dimanche 4 juin 2017

La Raison dans l'Histoire, de Hegel


On a vu, avec Agamben, l’influence historique de l’idée d’un gouvernement providentiel du monde. Hegel, dans l’ouvrage qui expose sa philosophie de l’histoire, évoque explicitement cette notion (cf ci-dessous p.60), mais affirme que la fidélité à la foi chrétienne impose d’aller plus loin. Hegel ambitionne d’exposer le contenu « concret » du gouvernement providentiel du monde. L’hégélianisme forme donc l’expression la plus aboutie, la plus honnêtement religieuse, –la plus lyrique aussi- d’une conception idéaliste de l’Histoire (l’idée gouverne l’histoire et l’histoire manifeste la réalisation d’une idée).


Mais cette philosophie de l'histoire est-elle, comme on l'a dit et comme il semble à première vue, "progressiste" ? Chez Kant, l'histoire menait (hypothétiquement) à un état historique dernier, censément idyllique. Mais chez Hegel, l'histoire ne réalise pas les espoirs de l'Humanité, elle est la manifestation visible, sensible, de la progression de "l'Esprit dans la connaissance qu'il a de lui-même" (quoi que cela puisse vouloir dire...). L'Esprit devient Esprit Absolu. L'Esprit ne fait donc que reconnaître les éléments qui étaient déjà en lui. Quand bien même il y aurait là un progrès, cela ne serait pas un progrès de l'Humanité...Car l'Humanité n'est pas le sujet de l'Histoire universelle, mais bien plutôt l'Esprit...


"Les discours sont des actes et même des actes tout à fait essentiels et très efficaces. [...] Les discours entre peuples ou bien ceux qui s'adressent à des peuples et des princes sont des actes et tant que tels ils constituent un objet essentiel de l'histoire." (p.26)

"Périclès, l'homme d'Etat le plus profondément cultivé, le plus authentique, le plus noble." (p.27)

"On recommande aux rois, aux hommes d'Etat, aux peuples de s'instruire principalement par l'expérience de l'histoire. Mais l'expérience et l'histoire nous enseignent que peuples et gouvernements n'ont jamais rien appris de l'histoire, qu'ils n'ont jamais agi suivant les maximes qu'on aurait pu en tirer. Chaque époque, chaque peuple se trouve dans des conditions si particulières, forme une situation si particulière, que c'est seulement en fonction de cette situation unique qu'il doit se décider: les grands caractères sont précisément ceux qui, à chaque fois, ont trouvé la solution appropriée. Dans le tumulte des événements du monde, une maxime générale est d'aussi peu de secours que le souvenir des situations analogues qui ont pu se produire dans le passé [R1], car un pâle souvenir est sans force dans la tempête qui souffle sur le présent ; il n'a aucun pouvoir sur le monde libre et vivant de l'actualité. (L'élément qui façonne l'histoire est d'une tout autre nature que les réflexions tirées de l'histoire. Nul cas ne ressemble exactement à un autre. Leur ressemblance fortuite n'autorise pas à croire que ce qui a été bien dans un cas pourrait l'être également dans un autre. Chaque peuple a sa propre situation, et pour savoir ce qui, à chaque fois, est juste, nul besoin de commencer par s'adresser à l'histoire.) A cet égard, rien n'est plus fade que de se référer aux exemples grecs et romains, comme l'ont fait si souvent les Français pendant la Révolution. Rien de plus différent que la nature de ces peuples et celle de notre époque." (p.35-36)

"L'Esprit des Lois de Montesquieu, œuvre à la fois solide et profonde." (p.36)

"Le point de vue général de l'histoire philosophique n'est pas abstraitement général, mais concret et éminemment actuel parce qu'il est l'Esprit et ignore le passé. Semblable à Mercure, le conducteur des âmes, l'Idée est en vérité ce qui mène les peuples et le monde, et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et continue de guider les événements du monde. Apprendre à connaître l'Esprit dans son rôle de guide: tel est le but que nous nous proposons ici." (p.39)

"L'unique tâche de l'histoire est la pure compréhension de ce qui a été et de ce qui est, événements et actions. L'histoire est vraie dans la mesure où elle s'en tient uniquement au donné (mais ce donné n'existe pas immédiatement et exige de multiples recherches impliquant la pensée)." (p.45)

"La seule idée qu'apporte la philosophie est la simple idée de la Raison - l'idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l'histoire universelle s'est elle aussi déroulée rationnellement." (p.47)

