quelle cause en est désormais l'équivalent ?" (p.33)
"Ce qui faisait la familiarité du monde disparaît. Le passé et l'expérience des aînés ne servent plus de référence pour s'orienter dans le monde moderne, éclairer l'avenir des jeunes générations. La continuité de l'expérience est rompue." (p.34)
"Le régime cultive l'ordre moral en exerçant une censure contre tout ce qui nuit aux bonnes mœurs." (p.36)
"Dans les années soixante, le bac et l'accès à l'université deviennent des objectifs de promotion concernant des catégories sociales de plus en plus larges. On assiste à une forte poussée démographique des générations d'après-guerre: en dix ans, les effectifs étudiants ont plus que doublé, passant de 200 000 en 1958 à plus de 500 000 en 1968.
L'adolescence prolongée recule le moment des choix, fait durer une expérience de vie particulière favorable au développement du rêve et de l'imaginaire. Le passage à l'université est valorisé socialement et constitue un mode de vie toléré hors des normes." (p.43)
"L'idée même de passerelles entre l'université et l'entreprise suscite de fortes résistances. La contradiction entre la culture humaniste liée à la formation des élites antérieures et les nouvelles exigences de l'économie est manifeste, spécialement dans les facultés de lettre." (p.44)
"Au total, selon les estimations, les effectifs des groupes révolutionnaires oscillent à la veille de Mai 68 entre 5000 et 16000. A Nanterre, les groupuscules divers regroupent entre 130 et 140 militants, soit à peine plus de un sur cent des étudiants inscrits. Leur propagande et leurs querelles n'intéressent qu'une infime minorité d'étudiants." (p.49)
"Entre la génération étudiante politisée, issue de l'UEC ou du PSU, qui constitue l'ossature de l'UNEF et des groupes d'extrême gauche, et la masse des nouveaux arrivés, le fossé est profond. [...] Ce sont en fait deux générations qui coexistent à l'intérieur des universités: les différences d'âge de cinq ou six ans peuvent signifier des expériences de vie et des différences culturelles importantes." (p.50)
"On a beau dire qu'on attaque l'institution et non les hommes, on n'en traite pas moins le doyen [de Nanterre] Grappin de "SS". Celui-ci connut les geôles de la Gestapo, fut déporté, se mobilisa contre la guerre d'Algérie. Humaniste et homme de gauche, il se montre soucieux du dialogue avec les étudiants. Il n'en est pas moins traité de "nazi", de "flic" ou de "larbin"." (p.53)
"Les enragés n'acceptent pas d'entamer le dialogue que ces responsables s'efforcent d'instaurer et traitent ces derniers comme d'infâmes réactionnaires." (p.54)
"Ces mots qui perdent leur sens, ces formules incendiaires, ces injures, ces grossièretés et ces menaces furent prononcés dans la plus complète irresponsabilité et, faut-il encore le préciser, le plus souvent dans un défoulement jubilatoire." (p.55)
"Mai 68 survient dans l'histoire comme une "divine surprise" [...] sans que personne, y compris ses principaux acteurs, ait pu penser qu'il puisse advenir.
Le jeudi 2 mai, le Premier ministre, Georges Pompidou, s'envole pour un voyage officiel en Iran et en Afghanistan. Le vendredi 3, plusieurs centaines d'étudiants d'extrême gauche tiennent leur meeting dans la cour de la Sorbonne. Le bruit court d'une attaque imminente du groupuscule d'extrême-droite Ordre nouveau et les militants se préparent à le recevoir. Mais au lieu des fascistes attendus, ils voient, à leur grande surprise, des policiers en uniforme noir envahir la cour de la Sorbonne. La police intervient sur réquisitoire du recteur Roche, de l'université de Paris, qui craint que des affrontements aient lieu avec l'extrême droite.
Les trois cents militants présents, parmi lesquels Daniel Cohn-Bendit, Alain Krivine et Jacques Sauvageot, sont embarqués dans les cars et emmenés pour contrôle d'identité. Ils sont relâchés dans la soirée et dans la nuit." (p.59)
"Le vendredi 10 mai [...] va déboucher sur la première nuit des barricades [...]
La construction des barricades crée une atmosphère d'exaltation, de fraternité et de fête parmi les manifestants soutenus par les habitants du quartier qui se mêlent à eux. Le cloisonnement entre les catégories sociales et les rôles convenus s'efface. [...]
