J’ai terminé de lire l’essentiel de l’essai de François Huguenin intitulé Histoire intellectuelles des droites. Le conservatisme impossible (Perrin, coll. Tempus, 2013 (2006 pour la première édition), 496 pages).
Contrairement à ce que laisse entendre la refonte du
titre, il ne s’agit pas d’un ouvrage d’histoire (les partis pris normatifs
abondent), mais d’un essai autour de l’absence, en France, d’un grand parti
conservateur (comme il peut en exister au Royaume-Uni ou ailleurs), qui se
propose d’expliquer le fait et mais aussi d’avancer des pistes pour y remédier.
Le point de départ de départ de l’auteur est que la
droite s’est divisée historiquement « en
deux grands pôles intellectuels que sont le libéralisme et la réaction »
(p.9). Ce qui me semble déjà erroné. Premièrement, parce que je serais de
l’avis de Guillaume Bernard lorsqu’il explique que les libéraux ne sont pas de droite mais qu’ils se sont trouvés
pousser à droite à la suite du
sinistrisme et de l’hégémonie de la gauche après 1945. Mais foncièrement, c’est
Pascal Salin qui a raison lorsqu’il écrit que « Les libéraux sont
"ailleurs" et il est erroné de les situer à droite ou à gauche. »
(Libéralisme, 2000, p.19).
Deuxièmement, on peut certes contester la classification des droites de René
Rémond, mais il ne s’ensuit pas qu’il ne reste à droite que les réactionnaires.
La réaction est pour moi l’aile droite de cette partie de la droite qu’est le
conservatisme, mais à côté de ce dernier, on trouve des nationalistes et des
fascistes (même s’ils furent marginaux dans l’histoire française). Et dans le
conservatisme, il y a des figures qui ne sont pas réactionnaires. Par exemple,
les gaullistes (ou même La Rocque) ne sont ni des réactionnaires, ni des
nationalistes xénophobes et antisémites à la Barrès, et encore moins des
fascistes. Idem pour une large part du catholicisme social. Bref, il y a toute
une droite à équidistance du libéralisme et des extrêmes-droite dont Huguenin
ne tient pas compte. Dire qu’elle n’aurait existé que politiquement mais pas
intellectuellement me paraît faux s’agissant du catholicisme social et un peu
court également s’agissant du gaullisme (il y a un corpus théorique gaulliste,
encore faut-il se donner la peine de le chercher).
Évidemment, ce découpage initial conditionne la
logique du reste de l’essai. Tout l’effort de l’auteur va être d’examiner les
similitudes et les divergences doctrinales (c’est pour ça que ce n’est pas un
livre d’histoire, ou alors de l’ « histoire » des idées intemporelle
à la Leo Strauss, d’ailleurs régulièrement cité) entre les
contre-révolutionnaires plus ou moins acharnés (Joseph de Maistre, Louis de
Bonald, Edmund Burke, Pierre-Simon Ballanche), et les libéraux (dans lequel
l’auteur classe à tort Guizot –qui est un conservateur, cf les travaux de
Michel Leter- Aron, et Bertrand de Jouvenel, et à raison Tocqueville et
Benjamin Constant). Le but explicite étant de critiquer les deux courants l’un
par l’autre en essayant d’indiquer quelle part de leurs idéaux ils pourraient
conserver pour former un grand mouvement conservateur français, face à la
gauche progressiste (mais dont Huguenin a bien tort de dire que cette dernière
« s’est ralliée au libéralisme »
(p.10) –pis ! il en veut pour preuve les travaux de Jean-Claude Michéa,
plusieurs fois cité, mais dont les gens qui ont travaillé savent bien que c’estune nullité intellectuelle. Ce qui n’empêche pas une bonne partie de la droite
de se délecter de sa « pensée » socialiste traditionnaliste –il a d’ailleurs
droit à une entrée à son nom dans le Dictionnaire du conservatisme).
En dépit de ce mauvais point de départ et de ce
mauvais diagnostic, l’ouvrage reste tout à fait intéressant à lire, très clair,
bien qu’ardu. Je ne le conseillerais pas à quelqu’un qui n’aurait pas quelques
bases en philosophie politique. Par contre, ça me semble intéressant de le lire
à la suite de Droit naturel et histoire
de Leo Strauss et de l’Histoire
intellectuelle du libéralisme de Pierre Manent, vu que Huguenin cite
directement ces ouvrages et s’appuie sur leur interprétation (discutable mais
intéressante) de la philosophie politique occidentale. C’est un ouvrage tout à
fait utile pour comprendre la droite et sa forme contre-révolutionnaire en
particulier. Dans la lignée de son étude sur le nationalisme intégral de
l’Action française, l’auteur souligne que « les contre-révolutionnaires les plus radicaux […] ne sont pas les
héritiers de la pensée traditionnelle. » (p.46-47). Par haine envers
le mouvement des Lumières, l’individualisme libéral et la démocratie, les
réactionnaires en viennent à contrevenir à des principes classiques (en gros,
aristotélo-thomistes) conservés par certains Modernes. La réaction
développe une conception purement holistique de la société qui nie toute valeur
à l’individu. Par opposition au rationalisme et à l’universalisme, elle en
vient à rejeter la notion de droit naturel opposable à l’arbitraire politique,
ce qui met son despotisme paradoxalement du même côté que des courants
relativistes et positivistes juridiques issus de Hobbes et Rousseau.