"Nous devons chercher dans l'histoire un but universel, le but final du monde [R2] -non un but particulier de l'esprit subjectif ou du sentiment humain." (p.48)

"Il faut apporter à l'histoire la foi et l'idée que le monde du vouloir n'est pas livrée au hasard. Une fin ultime domine la vie des peuples ; la Raison est présente dans l'histoire universelle - non la raison subjective, particulière, mais la Raison divine, absolue: voilà les vérités que nous présupposons ici. Ce qui les démontrera, c'est la théorie de l'histoire universelle elle-même car elle est l'image et l'œuvre de la Raison." (p.48-49)

"Même l'historien ordinaire, moyen, qui se veut entièrement réceptif, soumis au donné, n'est point passif dans sa pensée: il apporte ses catégories et voit les faits à travers ces catégories. Le vrai ne réside pas dans la superficie sensible ; en toutes choses, en particulier dans tout ce qui doit être scientifique, la raison ne doit pas dormir et il faut user de la réflexion." (p.50)

"Une toute-puissante volonté divine règne dans le monde ; elle n'est pas faible au point de ne pas pouvoir déterminer son contenu. Notre but est de connaître cette substantialité et pour la connaître il faut prendre conscience de la Raison ; il ne faut pas voir avec les yeux naturels ni penser avec l'entendement fini: il faut regarder avec l'œil du Concept, de la Raison, qui pénètre la superficie des choses et transperce l'apparence bariolée des événements." (p.51)

"La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la surface, ne s'accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la force des phénomènes." (p.55) [R3]

"Je me bornerai ici à rappeler deux formes sous lesquelles s'est exprimée la conviction générale que la Raison a régné et règne dans le monde aussi bien que dans l'histoire." (p.56)

"Le Grec Anaxagore a dit le premier que [...] l'Intelligence en général, ou la Raison, gouverne le monde." (p.56)

"J'ai évoqué cette première apparition de l'idée que la Raison gouverne le monde, et j'ai mentionné ses insuffisances, parce que cette idée a trouvé son application complète sous une autre forme, dans une forme que nous connaissons et dont nous sommes convaincus: c'est la forme de la vérité religieuse, d'après laquelle le monde n'est pas livré au hasard ou à des causes extérieurs et accidentelles, mais est régi par une Providence." (p.58)

"On reste dans l'abstraction et on réduit l'idée de la Providence à une généralité qu'on refuse de déterminer. Or l'élément déterminé qui la fait agir de telle ou telle manière est ce qu'on appelle plan providentiel. (Le plan est la fin et les plans sont les moyens.) Mais, dit-on, ce Plan doit précisément rester caché à nos yeux et il serait présomptueux de vouloir le connaître." (p.59)

"La foi naïve peut renoncer à un examen plus approfondi et s'en tenir à l'idée générale du gouvernement divin du monde. Ceux qui pensent ainsi de sont pas à blâmer, à condition de ne pas s'opposer à toute autre approche. Mais cette idée peut être également considérée d'une manière tendancieuse (Befangen) et sa proposition générale peut, à cause de sa généralité, comporter un sens négatif qui impliquerait que Dieu se trouve à une distance inaccessible, au-delà des choses humaines et de la connaissance humaine." (p.60)

"Je dirais plutôt que la véritable humilité consiste à vouloir connaître et honorer Dieu en toutes choses, et en premier lieu dans l'histoire." (p.61)

"En tant que chrétiens, nous savons ce que Dieu est: Dieu n'est plus un inconnu. Si nous continuons à dire qu'il est inconnu, nous ne sommes pas chrétiens. [...] Les chrétiens sont initiés aux mystères de Dieu ; c'est pourquoi la clé de l'histoire universelle nous a été donnée." (p.65)

"Aucun individu ne peut dépasser les limites que lui assigne cette substance. Il peut bien se distinguer des autres individus, mais non de l'Esprit de son peuple. Il peut être plus intelligent que les autres, mais il ne peut pas surpasser l'Esprit de son peuple. Ne sont intelligents que ceux qui ont pris conscience de l'Esprit de leur peuple et se conforment à lui. Ce sont les grands hommes de ce peuple et ils le conduisent selon l'Esprit général. Les individus disparaissent pour nous et n'ont de valeur que dans la mesure où ils ont réalisé ce que réclamait l'Esprit du peuple." (p.81)

"L'histoire universelle est la présentation de l'Esprit dans son effort pour acquérir le savoir de ce qu'il est en soi." (p.83)