Les manifestants ont le sentiment de vivre l'histoire en train de se faire." (p.63)
"A 2h35, les CRS font les sommations d'usage, lancent des fusées rouges, et se lancent à l'assaut des barricades. A la fête succède la violence. Les heurts sont extrêmement brutaux, et nombreux sont ceux qui, à Paris et dans la France entière, suivant en direct, sur les stations périphériques de RTL et d'Europe n°1, les affrontements et la répression décrits par les voix haletantes et émues des journalistes." (p.65)
"Les centrales syndicales appellent à une grève générale de 24 heures en vue de protester contre la répression. Les organisations syndicales et les partis de gauche appellent à manifester avec les organisations étudiantes le lundi 13 mai. Dix jours après l'intervention de la police à la Sorbonne, et dix ans jour pour jour après la venue de De Gaulle au pouvoir, de 15 à 17 heures, de la place de la République à Denfert-Rochereau, plusieurs centaines de milliers de personnes (près d'un million selon les organisateurs, près de 300 000 selon le préfet de police) défilent dans Paris sans heurts au milieu d'une profusion de drapeaux rouges et de milliers de banderoles. Dans les principales villes de province, des dizaines de milliers de personnes manifestent pareillement." (p.67)
"Parallèlement, une vague de grèves et d'occupations d'entreprises se développe en province à partir du 14 mai: elle touche d'abord l'usine Sud-Aviation près de Nantes, les usines Renault de Cléon et Flins, puis celles de Billancourt et de l'ensemble du groupe, avant de s'étendre à tout le pays. [...]
La grève générale s'étend dans tous les secteurs et le 24 mai, toute la France est paralysée." (p.70)
"On croit en avoir fini avec toute forme de médiation et de pouvoir, quand l'expression sans entrave et la parole directement échangée s'affirment comme auto-suffisantes, les seules authentiques possibles en dehors desquelles tout n'est que mensonge, aliénation ou répression. [...] Mais comment la parole vive et créatrice pourrait-elle s'installer dans la durée sans passer par la médiation des institutions et des œuvres ?" (p.77)
"La critique de l'aliénation tend à se substituer à celle de l'exploitation." (p.77)
"Refus de la confrontation avec l'épreuve du réel et de la finitude." (p.82)
"Les textes les plus radicaux en appellent [...] au rejet total de l'héritage culturel, sans souci d'en dégager les acquis dans le présent." (p.82)
"Les négociations de Grenelle entre patronat et syndicats qui se déroulent du 25 au 27 mai, sous l'égide du Premier ministre Georges Pompidou, aboutissent à un protocole d'accord qui donne satisfaction à de nombreuses revendications: relèvement massif du SMIG de 35%, augmentations de salaires de l'ordre de 10%, diminution du ticket modérateur de la Sécurité sociale, réduction d'une heure de la durée du travail avant la fin du Ve Plan, paiement à 50% des heures de grève. Mais ces revendications quantitatives n'en apparaissent pas moins quelque peu décalées en regard du mouvement qui secoue tout le pays.
Les grévistes de Renault refusent d'entériner ce protocole que Georges Séguy, secrétaire national de la GCT, est venu leur présenter. La base ne veut pas en rester là et continue la grève. Nombre de soixante-huitards y voient le signe d'une révolte possible de la classe ouvrière: passant outre leur représentation syndicale, les travailleurs dans leur masse ne pourraient-ils pas directement se joindre à eux ?
La CGT et le PCF font tout pour que cette rencontre directe n'ait pas lieu. Entre la Commune étudiante et eux, le fossé est considérable. Certes, les communistes vont s'affirmer solidaires des étudiants contre la répression et dans leur lutte pour leurs "justes revendications", mais ils n'entendent nullement se laisser déborder par les gauchistes. Les formules de Georges Marchais, le secrétaire général du PCF, parlant de Cohn-Bendit en termes d' "anarchiste allemand", les dénonciations des militants d'extrême gauche comme "provocateurs", "fils de grands bourgeois" ou "anticommunistes" servant les "intérêts de la bourgeoisie et du grand capital"... ont révulsé les étudiants, pour lesquels ces propos rejoignent ceux du pouvoir contre les groupuscules et la "chienlit". La cassure est profonde et l'attitude du PCF et de la CGT ne sera pas oubliée de sitôt.
