A tout seigneur tout honneur. Puisque ce blog mêlera
nécessairement découvertes philosophiques et diffusion des idéaux libéraux, il
est tout à fait approprié de débuter par celui que Gilles Deleuze surnommait le
« Prince des philosophes », j’ai nommé Spinoza ! Le texte qui
suit a été écrit par un certain Patrick Deschuyteneer, je vous invite à le lire
attentivement car cela va assez loin…
« Dans la
vie, notre puissance d’exister et de penser commence par être plus passive
qu’active : le problème d’une conduite éthique est donc selon Spinoza
d’augmenter autant qu’il se peut la part active de notre être et d’y restreindre
d’autant la part passive. C’est d’emblée une affaire de degré, de rapport entre
des forces, entre celles qui nous maintiennent à l’état passif et celles par
lesquelles nous pouvons nous libérer de notre impuissance afin d’agir et de
penser aussi librement que possible. L’enjeu de l’ « Ethique » n’est ainsi rien
d’autre que la liberté humaine, que la manière d’en assurer l’émergence et d’en
favoriser le meilleur déploiement. C’est tout d’abord en ce sens que la pensée
de Spinoza est l’une des racines les plus cachées peut-être du libéralisme
politique, mais très certainement l’une des plus profondes et des plus
fécondes. Si le libéralisme est plus qu’une doctrine sociale croyant davantage
aux initiatives privées qu’aux planifications étatiques, s’il veut être ce
qu’il est en vérité, à savoir une manière de vivre, d’agir et de penser qui
soit d’autant plus libre qu’elle est en un seul trait éthique et politique, eh
bien Spinoza doit être tenu pour l’un de ses Pères fondateurs plutôt qu’associé
sans rigueur aux philosophies de Marx ou de Nietzsche.
Spinoza
n’est pas un précurseur de Marx pour la raison qu’il n’a jamais cru en la
dégénérescence du pouvoir politique et il ne l’est pas davantage de Nietzsche
pour la raison qu’il ne croyait ni en l’émergence d’une sur-humanité, ni en
l’avènement d’une Justice qui ne serait plus inter-humaine, c’est-à-dire
politique. Spinoza est au contraire le philosophe qui a le mieux conçu et le
plus ardemment défendu la démocratie politique, en particulier sous la figure d’une
conception laïque et libérale de l’Etat. C’est en tous cas ce que j’aimerais
vous démontrer.
Pour
ce faire, je prendrai mon départ dans la description toute simple que contient
l’Ethique de la manière dont se déroule l’ordinaire de nos vies. Nous n’arrêtons
pas d’y avoir des idées au sens le plus banal de ce terme. Une idée a une
réalité objective ou si l’on veut « représentative » en tant qu’elle est
tournée vers quelque chose qui lui est extérieur et qu’elle désigne. Par une
face d’elle-même, elle est tournée vers ce dont elle est l’idée, mais elle a
aussi une réalité en elle-même, une réalité discursive autre que la réalité à
laquelle elle fait référence : c’est ce que Spinoza appelle sa « réalité
formelle ». Toute idée est ainsi à deux faces : l’une tournée vers elle-même et
l’autre vers ce dont elle est l’idée. Elle a un aspect intrinsèquement
discursif et un aspect d’ouverture aux choses. Si je tourne la tête vers la
gauche, j’ai l’idée du mur qui est là et si je la tourne vers la droite, j’ai
l’idée de fenêtre. C’est ainsi tout le temps, c’est ainsi que nous vivons : une
idée chasse l’autre… Ceci posé, nous savons bien que toutes les idées ne se
valent pas. Celles de Dieu ou d’Humanité valent certainement plus que celles de
grenouille ou de taille-crayon. Il y a une hiérarchie dans les idées, des
degrés de perfection différents, mais ce n’est pas de là que part Spinoza,
c’est plutôt de nos idées-affections, de la manière dont nous sommes affectés
par les idées. Si au cours d’une promenade, je rencontre Paul que je n’aime
pas, l’idée que j’en forme me chagrine, me fait peur ou m’irrite et si c’est
Pierre que je croise pour qui j’ai de la sympathie, l’idée alors me réjouit, me
contente. Dans un cas, je suis triste et dans l’autre joyeux. Cette différence
entre la tristesse et la joie est selon Spinoza des plus importantes pour nous
y retrouver en nous-même, c’est-à-dire faire le tri entre les rencontres qui
nous conviennent et celles qui ne nous conviennent pas, celles qui nous sont
bonnes, qui nous renforcent, nous améliorent et celles qui nous sont mauvaises,
qui nous affaiblissent et nous confinent dans la passivité. C’est de là qu’il
part et nullement, on le voit, d’une définition dogmatique de ce que serait Le
Bien et de ce que serait Le Mal. Son approche est au contraire très concrète,
très immanente, très pragmatique et très lucide. Spinoza ne croit pas comme
jadis Platon que notre vie soit une odyssée par laquelle notre âme, désireuse
de quitter la prison de notre corps, s’en retournerait vers la lumière
antécédente des idées toutes faites ; il ne croit pas davantage, suivant le
modèle de la morale chrétienne, que la vie terrestre ne soit qu’un lieu de