"Les Grecs, tout comme les Romains, savaient seulement que quelques-uns sont libres, non l'homme en tant que tel. Cela, Platon et Aristote l'ignoraient ; c'est pourquoi [...] les Grecs ont eu des esclaves." (p.83)

"L'histoire universelle est le progrès de la conscience de la liberté." (p.84)

"Chaque peuple a son principe propre et il tend vers lui comme s'il constituait la fin de son être: une fois cette fin atteinte, il n'a plus rien a faire dans le monde." (p.86)

"Au moyen de figures périssables l'Esprit accomplit sa fin ultime absolue." (p.91)

"Dans la nature, la résurrection n'est pourtant qu'une répétition du même, une histoire monotone qui suit un cycle toujours identique. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Il en va autrement du soleil de l'Esprit. Sa marche, son mouvement, n'est pas une auto-répétition ; l'aspect changeant que revêt l'Esprit dans ses figures toujours nouvelles est essentiellement un progrès." (p.92)

"Le devoir suprême, l'essence de l'Esprit, est de se connaître soi-même et de se réaliser. C'est ce qu'il accomplit dans l'histoire: il se produit sous certaines formes déterminées, et ces formes sont les peuples historiques." (p.97)

"L'histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l'Esprit dans ses plus hautes figures: la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend conscience de soi." (p.97)

"Lorsque nous considérons ce spectacle des passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous voyons la déraison s'associer non seulement aux passions, mais aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes, lorsque l'histoire nous met devant les yeux le mal, l'iniquité, la ruine des empires les plus florissants qu'ait produits le génie humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom des individus, nous ne pouvons qu'être remplis de tristesse à la pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines ne sont pas seulement l'œuvre de la nature, mais encore de la volonté humaine, le spectacle de l'histoire risque à la fin de provoquer une affliction morale et une révolte de l'esprit du bien, si tant est qu'un tel esprit existe en nous. On peut transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune exagération oratoire, rien qu'en relatant avec exactitude les malheurs infligés à la vertu, l'innocence, aux peuples et aux Etats et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous disons: Il en a été ainsi ; c'est le destin ; on n'y peut rien changer ; et fuyant la tristesse de cette douloureuse réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos intérêts présents, bref, dans l'égoïsme qui, sur la rive tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l'histoire nous apparaît comme l'autel où ont été sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus, la question se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces immenses sacrifices ont été accomplis." (p.102-103)

"Rien de grand ne s'est accompli dans le monde sans passion." (p.108-109)

"C'est leur bien propre [...] que peuples et individus cherchent et obtiennent dans leur agissante vitalité, mais en même temps ils sont les moyens et les instruments d'une chose plus élevée, plus vaste qu'ils ignorent et accomplissent inconsciemment." (p.110)

"On appelle heureux celui qui se trouve dans un rapport harmonieux avec lui-même." (p.115-116)

"L'histoire n'est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages blanches." (p.116)

"Les individus historiques sont ceux qui ont voulu et accompli non une chose imaginée et présumée, mais une chose juste et nécessaire et qu'ils l'ont compris parce qu'ils ont reçu intérieurement la révélation de ce qui est nécessaire et appartient réellement aux possibilités du temps. [...]
Les individus historiques ne sont pas tenus de le connaître parce qu'ils sont des hommes d'action. En revanche, ils connaissent et veulent leur œuvre parce qu'elle correspond à l'époque. Et c'est de cela qu'il s'agit en fait. Leur affaire est de connaître le [nouvel] universel, le stade nécessaire et supérieur où est parvenu leur monde ; ils en font leur but et lui consacrent leur énergie. L'universel qu'ils ont accomplis, ils l'ont puisé en eux-mêmes ; mais ils ne l'ont pas inventé ; il existait de toute éternité mais il a été réalisé par eux et il est honoré par eux
." (p.121-122)

"Les grands hommes de l'histoire doivent être compris en fonction de leur situation. Ce qu'il y a de plus admirable en eux c'est qu'ils sont devenus les organes de l'esprit substantiel: c'est en cela que réside le véritable rapport de l'individu à la substance universelle. Elle est la source de tout, l'unique but, la seule puissance ; elle est ce que ces grands hommes ont uniquement voulu: en eux, elle a cherché la satisfaction et elle a trouvé l'accomplissement. C'est pourquoi ces hommes ont eu la puissance dans le monde." (p.122)