Pour les militants étudiants, la classe ouvrière est purement et simplement ballonnée par les appareils syndicaux et politiques qui affirment la représenter. Il suffirait donc de lever l'obstacle pour que s'expriment les mêmes aspirations." (p.83-84)
"Au sein de la Commune étudiante, nombre de manifestants fascinés par la violence veulent se battre." (p.90)
"Dans la soirée du 23 mai, le SNE Sup, l'UNEF et le Mouvement du 22 mars déclinent toute responsabilité dans les combats de rue qui se déroulent et vont se poursuivre toute la nuit." (p.90)
"[Le 24 mai], De Gaulle fait un discours à la télévision. Il en appelle à la réforme nécessaire de l'université et de l'économie dans le cadre de la "participation", annonce un référendum sur le sujet en indiquant que si la réponse est "non", il démissionnera. Ce discours ne paraît nullement à la hauteur de la situation et tombe à plat." (p.91)
"Le lendemain [25 mai], Georges Pompidou annonce que l'on se trouve "en présence d'une tentative de déclencher la guerre civile". La nuit du 24 mai marque un tournant: le spectacle des rues dépavées, des arbres abattus (130 arbres au quartier Latin), des voitures incendiées... exaspère une bonne partie de la population.
Deux autres villes connaissent également des heurts très violents: Bordeaux, qui vit sa nuit des barricades, et Lyon, où un commissaire de police meurt sur le pont Lafayette, écrasé par un camion que des manifestants ont pris sur un chantier et lancé sur les forces de l'ordre." (p.93)
"Jusqu'à la fin, l'exagération des faits, les rumeurs alimentent l'idée d'une répression sauvage voulue comme telle. Les bruits les plus divers courent constamment sur des attaques imminentes des CRS ou des commandos des fascistes du groupe Occident." (p.94)
"Dans la nuit du 10 au 11 juin, les heurts très violents durent jusqu'à 7 heures du matin. Plusieurs centaines de manifestants attaquent le commissariat du Ve arrondissement à coups de cocktails Molotov et bombardent les forces de police du toit des immeubles. Rue Saint-Jacques, une imposante barricade est défendue avec acharnement. La police ne parvient à s'en rendre maître qu'à l'aube." (p.96)
"Dans son discours, du 30 mai, le général De Gaulle annonce qu'il dissout l'Assemblée nationale et convoque des élections législatives. Il dénonce "l'intimidation, l'intoxication et la tyrannie, exercées par des groupes organisés de longue main en conséquence, et par un parti qui est une menace totalitaire, même s'il a déjà des rivaux à cet égard", et en appelle à l'organisation de l' "action civique", "la France, en effet, est menacée de dictature".
Les fantômes d'un passé proche, celui de la Résistance et des règlements de compte de la Libération, resurgissent. Dans les campagnes circulent souvent les bruits les plus fous. Entre les deux tours des élections législatives, qui ont lieu les 23 et 30 juin, "des vieux mettent le fusil sous l'oreiller, des "nantis" du chef-lieu envisagent de ne plus coucher chez eux". Nombreux sont ceux qui, à droite, craignant que la France ne sombre dans l'anarchie ou le communisme, sont décidés à s'organiser et à se battre, et, si nécessaire, les armes à la main." (p.98)
"Contrairement à ce que peut dire Christian Fouchet, après la première nuit des barricades, les révolutionnaires ne veulent pas que "l'aventure de Mai 68 finisse dans le sang". Le contact entre les autorités et les responsables de l'UNEF n'est jamais rompu. Ces derniers ont même le numéro de téléphone de la ligne directe du préfet de police, et sont tacitement en accord avec lui pour éviter le pire. A plusieurs reprises, ils essaieront d'éviter les heurts." (p.99)
"En France, la manifestation gaulliste du 30 mai sur les Champs-Élysées dépasse en nombre celle du 13 mai. Elle mobilise entre trois et quatre cent mille personnes, selon le préfet de police Maurice Grimaud." (p.101)
"Les manifestants entretiendront l'image d'une police assimilée en totalité à une bande de brutes sadiques, marquée à tout jamais par les habitudes acquises pendant la guerre d'Algérie." (p.104)
"A Paris, on compte au moins 2000 blessés, dont deux cents graves." (p.110)
"Un homme joue un rôle clé tout au long de ces événements: le préfet de police Maurice Grimaud, chargé du maintien de l'ordre sur la capitale. Au sein du pouvoir, sa tactique n'est pas partagé par tout le monde et il chemine sur une voie étroite face aux partisans de la manière forte. Du début à la fin des événements, il a tout fait pour éviter un drame sanglant. La République lui doit beaucoup." (p.113)
"Après le 10 juin, les manifestations sur la voie publique sont interdites, la police intercepte plus d'un millier de personnes sur les lieux de rassemblement. [...] L'évacuation des derniers occupants de l'Odéon, le 14 juin, se fait sans heurts [...] L'évacuation de la Sorbonne s'effectue pareillement." (p.116)
"La décision de l'emploi des forces armées dépend du gouvernement. Cet emploi est placé sous le commandement du gouverneur militaire de la place de Paris, mais encore faut-il que le préfet de police donne son assentiment. Dans ce cas, la coopération entres responsables civils et militaires peut être délicate et les risques sont importants: les unités militaires disposent d'un commandement propre et de moyens qui sont ceux du feu.