passage vers un autre monde où l’homme sera jugé et soit puni, soit récompensé,
mais pense de manière à nos yeux beaucoup plus sérieuse qu’il n’y a pas
d’au-delà, que la vie sur terre est pour nous la seule qui soit et donc la
seule qui ait un sens proprement humain. C’est ce que signifie entre autres sa
magnifique formule souvent citée : « la
sagesse est méditation de la vie, pas de la mort ». Cette vie-ci étant la seule
qui soit nôtre, mieux vaut une éthique qui lui soit appropriée, qui tienne
compte de la réalité humaine au lieu de s’en plaindre et de la fustiger,
d’exiger d’elle tantôt la sainteté et tantôt l’obéissance aveugle. Il nous
convient de rechercher ce qui nous fait du bien et d’éviter ce qui nous fait du
mal. Pour pratiquer cet art de la quête du bon et de l’évitement du mauvais, il
faut apprendre à « sélectionner » les rencontres, à cultiver celles qui nous
sont bonnes et à fuir celles qui nous sont mauvaises, qui nous affaiblissent et
peuvent même nous être fatales. On ne peut donc se laisser aller au hasard des
rencontres et les prendre comme elles viennent, au petit bonheur la chance. Le
monde n’ayant pas été créé par une Providence orientée sur le bien-être de
notre petite personne, nous avons plus de chances de faire de mauvaises
rencontres que de bonnes. Les motifs de tristesse sont plus nombreux que les
sources de joie et c’est pourquoi la première des démarches est de cultiver
celles-ci, d’œuvrer à leur retour. En soi, la différence de la tristesse et de
la joie ne nous fait pas déjà sortir de la passivité vu que l’une et l’autre
nous arrivent du dehors, mais alors que la tristesse est toujours passive, la
joie passive peut se transformer en joie active, elle peut par une sorte de
saut qualitatif, devenir action, devenir cause d’elle-même ou chemin de
liberté…
A
ce stade de l’analyse, on peut déjà comprendre qu’une telle éthique de la joie
soit inséparable de certains choix politiques, d’une résistance aux volontés de
certains hommes de pouvoir, ceux qui, prêtres ou politiciens, croient qu’il y
va de leur intérêt que nous nous sentions tristes et coupables, c’est-à-dire
apeurés et dociles…
Mais
n’anticipons pas et précisons plutôt le processus de mutation par lequel de
passive une joie peut devenir active. La joie passive vient toujours d’une
bonne rencontre, de quelque chose qui compose avec notre nature et la renforce
; elle ne peut pas venir de quelque chose qui nous soit hétérogène, un dieu ou
une bête. Pour Spinoza, la joie ne peut nous venir de la solitude qui est un
mode dégradé de l’existence, elle ne peut nous venir que d’autres hommes. Seuls
ceux-ci peuvent avoir avec nous quelque chose en commun, quelque chose dont il
soit possible de former une « notion commune ». C’est l’idée que nous avons en
commun avec d’autres hommes qui seule nous met sur la voie des créations
bénéfiques. L’homme est certes un « être-avec-l’homme », mais cette pensée est
en soi trop abstraite, trop générale, trop universelle. Avec, en un sens, veut
dire pour ; « l’homme n’est pas un loup
pour l’homme, mais un dieu », dit-il, voulant dire par là, contre Hobbes, que c’est
par une coopération inter-humaine que les hommes se libèrent, ce qui implique
culture et savoir plutôt que nature et ignorance. Spinoza n’est pas de ceux qui
pensent que la culture gâte la nature de l’homme ; il pense au contraire qu’il
est de la nature de l’homme de se cultiver, de s’éduquer jusqu’à atteindre au
meilleur de lui-même, lequel est un point d’arrivée qui peut différer
profondément du point de départ. La vie n’est pas un cercle, mais un processus
qui peut être orienté vers du mieux. L’entrée dans un tel processus libérateur
ne passe pas par des valeurs transcendantes, mais par une pratique de
coopération inter-humaine, entendons une pratique de l’ « amitié » qui, en tant
que telle, demeure inséparable d’une hostilité au moins potentielle. Il n’y a
pas de pour sans contre, pas de paix sans guerre et donc pas de « notions
communes » dont la vivante expérience n’implique une polémique contre ce qui
est susceptible de leur porter atteinte. Spinoza n’est en rien un pacifiste ;
il sait, comme tout philosophe de la politique, qu’il n’y a pas plus,
redisons-le, de paix sans guerre qu’il n’y a de jour sans nuit, mais surtout
sait-il que les « notions communes » les plus universelles ne nous sont ni les
plus utiles, ni les premières que nous puissions former. Les idées comme celle
d’ « Homme » en général sont trop génériques ; elles ne sont pas assez précises
pour rendre compte des façons dont nous sommes diversement affectés. Ainsi,
sous l’angle des affects dont ils sont capables, un cheval de labour est
certainement plus proche d’un bœuf que d’un cheval de course ; il a plus de
choses « en commun » avec cet autre animal et ce, nonobstant la définition
biologique et le classement qu’elle implique. En fait, ces « notions communes »
sont les premières idées que nous puissions former et c’est par elles que nous