"Pour que l'homme produise quelque chose de valable, il lui faut la passion. C'est pourquoi la passion n'a rien d'immoral." (p.125)

"Les grands hommes ont voulu satisfaire leurs propres exigences et non les opinions bien intentionnées des autres. Ils n'ont rien appris des autres ; les autres ne sauraient leur suggérer que la solution la plus bornée et la plus fausse: en fait, ils savaient le mieux ce dont il s'agissait. César avait l'idée la plus exacte de ce qui s'appelait république romaine. Il savait que les lois de l'auctoritas et de la dignitas qui devaient normalement être suprêmes, étaient en fait bafouées et livrées à l'arbitraire particulier ; il savait qu'il était libre de les abolir. Il a pu le faire parce qu'il était juste de le faire. S'il avait écouté Cicéron, rien ne se serait produit. César savait que la république était un mensonge, que Cicéron ne faisait que tenir des discours vides [sic], qu'une forme nouvelle devait prendre place de cet édifice creux, que la forme qu'il créait était nécessaire." (p.129) [R4]

"On peut appeler ruse de la Raison le fait qu'elle laisse agir à sa place les passions, en sorte que c'est seulement le moyen par lequel elle parvient à l'existence qui éprouve des pertes et subit des dommages. [...] Le particulier est trop petit en face de l'Universel: les individus sont donc sacrifiés et abandonnés." (p.129)

"Le signe de la haute destination absolue de l'homme c'est de savoir ce qui est bien et ce qui est mal et de vouloir soit le bien soit le mal, en un mot, d'être responsable -responsable non seulement du mal, mais aussi du bien, non seulement de ceci, de cela, de tout ce qu'il est et de tout ce qu'il fait, mais aussi du bien et du mal qui incombent à son libre arbitre." (p.131)

"Plus légitime que la revendication du bonheur individuel, est celle qui réclame de la Fin universelle de prendre sous sa sauvegarde et de favoriser l'accomplissement de fins bonnes, morales et conformes au droit." (p.132)

"Tout ce que l'homme est, il le doit à l'Etat: c'est là que réside son être. Toute sa valeur, toute sa réalité spirituelle, il ne les a que par l'Etat." (p.136)

"L'Etat n'existe pas pour le citoyen." (p.137)

"A l'opposé de notre conception suivant laquelle l'Etat est la réalisation de la liberté, nous trouvons l'opinion que l'homme est libre naturellement, mais que, dans la société et dans l'Etat dont il fait partie nécessairement, il doit restreindre cette liberté naturelle. [...] On suppose un état de nature et l'on s'imagine que l'homme y vit en possession de ses droits naturels, dans l'exercice illimité et la jouissance de sa liberté. Cette conception ne se présente pas comme historiquement fondée ; en effet, si l'on voulait la prendre au sérieux, il serait difficile de prouver qu'un tel état ait jamais existé dans le passé ou dans le présent. Il existe, certes, un état de sauvagerie qu'on peut aisément constater -mais on le voit lié aux passions de la brutalité et aux actes de violence. En outre, on y discerne, encore que peu développées, ces mêmes institutions sociales dont on nous dit qu'elles limitent la liberté. Cette idée de l'état de nature est une des formes nébuleuses comme en produit la théorie, une fiction qu'elle a nécessairement sécrétée et à laquelle elle a conféré l'existence, sans la moindre preuve historique." (p.141)

"La liberté, en tant qu'idéalité de l'immédiat et du naturel, n'est pas un état naturel et immédiat, elle doit plutôt être acquise et conquise, par la médiation infinie de l'éducation du savoir et du vouloir. L'état de nature est plutôt l'état de l'injustice, de la violence, de l'instinct naturel déchaîné, des actions et des sentiments inhumains. La société et l'Etat imposent assurément des bornes, mais ce qu'ils limitent, ce sont ces sentiments amorphes, ces instincts bruts et -plus tard- les opinions et les besoins, les caprices et les passions que crée la civilisation. Cette limitation est due à la médiation par laquelle se produit la volonté consciente de la liberté telle qu'elle est en vérité selon la Raison et selon son concept. C'est de son concept que relèvent le droit et les mœurs, mais le droit et les mœurs sont des entités, des objets et des fins de portée universelle dont la découverte est déjà le résultat de l'activité de la pensée qui s'est dégagée de l'emprise des sens (Sinnlichkeit) et se dresse contre eux. D'autre part, le droit et les mœurs doivent imprégner la volonté sensible et la mater. L'éternel malentendu provient donc du concept purement formel, subjectif, abstrait qu'on se fait de la liberté considérée indépendamment des tâches et des objets qui lui sont propres. Ainsi on confond la liberté avec les instincts, les désirs, les passions, le caprice et l'arbitraire des individus particuliers et l'on tient leur imitation pour une limitation de la liberté. Bien au contraire, cette limitation est la condition même de la délivrance ; l'Etat et la société sont précisément les conditions dans lesquelles la liberté se réalise." (p.142-143) [R5]