Pierre Messmer, ministre de la Défense -dont les gauchistes ne vont pas manquer de rappeler son passé d'officier dans la Légion-, recommande la prudence et s'oppose à l'envoi de la troupe contre les manifestants. [...]
La question de son intervention n'en est pas moins de nouveau posée après la nuit d'émeutes du 23 au 24 mai. Georges Pompidou s'y refuse: "Je ne ferai pas tirer". [...] Les militaires envisagent un moment de placer une unité de parachutistes à l'Élysée : ils se contentent de la mettre aux Invalides, au siège du gouvernement militaire de Paris." (p.117)
"Il fut un temps où l'on réglait les conflits sociaux à coups de sabres et chassepots. Les grèves et les manifestations ouvrières ont longtemps été considérées comme des actes insurrectionnels. Le 1er mai 1891, à Fourmies, dans le Nord, dans la ville en état de siège, la troupe tire sur la foule des manifestants: dix morts. Dans le Midi, le 19 juin 1906, les soldats ouvrent le feu sur les viticulteurs du Midi en révolte: cinq morts et vingt blessés. En juin 1908, à Draveil, deux grévistes sont tués et dix autres grièvement blessés ; à Villeneuve-Saint-Georges, la troupe tire: quatre morts." (p.121)
"Mai 68 a vu s'exprimer des aspirations qui ne correspondent pas aux schémas des groupes que l'on peut qualifier de néo-léninistes (car ils se vivent tous plus ou moins comme l'embryon du parti d'avant-garde théorisé par Lénine). Bien plus, ces aspirations mettent en question les formes traditionnelles de l'engagement militant. Mais avec le reflux et l'échec de la Commune étudiante, celles-ci vont reprendre le dessus pour aboutir paradoxalement à une revalorisation des groupes d'extrême gauche. Le coup n'en a pas moins été porté et il continuera de produire souterrainement ses effets." (p.125)
"Mai 68 fait apparaître le fossé existant entre les nouvelles aspirations qui s'expriment avec force et les institutions politiques existantes. Le rejet, ou plus exactement le désintérêt du mouvement pour les institutions étatiques et les partis, s'appuie d'abord sur un constat que dresse le Centre de regroupement des informations universitaires: "Les événements récents ont révélé le vide politique de nos institutions. La structure et la tradition parlementaire actuelles ne permettent pas l'expression réelle des individus. [...] La hiérarchie, la discipline, la bureaucratie des partis actuels, la conception du rapport dirigeant-exécutant, voilà ce que conteste le mouvement étudiant. Il en va de même de la centralisation excessive, de l'impossibilité de faire entendre sa voix. Quant aux idéologies traditionnelles, pour autant qu'elles existent encore, elles sont devenues désuètes et sclérosées. Tout ceci a pour conséquence qu'aucun parti actuel ne peut représenter la tendance qui vient déchirer le ciel monotone de la vie politique française." (p.126-127)