On pourrait toutefois reprocher à l’auteur
d’homogénéiser abusivement la philosophie moderne, et en particulier de tenir
TOUS les Modernes pour des contractualistes (cf p.39 lorsqu’il écrit :
« La modernité politique est donc
fondée sur un […] primat de l’individu sur la société, laquelle, ne pouvant
être un fait de nature, est un artifice, une construction. »). Mais le
même reproche vaut pour toute l’école straussienne, qui s’en tient à la trinité
scolaire Hobbes-Locke-Rousseau, alors qu’il y a des philosophes à la fois
modernes et non-contractualistes –par exemple Spinoza, Holbach, Bentham et
Ludwig von Mises, Hegel ou même Saint-Simon ou Karl Marx…
J’ai aussi des critiques sévères à faire valoir
contre la manière dont Huguenin traite le libéralisme. D’abord, on ne peut que
déplorer qu’alors même qu’il présente son ouvrage comme traitant de l’histoire
intellectuelle franco-française (ce qui ne l’empêche pas d’inclure de longs
développements sur Burke…), il ignore nombre d’auteurs que les libéraux
tiendraient pour importants. Il ne semble pas être au fait de l’existence de Frédéric Bastiat (et par suite des
auteurs de l’école de Paris : Dunoyer et Comte, Yves Guyot, etc.). Rien
non plus sur certains philosophes libéraux « de gauche », comme
Holbach ou Condorcet (mais il est vrai que ça n’aurait pas servi le projet de rapprocher
les supposés deux pôles intellectuels de la droite…). Pire encore, Huguenin ne
semble pas maîtriser la divergence radicale de principes entre les libéraux et
les liberal (sociaux-démocrates
modérés), puisqu’il inclut « Rawls
et ses épigones » (p.14) dans le libéralisme… On le voit, si l’auteur
excelle dans l’exposé des principes sous-jacents à de grand textes de
littérature politique comme De la
Démocratie en Amérique, il est beaucoup moins fiable lorsqu’il s’agit de
monter en généralité, de classifier ou d’identifier certains courants
politico-intellectuels…
On peut enfin réellement douter que l’auteur offre
une main tendue aux libéraux. En effet, il reconduit toute une série de clichés
éculés à leur encontre. Il semble par exemple convaincu que le libéralisme est
infesté d’un relativisme moral dont rien n’indique que l’on pourra un jour l’en
sauver (cf p.87 notamment « « En
évoquant les « actions nuisibles par leur nature », Constant introduit un
élément d’objectivité relatif au Bien et qui ouvre une série de questions
propres à dynamiter l’édifice libéral »). Il lui arrive de laisser
entendre que les penseurs libéraux ne savent pas (toujours à cause du prétendu
relativisme moral, dont un sondage récent prouve qu’il est loin d’être
hégémonique chez les libéraux contemporains) distinguer entre liberté et licence –le libéralisme serait donc, comme le disait Maurras, un
anarchisme… (« [Le libéral] ignore
que la liberté, sans borne, est menacée d’inconsistance. Sa vision du progrès
l’empêche d’accéder à la réalité des choses. Elle lui voile l’essence des
choses et des êtres. », p.220) … ouvrant la voie à une société
consumériste mortifère (p.81 « Au
nom du choix du mode de vie, la liberté se résume de plus en plus à celle de
choisir les biens matériels utiles à la jouissance. »). Je partage
bien sûr avec l’auteur l’idée qu’une philosophie complète se doit de « fonder la liberté sur un modèle vertueux,
sur une réflexion ontologique à propos de la liberté humaine […] dépasser la
liberté en même temps qu’on la décrète. » (p.440), mais celui-ci
semble ignorer que des tentatives de ce genre existent déjà au sein de la
tradition libérale (par exemple dans l’eudémonisme d’Holbach ou avec
l’objectivisme).
La mise à jour de la réédition de 2013 semble
indiquer que c’est clairement le libéralisme, et non plus tellement la gauche,
que l’auteur a redéfini comme ennemi prioritaire contre lequel unir les
droites… (p.434 : « La pensée
du théologien catholique américain William Cavanaugh, très influencée par
MacIntyre, est aussi de nature à porter la contradiction à la doxa libérale
dans un registre non marxiste. » ; p.436 : « C’est le moment pour la droite de regarder
en face les limites de son discours et de développer une ligne cohérente de dépassement
d’un libéralisme qui est aujourd’hui l’idéologie dominante philosophique,
économique et sociale. »). Et l’auteur de pourfendre, comme le
premier gauchiste ou le premier Alain de Benoist venu, la « mondialisation », « la financiarisation de l’économie,
l’accroissement des inégalités » à cause desquelles « le progrès social est devenu une chimère »
(p.441).
On le voit, si l’essai de M. Huguenin demeurera un
outil bienvenu et appréciable pour comprendre les courants d’idées politiques
de la France contemporaine, on peut douter qu’il incite les libéraux à se
sentir les bienvenus dans un hypothétique grand parti de droite à venir…
Ps : On pourra lire un autre compte-rendu de l’ouvrage
ici.
C’est très technique tout cela… Comme vous le dites dans votre recension, c’est davantage de la théorie politique que de l’histoire. Or en politique l’histoire me semble être un facteur déterminant.
RépondreSupprimerOn peut se demander pourquoi la droite qui est sociologiquement majoritaire en France ne gouverne plus depuis bientôt dix ans, pourquoi son parti « officiel » fera selon toute vraisemblance un score anecdotique aux élections européennes. La réponse est facile à apporter. La droite en France est inévitablement poussée vers le bonapartisme – comme vers le gouffre. Et le bonapartisme historiquement se termine toujours mal. En écartant Dominique de Villepin en 2007 et se jetant dans les bras du candidat bonapartiste, la droite s’est sabordée, comme c’était prévisible. Dix ans plus tard, il ne reste plus rien, même le parti (l’UMP) a disparu. C’est vraiment « la droite la plus bête du monde », comme l’avait jadis qualifiée Philippe Seguin.