jeudi 7 mai 2020

Penser la guerre civile avec Ninon Grangé


 Jacques-Louis David, Les Sabines, 1799



« Le critère de la guerre civile ne réside certes pas dans le caractère des hostilités : elle peut revêtir la forme d’opérations militaires classiques ou celle, plus fluide, d’une guerre de guérillas ; dans la nature des parties qui s’affrontent : elle peut mettre en présence factions politiques ou classes sociales, ethnies ou groupes religieux ; dans le mobile même du conflit : elle peut avoir pour enjeu le régime d’un Etat existant ou la création, par sécession, d’un nouvel Etat. Du moins, ces divers éléments permettent-ils de distinguer la guerre civile des troubles intérieurs de degré moindre : des émeutes qui sont localisées dans l’espace, limités dans le temps, et dont les acteurs semblent pousser au désordre sans s’être concertés d’avance, et dans des buts encore imprécis. » (Charles Zorgbibe, La guerre civile, Paris, PUF, 1975, p.6).


On ne devrait commencer une réflexion sérieuse sur la nature de la politique qu’à partir de l’étude des guerres civiles. Pourquoi partir de ce qui demeure -et c’est heureux- exceptionnel, pour comprendre la situation normale, policée, civilisée ? C’est qu’il y a, paradoxalement, derrière son obscurité immédiate et la défiance de tout esprit raisonnable devant la contemplation de l’extrême violence, des effets de dévoilement de la situation d’exception. Comme l’écrit excellement Ninon Grangé : « c’est en prenant pour point de départ la guerre civile qu’on peut penser la guerre et même le politique en général », parce que, « s’il y a un acte politique premier, c’est de mettre fin à la violence, d’établir l’ordre » (Nicolas Rousseau). Se rappeler que tout ordre politique demeure fragile, posé sur un fond de chaos primordial, c’est se donner les moyens de saisir les mérites d’institutions au premier abord pesantes ou absurdes ; c’est se rappeler que ni la liberté individuelle, ni les règlements démocratiques et négociés des divergences politiques (dans ce qu’ils peuvent avoir de plus décevants), ne sont des bienfaits perpétuels, mais bel et bien des progrès lentement construits par la grâce, au commencement, du fil tranchant de l’épée. Si « définir une politique, c’est faire des mécontents » [N1], alors il faut veiller à ce que les dirigeants de tous les partis se souviennent jusqu’où ne pas aller trop loin, et jusqu’où l’idée que l’on se fait du bien public peut justifier que l’on continue d’alimenter les foudres de ceux qui partagent la conviction contraire. Puisque la violence demeurera toujours, selon le mot de Julien Freund, « au cœur du politique », et la guerre civile comme le pire des états d’une Cité, il faut que le premier mot de la sagesse dans les affaires publiques soit de savoir comment organiser le conflit de tous les partis dans des formes qui en disciplinent l’agressivité, toujours inévitable lorsque ce qu’on croit l’essentiel est en jeu. C’est à cet enjeu, qui intéresse non les seuls hommes d’Etat mais tout citoyen lucide, que peut nous convier l’œuvre de Mme Grangé, sur ce sujet tragique, difficile et si prompt à être volontiers oublié.

« C’est une expérience décevante que de se demander à brûle-pourpoint quel philosophe a défini la guerre, en énumérer un nombre non négligeable pour s’apercevoir que, finalement, aucun des auteurs cités n’a réfléchi au problème et que chacun a préféré se concentrer sur un problème connexe. Quand la philosophie parle de la guerre, elle entend « guerre classique », c’est-à-dire qu’elle exclut d’une réflexion raisonnable le phénomène de la guerre civile considéré comme trop irrationnel. La philosophie peut donc être prise en flagrant délit de lieux communs. » (p.14)


« La guerre interne est suicidaire, non pas à cause de l’extinction totale de la population, mais parce qu’il y a mort politique éventuelle ; c’est dire que l’unité politique n’a plus la même substance, ce qui se vérifie la plupart du temps, mais pas nécessairement, par un changement de régime. » (p.18)


« La guerre est une rupture des relations, pacifiques ou indifférentes, elle est une nouvelle relation régie exclusivement par le rapport de force et l’usage de la violence. » (p.20)


« La guerre est la situation où la cité (et non nécessairement les seuls dirigeants) considère que la force prime sur la loi. […] Dans cet ordre d’idées, il n’y a pas de différence d’essence entre guerre étrangère et guerre civile. » (p.20-21)


« La cité dans une guerre étrangère risque l’assujettissement politique, social, économique, et la modification de ses différents régimes d’existence pour la communauté politique : changement de gouvernement, de Constitution, de mode de citoyenneté, de tracé du territoire, d’habitants. Le risque est donc le renouvellement même partiel ou total de l’entité politique. » (p.21)


« Force est de constater que la guerre civile et la guerre extérieure ont un même but politique : définir et distribuer un certain ordre des valeurs politiques dans la cité. Elles se distinguent par leur mode : l’ordre est soit à conserver, soit à faire advenir. La guerre civile détruit pour re-fonder, la guerre étrangère opère une surenchère puisque la cité, en s’extériorisant, garantit deux fois l’ordre intérieur. » (p.22)


« La guerre d’agression s’avoue rarement comme telle, et veut le plus souvent se faire passer pour une guerre de défense. » (p.22)


« La guerre civile cherche l’affirmation et la confirmation d’une unité politique embryonnaire. Une totalité, où à la puissance ne correspond pas une autorité, se rebelle contre l’autorité existante ou une autre totalité ainsi défaite. » (p.24)