"Les jeunes soixante-huitards n'ont pas l'expérience et la formation politique de ceux qui constituent l'encadrement des groupes d'extrême gauche. Ces derniers ont des références toutes faites, des programmes déjà élaborés, des propositions d'organisation et d'action. Dans le milieu étudiant de l'époque, on lit encore beaucoup, et les différents groupes tiennent des "tables de presse" où l'on peut se procurer les classiques révolutionnaires, les programmes, brochures et textes divers des organisations d'extrême gauche. Cette littérature va être dévoré par de nombreux jeunes portés par l'enthousiasme de Mai. En fait, comme le montrent d'innombrables témoignages, l'engagement dans tel ou tel groupe d'extrême gauche se décide rarement sur la base d'un choix raisonné entre les différents "programmes révolutionnaires" ainsi offerts. Le plus souvent, cet engagement se fait sur des bases affectives, au hasard des circonstances, des affinités amicales ou amoureuses avec des militants et des militantes rencontrés dans les universités et les lycées." (p.135)
"L'arrivée massive de ces jeunes (ils ont entre 16 et 20 ans en Mai 68) introduit au sein des organisations une sensibilité nouvelle qui cadre mal avec les contraintes du militantisme plus ou moins sacrificiel. Le malentendu se noue et il faudra attendre plusieurs années pour qu'il éclate au grand jour, sous la forme d'une crise profonde du militantisme." (p.139)
"Dans les années de l'immédiat après-Mai, deux organisations d'extrême-gauche vont occuper le devant de la scène: la Ligue communiste (trotskiste) d'Alain Krivine et la Gauche prolétarienne (maoïste) dont Alain Geismar va devenir le porte-parole. Entre ces deux organisations, la concurrence sera vive dans le milieu étudiant tandis que les militants du PSU tenteront tant bien que mal de maintenir leur unité." (p.143)
"Au sein du PSU, ceux qui se réclament du marxisme-léninisme ne sont pas en reste. Ils reprochent précisément à ce parti de n'avoir pas clairement combattu la "mystification de la voie pacifique"." (p.170)
"La production cinématographique est également visée par la censure: 43 films sont interdits entre 1969 et 1970 pour des raisons qui se réfèrent à la fois à la morale et aux "propos subversifs" qui y sont tenus. La "commission de contrôle des films" émet des avis défavorables pour des films comme La Religieuse, Jours tranquilles à Clichy ou Le souffle au coeur de Louis Malle, pour cause de "toxicité mentale" ou "pornographie gratuite".
Les protestations sont nombreuses contre de telles pratiques qui coupent de plus en plus le pouvoir en place des évolutions de la société auxquelles il semble ne rien comprendre." (p.184)
"Phénomène dont la portée subversive pour le gauchisme lui-même est largement sous-estimée: le développement du courant de la libération du désir et l'irruption du féminisme.
L'apparition et le développement du Mouvement de libération des femmes (MLF) traduisent bien cette évolution. Composé à ses débuts d'un noyau restreint de femmes jeunes, la plupart étudiantes et plus ou moins en rupture avec le militantisme, le MLF sera tout à la fois l'aiguillon du mouvement des femmes des années soixante-dix et le ferment destructeur du gauchisme organisé.
Dès l'origine, le mouvement est composé de sensibilités différentes qui ne tarderont pas à s'entre-déchirer. Trois pôles principaux le structurent: les Féministes révolutionnaires, Psychanalyse et politique, et les militantes qui seront à l'origine de la tendance dite Lutte de classes, auxquels s'ajoutent de très nombreux groupes locaux plus informels.
