lundi 13 mai 2019

Quand la gauche états-unienne a volé le terme de « libéral »





Arthur Meier Schlesinger Jr. est un historien américain du XXème siècle. Il a été conseiller spécial au sein de l’administration du président John F. Kennedy. Il a beaucoup écrit sur le New Deal et l’action réformatrice de la gauche américaine, cette gauche qui se désigne outre-Atlantique comme liberal ou « progressiste », et qui a plus d’un point commun avec l’actuelle majorité parlementaire française.

L’extrait qui suit provient d’un chapitre de l’ouvrage de Schlesinger intitulé The Politics of Hope (1962, jamais traduit). Il vise naturellement à présenter la gauche social-démocrate états-unienne sous un jour favorable et « présidentiable » (d’où son insistance sur l’anticommunisme, qui était loin d’être si nettement affirmé par tous les liberals des années 30 et même des années 50).

Ces quelques lignes m’ont paru intéressantes à traduire pour bien faire savoir comment le terme de « libéral » a été, dans le monde anglo-saxon, volé par les partisans de l’Etat-providence (et, depuis les années 60, du multiculturalisme et des politiques identitaires) –obligeant du coup les partisans des libertés individuelles, de l’Etat minimum et du laisser-faire économique à se rebaptiser les libertariens (comme on le verra à nouveau dans le prochain billet). Un éclairage bien utile pour situer le sens du « ni droite ni gauche » d’un Emmanuel Macron –le plus états-unien de nos présidents depuis Nicolas Sarkozy- qui appelle, pour les prochaines élections européennes, à faire gagner les « progressistes » contre les « populistes »…


« Le "libéralisme" dans l'usage américain du terme n'a pas grand-chose à voir avec le mot tel qu'il est utilisé dans la politique de n'importe quel pays européen, hormis peut-être en Grande-Bretagne. Le "libéralisme" en Amérique a été un parti du progrès social plutôt qu'une doctrine intellectuelle, attaché à des fins plutôt qu'à des méthodes. Quand une politique de laisser-faire semblait mieux calculée pour atteindre l'objectif "libéral" de l'égalité des chances pour tous -comme à l'époque de Jefferson- les "libéraux" croyaient, selon l'expression Jeffersonienne, que le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins. Mais, alors que la complexité croissante des conditions industrielles exigeait une intervention accrue de l'Etat pour assurer une plus grande égalité des chances, la tradition "libérale", fidèle à l'objectif plutôt qu'au dogme, a modifié sa vision de l'Etat.

Le processus de redéfinition du "libéralisme" en termes de satisfaction de besoins sociaux du XXe siècle a été mené par Theodore Roosevelt et son New Nationalism, Woodrow Wilson et son New Freedom, et Franklin D. Roosevelt et son New Deal. De ces trois grandes périodes de réformes est née la conception d'un État-providence, dans lequel le gouvernement national avait l'obligation expresse de maintenir des niveaux élevés d'emploi dans l'économie, de superviser les conditions de vie et de travail, de réglementer les méthodes de la concurrence commerciale et d'établir des modèles complets de sécurité sociale. Cette conception "libérale" a remporté, en un sens, son plus grand triomphe lors des élections de 1952, lorsque le parti républicain, en tant que parti du conservatisme, a accepté comme permanent les changements opérés sur la scène américaine par une génération de réformes "libérales".

Le contenu idéologique du "libéralisme" américain moderne a été moins cohérent que son évolution politique et administrative. Les deux Roosevelt et Wilson n'étaient des idéologues que dans le sens le plus large et le plus vague du terme. Leur discours se rapportait à une humeur et à un programme plutôt qu'à une philosophie ; et, avec un éclectisme inspiré, ils ont puisé dans tous les types et toutes les sources pour leurs idées et politiques. Dans les années 1920, cependant, une idéologie "libérale" a commencé à se cristalliser, tirant ses principaux principes de la philosophie de John Dewey et de la pensée économique de Thorstein Veblen. Dewey, avec sa foi en la rationalité humaine et en la puissance de l'intelligence créatrice, a donné à ce "libéralisme" idéologique une forte croyance en l'efficacité de la planification sociale générale ; et ce penchant a été renforcé par Veblen, qui détestait le système de prix et le marché libre et pensait que l'économie pourrait être beaucoup plus efficacement et raisonnablement dirigée par une junte ou un soviet des ingénieurs.