"Un peuple qui tient la nature pour son dieu ne peut pas être un peuple libre. C'est seulement lorsqu'un peuple conçoit Dieu comme un Esprit élevé au-dessus de la nature qu'il devient lui-même Esprit et liberté." (p.151)

"L'Etat est un tout organique ; ces articulations lui sont nécessaires comme elles le sont pour l'organisme." (p.164)

"Le meilleur Etat est celui dans lequel règne le plus de liberté. Mais la question se pose de savoir d'où la liberté tient sa réalité. On s'imagine que la liberté consiste dans la participation de la volonté subjective de tous les individus aux affaires les plus importantes de l'Etat. La volonté subjective se présente ici comme l'ultime instance, comme le facteur décisif. Mais la nature de l'Etat est l'unité de la volonté subjective et de la volonté universelle ; la volonté subjective est contrainte de renoncer à sa particularité. Lorsqu'on pense à l'Etat, on est tenté de mettre d'un côté le gouvernement et de l'autre côté le peuple: d'une part l'activité concentrée de l'Universel, de l'autre la multitude de volontés subjectives individuelles. On sépare ainsi le gouvernement et le peuple. On croit trouver une bonne constitution lorsqu'on voit que, d'une part, le gouvernement et son affirmation active de l'Universel, d'autre part le peuple dans sa volonté subjective sont assurés l'un contre l'autre et se limitent réciproquement. Une telle forme a certes sa place dans l'histoire, mais dans le concept de l'Etat cette opposition est surmontée. Il y a de la malveillance dans cette opposition du peuple et du gouvernement, un artifice de la mauvaise volonté qui laisse entendre que le peuple séparé du gouvernement, pourrait être le tout. Aussi longtemps qu'il en est ainsi, on ne peut dire que l'Etat, c'est-à-dire l'unité de la volonté singulière et de la volonté universelle, existe déjà dans la réalité. Dans un tel cas, on se trouve encore au stade de la création de l'Etat. Le concept rationnel de l'Etat a laissé derrière soi cette opposition abstraite: ceux qui la considèrent comme nécessaire ne savent rien de la nature de l'Etat. Cette unité est le fondement de l'Etat ; elle est son être et sa substance.
Mais cette substance n'est pas encore développée. En tant que substance développée, l'Etat se présente comme un système d'organes, de sphères, d'universalités particulières, indépendants en soi mais dont l'activité consiste à produire le tout, à dépasser
(aufheben) leur indépendance. Dans la vie organique, on ne trouve pas une telle opposition entre autonomies particulières." (p.169-170) [R6]

"Chez les Grecs et les Romains nous pouvons trouver l'image de la liberté civique. Or le concept de constitution libre que nous trouvons chez eux signifie que tous les citoyens doivent participer aux délibérations et aux décisions concernant les affaires générales et les lois. Tout le monde aujourd'hui a la même opinion, mais on ajoute que du fait que nos Etats sont trop grands et les citoyens trop nombreux, ceux-ci doivent exprimer leur volonté quant aux décisions à prendre sur les affaires publiques, non directement mais indirectement par l'intermédiaire de leurs représentants, c'est-à-dire qu'en ce qui concerne la législation en général, le peuple doit être représenté par des députés. La constitution dite représentative est si intimement liée à l'idée que nous nous faisons de la constitution libre qu'elle est devenue un solide préjugé. - Ici le point principal c'est que la liberté telle qu'elle est déterminée par le concept, n'a pas pour principe la volonté subjective et l'arbitraire, mais l'intelligence de la volonté universelle, et que le système de la liberté est le libre développement de ses moments. La volonté subjective est une détermination toute formelle et n'indique nullement ce qu'elle veut. C'est seulement la volonté raisonnable qui constitue cet universel qui se détermine et se développe en lui-même et déploie ses moments comme des membres organiques. Mais cela, la liberté rationnelle, est la phase ultime du développement ; c'est une constitution gothique dont la matière est faite par l'universel. Les Anciens n'ont eu la moindre idée d'une telle cathédrale gothique. Cela est une conquête de l'ère chrétienne. L'Universel est parvenu ici à une différenciation infinie et celle-ci se résout par le fait que individus savent trouver leur liberté, leur autonomie, leur essentialité dans l'unité avec le substantiel et possèdent la forme dans laquelle s'opère l'action avec ce substantiel." (p.171-172)