La dynamique des contradictions internes amènera l'éclatement du MLF et l'apparition en 1974 de publications séparés correspondant plus ou moins à ces pôles." (p.297)
"Les femmes du MLF brocardent joyeusement tout ce qu'implique le militantisme néo-léniniste: esprit de sérieux, ascétisme, héroïsme viril, morale sacrificielle..." (p.301)
"On peut avoir un aperçu de ce climat très particulier des "AG" du MLF, au vu des réactions suscitées par l'annonce de la signature de Simone de Beauvoir du "manifeste des 343 pour l'avortement": "On n'en a rien à foutre ! Féminisme de maman ! Le deuxième sexe est dépassé"." (p.306)
"Le Mouvement pour la libéralisation de l'avortement et de la contraception (MLAC) ou le mouvement Choisir ont joué un rôle essentiel, tout en ne partageant pas l'extrêmisme des thèses défendues par le MLF." (p.317)
"La révolte ne s'affirme pas seulement contre l'ordre social établi, mais aussi contre les données constitutives de la condition humaine qui apparaissent comme des limites et des empiétements insupportables à la souveraineté individuelle. Ce faisant, le MLF exprime bien une manière de raisonner typique du gauchisme post-soixante-huitard et de son orgueil souverain. [...] La volonté de pouvoir disposer librement de soi-même bascule ainsi dans le fantasme de la toute-puissance. S'affirme alors la figure d'une individualité qui ne devrait rien à personne, aux générations antérieures comme aux générations futures. Ni dette, ni devoir envers autrui, mais l'affirmation d'une autonomie radicale qui se pose en dehors de tout ancrage et de toute limite." (p.317-318)
"La complexité des relations affectives est niée, réduite à de purs rapports de domination, de manipulation et d'aliénation. Dans les relations hommes-femmes, nulle place n'est laissée au jeu, à la ruse, à la séduction. Ceux-ci sont considérés comme des manifestations hypocrites et trompeuses, l'expression d'une idéologie servant à masquer les clivages et les rapports de forces." (p.328)
"Dans La Pratique de l'esprit humain, Marcel Gauchet et Gladys Swain montrent précisément comment l'interprétation de M. Foucault comporte nombre de lacunes et d'oublis. Le "grand enfermement" que M. Foucault situe à l'âge classique ne résiste guère à l'examen des faits." (p.340)
"Le système scolaire et universitaire est bien sûr une autre cible majeure des courants contestataires au début des années soixante-dix. Une série d'ouvrages critiques leur servent de références. Les analyses de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, développées dans Les Héritiers (1964), puis dans La Reproduction (1970), sont constamment mises en avant. Il en va de même de l'ouvrage de Christian Baudelot et Roger Establet, L'École capitaliste en France (1971). [...]
Du côte du courant libertaire, les ouvrages d'Ivan Illich (en particulier Une Société sans école, 1971) et celui du pédagogue britannique Alexandre S. Neill, Libres enfants de Summerhill (1970), sont des références clés. Ce dernier livre connaît un succès considérablement: réimprimé régulièrement, sa diffussion dépassera les 400 000 exemplaires. Ces livres mettent en cause les fondements mêmes de l'institution scolaire et des rapports traditionnels à l'autorité. Ils se font les promoteurs d'un nouveau lien éducateur/élève/parent/élève, d'un rapport à l'école et à la culture qui finiront par triompher dans une version atténuée." (p.355-356)
"[Pour A. S. Neill] L'important n'est pas d'avoir un enfant instruit, mais un enfant heureux, "bien dans sa peau et dans sa tête" comme on le dirait aujourd'hui. L'école devient une communauté éducative au service des besoins de l'enfant et visant son épanouissement. [...] A la figure du maître d'école se substitue celle, hybride, de l'animateur et du thérapeute, et plus précisément du gentil animateur et du gentil thérapeute. [...] Au nom de la libération de l'enfant, une telle orientation débouche sur le culte de la subjectivité désirante au détriment de la référence au monde commun et de la formation de l'autonomie du jugement." (p.370)
"L'idée d'une candidature écologiste aux élections présidentielles de 1974 est lancée par un journaliste de RTL, Jean Carlier, qui a animé depuis 1969 une campagne pour la protection du parc de la Vanoise et participe à l'Association des journalistes et des écrivains pour la protection de la nature. En accord avec des membres de l'association des Amis de la Terre, le choix va se porter sur René Dumont, ingénieur agronome, spécialiste des problèmes de développement des pays du tiers monde et qui publie en 1973 un livre qui va servir de première référence: L'Utopie ou la mort. [...]