« Ce qui distingue théoriquement la guerre intérieure de la guerre extérieure, c’est le risque de l’extinction totale, parce que l’implosion interne défait immédiatement le lien social et les bases de l’autorité. » (p.25)


« Notons avant toute remarque l’inadéquation de l’expression « guerre civile » héritée de la langue latine et recouvrant des réalités aussi diverses que des révolutions (la guerre civile anglaise ou la France jacobine en proie aux révoltes vendéennes, ou encore la Commune), des rébellions (la guerre de Sécession), des insurrections (la Commune), des fractions assez poussées (Catilina ou Marc Antoine à Rome), des résistances (la Yougoslavie pendant la Deuxième Guerre mondiale), des tentatives pour prendre le pouvoir (la guerre d’Espagne), des subversions armées (généralement multiples, comme la guerre du Liban), des luttes de libération (l’Irlande du Nord) etc. L’expression « guerre civile », calque du latin bellum civile, reprise par de nombreuses langues parlées –le grec moderne parle de polemos emphulios, « guerre à l’intérieur de la lignée »- oblitère la filiation qui aurait été possible à partir de la stasis, que nous sommes bien en peine de traduire aujourd’hui, et que les traducteurs, en matière d’expédient, remplacent en fonction du contexte par tous les noms cités précédemment. Bellum civile apparaît comme une extension monstrueuse de bellum, comme une dégradation de celle-ci. Notre incompréhension, voire notre refus, de considérer la guerre civile se répercute sur l’impossibilité manifeste de la nommer précisément et de la définir. » (p.25)


« Machiavel, qui pense vraiment la guerre civile, nous éloigne des philosophies qui ne font que l’effleurer. » (p.27)


« De la faction avortée d’un Catilina à la Révolution russe, l’échelle va de l’échec à la réussite dans la remise en cause de la cité. » (p.28)


« La guerre civile est un principe de nouveauté politique interne passant par la violence systématique. » (p.28)


« [Dans la guerre civile] Les parties désolidarisées usent, à des degrés divers, d’une fiction de l’harmonie du tout : chaque faction se présente comme représentative de l’ordre, du peuple, de la raison, de la légitimité. […]
L’Etat mis en cause oscille entre l’attitude qui consiste à punir sévèrement « tout acte tendant à renverser ou à modifier par la violence, ou même par la menace de violence, le régime politique établi », et celle qui, pour ne pas laisser émerger la contestation violente de sa légitimité, tend à ramener le crime à un crime de droit commun.
» (p.29)



« Il semble que l’absence de distance, dans une guerre civile, mène plus directement à l’extermination réciproque qu’une guerre entre étrangers. » (p.32)


« Ce qui est admis, ce qui est refusé, ce qui est toléré constituent les vraies limites relatives et variables de la guerre, sans aucune doute circonstancielles selon la culture et l’histoire. » (p.35)


« Les images collectives comme la pensée réflexive dénotent une stupeur et une sidération sans égales devant la guerre interne. » (p.37)


« Le caractère non duel de la guerre civile interdit apparemment toute tentative de formalisation. » (p.38)


« Généralement la comparaison se limite au constat de complémentarité –et donc d’exclusion en termes d’essence- entre guerre étrangère et guerre civile : soit la guerre extérieure sert de dérivatif à la violence qui, faute d’ennemi étranger, se retournerait contre l’entité politique ; soit la guerre intérieure entretient un rapport d’imitation, de corruption ou d’amplification de la guerre dite classique. » (p.40)


« [La guerre civile] est depuis toujours considéré comme le plus grand des maux. » (p.40)


« La conjuration de la guerre civile est un principe fondateur du politique. » (p.46)


« Le développement à l’extérieur (ampliare, la montée en puissance) dépend des tumultes à l’intérieur. Le tumulte est cette forme particulière de conflit interne qui oppose deux entités cohabitant dans la cité et dont l’une se soulève soudainement sous l’effet de son désir politique. L’exemple même du tumulte est la sécession de la plèbe à Rome, lorsque celle-ci se retranche sur la colline de l’Aventin pour faire entendre ses revendications, bientôt relayées par les tribuns devant les sénateurs. […] La philosophie de Machiavel tient toute dans la tension continûment maintenue entre le conflit civil fécond et la guerre civile mauvaise. » (p.124)


« Ce qui se passe quand on se donne la guerre civile comme objet premier d’étude : la cité y est toujours à un moment crucial de son existence. » (p.126)

-Ninon Grangé, De la guerre civile, Armand Colin, coll. « L’inspiration philosophique », 2009, 320 pages.


[Note 1] : Selon le mot du blogueur marxiste "Descartes" (Produire français ?, 15 Octobre 2016), dont on doit confier qu’il s’illustre, avec son analyse récente du mythe de Créon et Antigone, comme un authentique maître, au sens que Brasillach donnait à ce terme : « Un maître n’est pas l’homme qu’on suit entièrement dans tout ce qu’il dit : un maître est celui qui nous a appris quelque chose d’essentiel et qui est notre éternel créancier. »

1 commentaire:

  1. Hum... La dernière fois vous nous disiez que l'autorité du gouvernant sur le gouverné était semblable à un viol, et maintenant vous nous présentez le pouvoir politique comme quelque chose de fragile, de précieux, à protéger contre les forces centrifuges de la division. Je préfère cette version, mais faudrait savoir.

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