Cette idéologie "libérale", avec son attachement à la planification menée par le gouvernement central, a cependant été brisée par l'expérience du New Deal. Les hommes de la tradition Dewey-Veblen avaient tendance à considérer les New Dealers comme des improvisateurs et des opportunistes désespérés, engagés dans la réparation futile d'un vieux système alors qu'ils auraient dû être consacrés à la création triomphante d'un nouveau. Mais avec le temps, il est apparu que les improvisations du New Deal, entreprises quelque peu à la dérobée, étaient plus fidèles aux conditions de la société américaine, que ne l'aurait été tout Gosplan central rationnel. Ce qui, à première vue, semblait les vices du pragmatisme et de l'urgence dans le New Deal, est apparu par la suite comme ses plus grandes qualités.

Dans ce processus, Dewey et Veblen ont perdu leur emprise sur le "libéralisme" américain. Ils ont été plus ou moins remplacés ces dernières années par Reinhold Niebuhr et John Maynard Keynes. [...] Keynes a mis à disposition un ensemble d'idées économiques beaucoup plus utiles, flexibles et intelligentes que celles de Veblen. L'accent keynésien mis sur les contrôles indirects -sur la politique budgétaire et monétaire- plutôt que sur les contrôles directs, physiques et quantitatifs à la Veblen, a persuadé le "libéralisme" américain que la gestion économique centrale peut être conciliée avec la décentralisation de la décision et les avantages techniques d'un système de prix et du libre marché.

L'objectif "libéral" général est une "économie mixte" équilibrée et flexible, cherchant à se situer entre le capitalisme et le socialisme, mais dont la viabilité a été longtemps niée par les capitalistes et les socialistes. Le "libéralisme" américain, il faut le souligner, est antisocialiste, dans lors que le socialisme conserve sa connotation classique de propriété étatique des moyens de production et de distribution de base. C'est en partie parce que les "libéraux" américains doutent que les bases de l'opposition politique et de la liberté puissent survivre lorsque tout le pouvoir est dévolu à l'État ; la liberté, si elle doit être garantie par autre chose que la retenue des dirigeants, doit avoir ses propres ressources inaccessibles à l'État. Et l'antisocialisme des "libéraux" américains découle aussi d'une estimation des difficultés administratives d'un système socialiste. Si une abondance substantielle et l'égalité des chances peuvent être atteintes grâce à un système d'entreprises mixtes, pourquoi créer une structure rigide et oppressive de bureaucratie d'Etat ? Les objectifs humains du socialisme, par opposition aux objectifs institutionnels, peuvent être mieux atteints, estiment les "libéraux" américains, en diversifiant la propriété plutôt qu'en la concentrant.

Le "libéralisme" américain estime qu'à cet égard, il a apporté une contribution majeure à la grande stratégie de la liberté. Alors que les capitalistes et les socialistes tentaient, dans les années 1930, de limiter le choix à l'un ou l'autre systèmes - soit le capitalisme du laisser-faire, soit le socialisme bureaucratique - le New Deal persistait à croire fermement que l'intelligence humaine et l'expérience sociale pouvaient jeter des bases stables pour la liberté dans un contexte de sécurité et pour la sécurité dans un contexte de liberté. Cette foi demeure le meilleur espoir d'une société libre aujourd'hui.