"Les Chinois ne se connaissent pas encore en tant que subjectivité libre." (p.172)

"La culture scientifique, la détermination selon des fins et des principes universels constituent le bien commun que les citoyens possèdent en commun avec le gouvernement et le gouvernement avec les citoyens, dans la mesure où dans le concept de gouvernement sont comprises toutes les sphères de l'administration. Dans ces conditions, le consentement des individus particuliers est plus ou moins sans importance parce que ceux-ci ne peuvent apporter aucune sagesse spéciale: bien au contraire, ils apportent en réalité bien moins que ceux que ceux qui s'occupent expressément des affaires de l'Etat. Comme ils sont mus par leurs intérêts particuliers, leur contribution en bonnes intentions sera encore moindre, car précisément le facteur décisif ici est qu'il existe un bien commun devant lequel doivent s'incliner les intérêts particuliers. Si l'on place la liberté dans l'accord des individus, il est facile de voir qu'aucune loi ne saurait être valable sans accord unanime. On dira que la minorité doit céder à la majorité ; celle-ci décide donc. Mais déjà J.J. Rousseau a remarqué qu'il n'existe pas de liberté si l'on ne respecte pas la volonté de la minorité. A la Diète polonaise, chaque individu devait donner son consentement, et cette liberté conduisit l'Etat à la ruine. C'est en outre une présomption dangereuse et fausse que seul le peuple détient raison et sagesse et sait le vrai ; car chaque fraction du peuple peut se poser comme peuple. De surcroît, ce qui constitue l'Etat est l'affaire d'une connaissance cultivée et non du peuple." (p.173-174)

"L'honneur des peuples est leur indépendance." (p.175)

"La définition générale du progrès est que celui-ci constitue une succession d'étapes (Stufenfolge) de la conscience." (p.183)

"Comme le progrès est une formation de la conscience, il s'ensuit qu'il n'est pas simplement quantitatif, mais une série ascendante (Stufenfolge) de relations diverses avec ce qui est essentiel." (p.184)

"L'histoire universelle présente donc les étapes (Stufengang) de l'évolution du principe dont le contenu est la conscience de la liberté." (p.184)

"La première époque dans laquelle nous considérons l'Esprit, doit être assimilée à l'esprit enfantin. Ici règne la prétendue unité avec la nature que nous trouvons dans le monde oriental. Cet esprit naturel est celui qui demeure encore dans la nature, qui n'est pas encore auprès de soi et par conséquent n'est pas encore libre et n'a pas connu le processus de la liberté. Dans cette condition de l'Esprit nous trouvons également des Etats, des Arts, les premiers commencements des sciences ; mais tout cela se tient encore sur le terrain de la nature. Dans ce premier monde patriarcal, l'Esprit est quelque chose de substantiel ; l'individu vient s'y ajouter comme un simple accident. A la volonté de l'unique [maître] tous les autres sont attachés, en tant qu'enfants, en tant que subordonnés.
La seconde condition de l'Esprit est celle de la séparation, de la réflexion de l'Esprit en soi, la sortie hors de l'état de la simple obéissance et de la simple confiance. Cette condition se science en deux. La première est celle de l'adolescence de l'Esprit ; il y a une liberté pour soi, mais celle-ci est encore liée à la substantialité. La liberté n'a pas obtenu sa seconde naissance dans les profondeurs de l'Esprit. Ce monde est le
monde grec. La deuxième condition est celle de l'âge viril de l'Esprit. Ici l'individu a des buts pour soi, mais il ne les atteint qu'en se mettant au service d'un Universel, de l'Etat. Ce monde est le monde romain. L'opposition qui domine ici est celle de la personnalité de chaque individu et du service pour l'Universel.
Le quatrième moment est l'ère germanique, le
monde chrétien. S'il était possible de maintenir dans ce cas aussi la comparaison entre l'Esprit et l'individu, cette époque pourrait être appelée la vieillesse de l'Esprit. Le caractère propre de la vieillesse est qu'elle vit dans le souvenir du passé, non dans le présent ; en ce sens, la comparaison est impossible. L'individu, tel qu'il est déterminé par sa négativité, appartient à l'élément terrestre et disparaît. Mais l'Esprit rentre dans son concept. A l'époque chrétienne, l'Esprit divin est venu dans le monde, a pris place dans l'individu qui est maintenant complètement libre et possède en soi une liberté substantielle. C'est la conciliation de l'Esprit objectif avec l'esprit subjectif." (p.185-86)