La candidature de René Dumont ne recueille que 1.22% des suffrages, soit 337 800 voix, résultat inférieur à celui du candidat de Lutte ouvrière, qui récolte 2.36%. Cette candidature de témoignage, si son score n'est pas à la hauteur de la prise de conscience souhaitée, n'en marque pas moins l'apparition au niveau national d'un mouvement d'écologie politique." (p.379)
"A l'origine, l'écologie politique [...] dresse un tableau extrêmement sombre du monde moderne, qui retrouve la version noire du gauchisme. L'épuisement des ressources non renouvelables, la pollution, les bouleversements climatiques, la surpopulation, les menaces de famine mondiale... s'ajoutent aux risques d'un cataclysme nucléaire. L'humanité vit de sombres jours, elle est au bord du gouffre. Les peurs millénaristes sont devenues crédibles." (p.380)
"Pour Alain Touraine, le Parti socialiste doit être l' "opérateur politique de ces nouvelles contestations, "arriver à combiner des mouvements de base relativement autonomes avec un mouvement politique qui soit capable de leur donner une expression institutionnelle et avec un gouvernement capable de gérer l'économie". Alain Touraine se propose comme go-between, comme "entremetteur", entre les écologistes et la gauche." (p.393)
"La seconde moitié des années soixante-dix voit s'effondrer les espérances révolutionnaires portées par l'extrême gauche. Alors que, depuis la fin des années soixante, le développement des luttes en Europe et dans le monde paraissait rendre de nouveau crédible l'idée de révolution, l'histoire semble effectuer, un grand retournement, comme si elle s'était mise à tourner à l'envers.
En France, la classe ouvrière, dont le développement des luttes était censé déboucher sur la révolution, n'a pas rompu avec les "illusions réformistes". Elle se montre au contraire favorable au Programme commun de gouvernement de l'Union de la gauche, adopté en juin 1972 par le PCF et le PS. Le gauchisme post-soixante-huitard se délite et se montre incapable d'offrir une alternative crédible.
En 1974, la publication de l'édition française de L'Archipel du Goulag d'Alexandre Soljénitsyne, par l'ampleur et la force de ses descriptions de la terreur stalinienne, de l'univers concentrationnaire communiste et ses horreurs quotidiennes, bouleverse l'opinion.
Au plan international, une série d'événements vont dans le même temps mettre radicalement en question les visions idylliques des régimes communistes et des luttes de libération en Asie du Sud-Est. Après la mort de Mao Tsé-Toung en 1976 et l'arrestation de la "bande des quatre", la "révolution culturelle" chinoise, considérée par beaucoup comme un dépassement du stalinisme, est remise en cause. Des témoignages commencent à être rendus publics sur la terreur à laquelle elle a donné lieu. Et en 1978, on apprendra que la victoire des Khmers rouges au Cambodge, en 1975, a débouché sur un génocide terrifiant. Celle des combattants vietnamiens en 1975 entraînera la fuite et l'exil de milliers de boat-people.
Ces éléments s'ajoutent à la destructuration du militantisme opéré par le courant libertaire post-soixante-huitard, précipitant la crise de la subjectivité militante. Cette crise frappe d'abord de plein fouet les plus extrémistes, en particulier les maoïstes. [...] La naissance en 1973 et le développement du quotidien Libération [...] au départ à forte composante maoïste, accompagnent cette décomposition de l'extrême-gauche. [...]
Ce sont les références mêmes de la gauche, sa conception optimiste de l'histoire qui sont mises en question. [...]
Les nouvelles valeurs qui désormais s'affirment ouvertement vont de pair avec une dépolitisation." (p.397-398)
"Le romantisme redevient une référence parce qu'il combine précisément la désillusion et le rejet de la révolution, avec la célébration d'un lien premier avec la nature et le cosmos." (p.405)
"Les textes de C. Castoriadis parus dans la revue Socialisme et Barbarie sont republiés de 1973 à 1979 en édition de poche. [...]
Le livre de Claude Lefort Un homme en trop. Réflexions sur "L'Archipel du Goulag" paraît en 1976. En 1977, C. Castoriadis et C. Lefort créent avec d'autres intellectuels la revue Libre. [...]
La revue Esprit, la CFDT et le courant autogestionnaire leur accordent alors une grande attention et contribuent à la diffusion de leurs idées." (p.434)
"Avec les remises en cause qui s'amorcent dans la seconde moitié des années soixante-dix, la critique du marxisme de C. Castoriadis et C. Lefort va acquérir une audience qu'elle n'avait pas auparavant. Leur critique porte sur ses fondements philosophiques, sur sa conception de la société et de l'histoire." (p.437)
"Avec les années quatre-vingt, l'heure est au désenchantement. En se référant constamment aux droits de l'homme, le nouveau discours dominant présente la société française du moment, sinon comme la meilleure, du moins comme la moins mauvaise possible à l'échelle de l'histoire, de ses échecs et de ses désillusions. Après ces années contestataires de luttes, de violences et d'invectives, l'heure est à la pacification et au "consensus". La défense des individus contre tous les pouvoirs, l'hédonisme et le souci du corps, la préservation de la nature et de l'environnement... constituent autant de thèmes nouveaux qui marquent cette évolution. La référence est désormais au pragmatisme, au militantisme qui "voit le bout de ses actes", aux associations éphémères qui respectent les sensibilités... La tolérance et le droit à la différence deviennent des leitmotive.