Le "libéralisme" américain contemporain n'a donc pas de mystique écrasante. Il lui manque un sens rhapsodique. Il s'est débarrassé de nombreuses illusions. Son tempérament est réaliste, voire sceptique. Ses objectifs sont limités. Il se méfie de l'utopisme, du perfectionnisme et du maximalisme. Il abhorre le slogan larmoyant du front populaire des années 30. Il refuse de croire que la noble aspiration excuse l'oppression cruelle. En particulier, il manque de patience à l'égard de ceux qui peuvent qualifier des sociétés de "progressistes" lorsqu'elles développent d'énormes et terribles systèmes de travail forcé et refusent la liberté d'expression et de mouvement à l'essentiel de leurs populations.

Certains Européens estiment que cette humeur réaliste est une expression de lassitude et de défaite, voire un aveu de lâcheté. Pourtant, le "libéralisme" américain estime que le réalisme est la source de la force et que l'illusion, tout en produisant un enthousiasme momentané, sera finalement une source de catastrophe. Et le "libéralisme" américain peut faire état de gains nationaux concrets, même pendant la période de la guerre froide - des grands progrès vers l'obtention de meilleures opportunités pour les Noirs, vers le maintien de niveaux élevés d'emploi, vers l'extension du système de sécurité sociale, vers l'échec éventuel du sénateur McCarthy, sans parler des initiatives mondiales extraordinaires comme le Plan Marshall et Point Four.

Même sous une administration conservatrice, ces impulsions "libérales" continueront à produire leurs effets. Même le parti républicain, dans l'ensemble, n'est "conservateur" que dans le sens spécial américain. Malgré toutes ses tendances à l'ignorance et à l'autosatisfaction, ce parti est loin des réactions aveugles et finira par accepter l'arbitrage de la raison et du débat.

On peut comprendre comment les excès de certains politiciens américains au cours des dernières années ont pu ébranler la foi du monde dans la libéralité essentielle de la tradition politique américaine. Pourtant, cette tradition et sa libéralité reposent sur quelque chose de plus profond et de plus solide que la rhétorique officielle ou l'espoir pieux. Le libéralisme américain, au sens large, est une expression de l'expérience nationale totale - un fait qui redeviendra sans doute évident pour le monde lorsque le "libéralisme" américain, dans le sens le plus restreint, reviendra au pouvoir politique. »

Post-scriptum : un phénomène similaire de gauchisation politique générale et de vol du terme de libéral est apparu au tournant de 1900 au sein du parti libéral britannique. Voir sur le sujet l’article très intéressant d’Alain Laurent, "Après Adam Smith, la grande divergence au sein du libéralisme anglais: figures et évolutions", in Dominique Barjot, Olivier Dard, Frédéric Fogacci et Jérôme Grondeux (dir.), Histoire de l'Europe libérale. Libéraux et libéralisme en Europe (XVIIIe - XXIe siècle), Nouveau Monde Éditions, 2016, 359 pages, pp.63-76.

1 commentaire:

  1. Hum… Je vous trouve un peu catégorique. Personne n’est propriétaire des mots, les glissements sémantiques se font de façon impersonnelle et obéissent à leur propre logique. D’autant qu’aux Etats-Unis cette appellation est en quelque sorte informelle, il y a toujours le parti républicain et le parti démocrate, le terme n’a pas été réquisitionné comme la droite l’a fait en France avec le terme « Républicains ». Et l’article que vous traduisez ne revient d’ailleurs pas me semble-t-il sur l’aspect sémantique, mais bien sur le contenu politique et idéologique. Vous êtes très attaché à ce terme de libéral que vous définissez régulièrement (notamment en précisant, si je me souviens bien, qu’il s’agit d’un terme de philosophie politique et non d’une distinction entre la droite et la gauche). Les mots sont importants, mais le plus important est ce que l’on met derrière, les réalités qu’il recouvre. On observe souvent des glissements sémantiques, les mots finissent par désigner le contraire de ce qu’ils désignaient à l’origine (par exemple « radical » en France, « réforme », etc.), mais ce n’est pas frauduleux, c’est la langue qui évolue ainsi, ça a toujours été le cas, il ne faut pas faire un fétichisme du vocabulaire, surtout avec des termes comme « liberté » ou « progrès » qui sont revendiqués par tout le monde.

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