"Dès lors que l'entendement réfléchissant attaque toute la profondeur et la sainteté spontanément contenues dans les lois, la religion et les mœurs des peuples et qu'il les aplatit et les dissout dans des généralités abstraites et athées, la pensée est poussée à se transformer en raison pensante pour tenter de réaliser dans son propre élément la restauration de ce qui a été jeté en ruine." (p.204)

"Le fanatisme par exemple n'est pas une œuvre et ses traces ne sont que ruines et destructions. C'est ainsi que les Grecs parlent d'un règne de Kronos, du Temps qui dévore ses enfants, les actes qu'il engendre: c'était l'âge d'or, l'âge qui n'a pas créé d'œuvres éthiques. C'est Zeus, le dieu politique, qui par la tête engendra Minerve et au cycle duquel appartiennent Apollon et les Muses, qui le premier a dompté le temps en produisant une œuvre éthique, consciente, en créant l'Etat." (p.207)

"A son premier éveil, l'homme se présente en face de la nature comme une conscience immédiatement naturelle. L'homme est nécessairement en rapport avec la nature: toute évolution implique que l'esprit se dresse contre la nature et se réfléchisse en lui-même ; elle signifie une séparation (Besonderung) de l'être spirituel qui se rassemble en soi en se dressant contre sa propre immédiateté, qui est justement la nature." (p.219)

"La mer, donne d'une façon générale naissance à un type de vie spécial. L'élément indéterminé nous donne l'idée de l'illimité et de l'infini, et l'homme, en se sentant au milieu de cet infini, en tire courage pour dépasser le limité. La mer elle-même est ce qui n'a pas de bornes et elle ne tolère pas, comme la terre ferme, les pacifiques délimitations en cités. La terre, la plaine fluviale, fixe l'homme au sol. Sa liberté est ainsi restreinte par un immense ensemble de liens. Mais la mer le conduit au delà de cette limitation. La mer éveille le courage, elle invite l'homme à la conquête, au brigandage, mais aussi au gain et à l'acquisition. Le travail consacré à l'acquisition se rapporte à cette espèce particulière de fins qu'on appelle le besoin. Or le travail accompli pour la satisfaction du besoin a comme conséquence que les individus se plongent, s'enfoncent dans cette sphère de l'acquisition. Mais si la volonté d'acquisition les conduit sur la mer, la situation change. Ceux qui naviguent sur la mer veulent aussi gagner, acquérir ; mais le moyen dont ils disposent se retourne et leur fait courir de perdre leur bien et leur vie même. Le moyen s'oppose donc à la fin. C'est ce qui élève gain et industrie au-dessus d'eux mêmes et en fait une chose courageuse et noble. La mer éveille le courage. Ceux qui la sillonnent pour acquérir vie et richesse doivent chercheur leur gain à travers le danger, ils doivent être courageux, risquer et mépriser vie et richesse. Le penchant vers la richesse est donc élevé, comme on l'a dit, grâce à la mer, à quelque chose de courageux et de noble. La mer suscite ensuite la ruse, car l'homme y doit combattre un élément qui semble se soumettre tranquillement à tout, qui s'adapte à toutes les formes, et qui pourtant est terrible. Le courage y est essentiellement lié à l'intelligence, qui est la ruse suprême. C'est précisément la faiblesse de l'élément, cette façon qu'il a de céder, cette mollesse, qui cachent le plus grand danger. Le courage en face de la mer doit aussi être ruse, car il a à faire à l'élément le plus rusé, le moins sûr et le plus menteur. Cette immense étendue est parfaitement molle, car elle ne résiste à aucune pression, même pas au souffle ; elle paraît infiniment innocente, soumise, aimable et câline, et c'est justement cette facilité qui transforme la mer en l'élément le plus dangereux et le plus puissant. A une telle fourberie et à une telle violence, l'homme, aes triplex circa pectus, oppose uniquement un simple morceau de bois, ne se fie qu'à son courage et à son ingéniosité et passe ainsi de ce qui est ferme à ce qui est sans appui, apportant avec lui le sol qu'il s'est fait lui-même. Le bateau, ce cygne de l'eau, qui trace sur la plaine liquide des lignes souples et des cercles, est un instrument qui fait le plus grand honneur à la hardiesse de l'homme comme à son intelligence." (228-229)