Dans son livre L’Ère du vide (1983), G. Lipovetsky décrit précisément ce nouvel air du temps marqué par la désaffection pour les questions politiques, le culte narcissique de l'Ego, le règne de l'image et de la séduction. Il souligne les aspects libertaires et hédonistes de Mai 68, qui sont entrés en contradiction avec les références révolutionnaires et participent de l'essor de l'individualisme moderne érodant les engagements collectifs." (p.457)
"Les ex-soixante-huitards ne manquent pas de souligner que leurs excès furent ainsi salutaires, mais ils oublient d'indiquer, que pour qu'il en ait été ainsi, il fallait que ces excès aient lieu dans une société démocratique capable d'encaisser les coups. Mai 68 et les années soixante-dix ont mis à mal la sacralisation de l'Etat et du politique, les bureaucraties en place et les cloisonnements sociaux, le moralisme issu du XIXe siècle et l'oppression des femmes... Ils ont obligés à une plus grande prise en compte de l'expression autonome des individus et de la société, amenée une ouverture sur les autres et sur le monde face au repli nationaliste et chauvin. Toute volonté de retour en arrière dans ces domaines peut retrouver peut-être temporairement quelque écho dans le mal-être social existant, mais elle nous paraît historiquement sans avenir. [...]
Pour autant, l'héritage comporte bien une part impossible qu'il faut regarder en face, si l'on veut comprendre le présent désenchanté dans lequel nous vivons et la crise culturelle et politique des démocraties." (p.469)
"L'héritier impossible de 68 se fait imprécateur, se place d'emblée comme le représentant naturel des dominés, apostrophant l'autre sur un mode moralisateur qui cherche à le culpabiliser en le sommant de choisir son camp au plus vite. Cette posture, assez fréquente à gauche, introduit un climat délétère dans les rapports humains et ne construit rien. Elle s'accompagne d'une vision noire du passé, du présent et de l'avenir qui bouche l'horizon, entraîne une position de grand refus qui ne veut pas se confronter aux possibles et faire des choix. La mésestime de soi comme héritier d'une culture et d'une histoire aboutit à une culpabilisation malsaine qui pervertit l'esprit critique et l'ouverture sur l'autre, favorise l'angélisme d'un "citoyen du monde" invertébré en perpétuelle errance. En l'affaire, le "non" n'est plus soutenu par un "oui" originaire, par une affirmation positive sous-entendue ou explicite ; il se suffit à lui-même. Le lien premier de confiance qui peut nous unir au monde est rompu, entraînant une paralysie morbide de la pensée et de l'action, une logique d'autodestruction.
L'expression s'affirme en dehors des règles de la raison et de la logique, n'intériorise plus la référence à un tiers qui la contient et la canalise. Elle est proche du défoulement, s'exprime sur un mode où se mêlent la souffrance et l'agressivité, la plainte et la dénonciation. [...]
Le nouveau gauchisme des années quatre-vingt dix mériterait d'être analysée sous cet angle: on y retrouve des traits de la contestation post-soixante-huitarde, aux différences essentielles près que ce mouvement n'est plus porteur d'utopie et que sa radicalité [...] véhicule souvent la nouvelle posture de l'individualisme, celle de "victime ayant des droits", considérant le pouvoir et les institutions comme de purs instruments de domination tout en leur adressant des demandes d'assistance." (p.474-475)
"Depuis plus de trente ans, ces postures héritées rejouent indéfiniment une même scène sous forme caricaturale et bouchent l'horizon. C'est hors de ce champ qu'un renouveau de la politique et de la culture est possible. Il est en revanche d'autres dimensions de Mai 68 qui appellent un travail de reprise et de reconstruction. [...] Sommes-nous capables de reprendre ces questions en nous réconciliant avec la démocratie, en reconnaissant et en rejetant la part impossible de l'héritage dans laquelle la société se débat encore aujourd'hui ?" (p.475)
-Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l'impossible héritage, La Découverte / Poche, 2006 (1998 pour la première édition), 486 pages.
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