"Un véritable Etat et un véritable gouvernement ne se produisent que quand il y a une différence de classe, quand la richesse et la pauvreté deviennent très grandes et qu'il apparaît une situation telle qu'un grand nombre de personnes ne peut plus satisfaire ses besoins comme il en avait coutume." (p.239)

"L'Amérique [...] est un pays maritime." (p.240)

"L'Amérique est [...] le pays de l'avenir où dans les temps futurs se manifestera, dans l'antagonisme, peut-être, de l'Amérique du Nord avec l'Amérique du Sud, la gravité de l'histoire universelle." (p.242)

"La Méditerranée représente un élément de liaison, et elle est le point central de l'histoire du monde." (p.243)

"L'Islam est devenu rapidement un empire universel à cause de l'abstraction de son principe." (p.293)

"Le but de l'histoire universelle est précisément que l'Esprit se développe jusqu'à constituer une (nouvelle) nature, un monde qui lui soit adéquat, en sorte que le sujet trouve son concept de l'esprit dans cette seconde nature, dans cette réalité créée par le concept de l'Esprit, et possède dans cette objectivité la conscience de sa liberté et de sa rationalité subjectives. C'est en cela que consiste le progrès de l'Idée en général et cette situation représente pour nous le dernier mot de l'histoire." (p.296)
-Hegel, La Raison dans l'Histoire, trad. Kostas Papaioannou, Paris, Plon, coll. 10/18, 1965, 311 pages.
[Remarque 1]: Le propos vise probablement les maximes morales générales de la philosophie de Kant. Notons aussi qu'il s'oppose à l'usage de l'histoire que fait un Machiavel, lequel présuppose que l'histoire est lieu de répétition, donc qu'un savoir politique pour le présent est possible à partir d'une "longue méditation des choses anciennes" (préface au traité du Prince).
[Remarque 2]: L'hégélianisme est donc un finalisme -non un finalisme de la nature, comme chez Aristote, mais un finalisme de l'histoire. Ce n'est pas l'enchaînement des causes qui explique la conséquence, c'est au contraire ce qui est arrivé, ce qui va et doit arriver, qui explique l'enchaînement des événements antérieurs... On a déjà observé un tel finalisme dans la philosophie de l'histoire de Kant.
[Remarque 3]: Ou pour le dire encore autrement: il s'agit de ramener le Multiple à l'Un, et le devenir à une immuabilité, non point transcendante (comme chez Platon), mais historique et finale (Surgissement de l'Absolu).

[Remarque 4]: Le discours d'Hegel se veut "d'un point de vue supérieur à la morale privée, bornée". Il veut justifier le mal (comme tout théologien) depuis un point de vue transcendant. Mais il sombre dans une plate apologie du succès, parfaitement téléologique et dogmatique. A quoi reconnaît-on un "grand homme" ? A ce qu'il a abolit une forme historique périmée pour en établir une nouvelle, "supérieure". A quoi tient sa supériorité ? A sa postériorité chronologique. Pourquoi les formes nouvelles sont elles "supérieures" ? Parce que l'Histoire est un progrès vers la réalisation de l'Esprit absolu. Comment peut-on le savoir ? Parce que.
[Remarque 5]: La critique hégélienne de la fiction contractualiste est bien sûr parfaitement fondée. La liberté est une conquête historique, une conséquence du progrès de la civilisation, de la culture. Le problème politique réside dans la question de savoir: quel genre d'Etat, de société, permet la réalisation de la liberté ? Car ce n'est certainement pas l'Etat en soi, la société en soi qui la réalise. J'ai également déjà évoqué la confusion dangereuse (d'origine platonicienne) que identifie la liberté à la vertu. La liberté n'a pas "de tâche ou d'objets propres", parce que ceux-ci ne relève pas de la liberté mais de la vertu, c'est-à-dire du bon usage de la liberté.
[Remarque 6]: Et pour cause, mon pauvre Georg ! La société n'est pas comparable à l'organisme vivant individuel, c'est une analogie foireuse (et d'origine platonicienne aussi, comme par hasard...) !



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