pouvons devenir capables d’une action pensante, soit d’une pensée dont
l’expression soit génétique : quand je dis par exemple qu’une sphère est un
demi-arc de cercle qui « tourne » autour de son diamètre, eh bien, il ne tourne
pas tout seul ; c’est la pensée qui le fait tourner et produit la définition
mathématique de l’objet sphérique. Mais délaissons ce domaine dont l’exactitude
n’est pas un bon modèle au regard des questions éthiques et politiques. Prenons
plutôt l’exemple empirique du soleil et de la manière dont son rayonnement
affecte notre corps en nous procurant tantôt une sensation agréable, tantôt le
désagrément d’une brûlure. Dans une telle expérience, nous sommes bien
davantage renseignés sur les modifications de notre corps que sur le soleil
lui-même en tant qu’il les cause, mais cause aussi tant d’autres effets dont
nous n’avons pas l’idée. En ce cas précis, l’idée que nous avons du soleil est
une idée inadéquate : elle ne permet pas de dépasser le niveau des indications
vagues, des signes auxquels se réfèrent les esprits superstitieux et de manière
générale tous ceux qui en demeurent au premier stade de la connaissance, le
stade infantile, celui où tout est possible, que les arbres parlent ou que les
problèmes de l’existence se résolvent par magie… Les idées inadéquates sont les
idées dont on se contente quand on ne fait pas de philosophie. Les idées
adéquates dépassent complètement les simples perceptions et les idées de pure
reconnaissance qui si claires et si distinctes qu’elles puissent être ne
permettent jamais de remonter jusqu’à la connaissance de la cause ; elles se
contentent de confondre celle-ci avec son effet et conduisent aux douteux
procédés de l’héritage thomiste : la transcendance, autrement dit l’éminence,
l’analogie et l’émanation, autrement dit, plus simplement, « l’asile de
l’ignorance ». Entre ce premier genre de
connaissance et le troisième, il y a le second, lequel occupe la majeure partie
de l’Ethique : du Livre II jusqu’à la proposition 21 du Livre V, il n’est
question au fond que de la transition entre les idées-affections et les idées
adéquates qui sont le savoir par les causes. C’est donc, selon Spinoza, la
formation des notions communes qui nous conduit aux idées adéquates, lesquelles
nous mettent en possession de notre puissance formelle de penser. Il importe à
ce stade que l’aspect spéculatif de cette philosophie ne nous dissimule pas
l’essentiel, à savoir le contenu proprement éthique de l’œuvre et sa dimension
pratique. Quand nous rencontrons un corps qui convient avec le nôtre, nous
éprouvons une joie passive qui nous induit à former l’idée de ce qui est commun
à ce corps et au nôtre. La joie est privilégiée pour la raison que, loin d’être
un sentiment contraire à notre nature, elle nous conduit à l’actualiser sans
pour cela nous faire atteindre déjà l’enchaînement rationnel des idées. Pour
développer cette puissance de penser, pour passer de la possibilité de la
pensée à sa capacité effective, il faut que nous formions une idée adéquate,
soit une idée qui nous vienne non plus du dehors, mais de ce qu’il y a de
commun entre le dehors et nous-même. La joie change alors de cause ; elle n’est
plus au-dehors de notre esprit, mais en lui. Les désirs de la raison peuvent
alors l’emporter sur les désirs passionnels ; ils deviennent des désirs
constructifs plutôt que des désirs impuissants, que des désirs soudés à du
manque. En s’ajoutant à la joie passive, la joie active remplace les désirs de
la passion par ceux de la raison, comprenons par des actions éthiques. Il est
clair que la tristesse ne saurait jouer ce rôle car elle signale toujours une
impuissance, indique quelque chose qui ne nous convient pas, avec quoi nous
n’avons rien de commun. En un sens, il y a toujours quelque chose de commun,
comme l’étendue pour tous les corps, mais cette communauté par l’universel unit
trop loin pour s’inscrire dans le jeu subtil du pour et du contre, de la
convenance et de la disconvenance. On peut certes affirmer que comprendre une
disconvenance, c’est déjà agir, mais ce n’est précisément pas former une «
notion commune », entrer dans l’agir communautaire qui non seulement nous
permet au mieux d’éviter les mauvaises rencontres, mais encore nous permet de
faire face à celles que nous ne pouvons éviter car il y a, Spinoza ne l’a
jamais nié, des tristesses inévitables. La force n’est pas dans la fausse
indifférence affichée à leur endroit, elle n’est pas dans la dénégation, mais
dans la capacité à réduire leur néfaste empire. Cette éthique de la liberté est
ainsi inséparable d’une polémique dirigée contre la servitude. L’ontologie de
Spinoza n’est ni une spéculation abstraite pour misanthropes coupés du monde,
ni un refuge pour intellectuels soucieux de cultiver la distinction de leur
individualisme. C’est au contraire une ontologie inséparable d’Autrui autant
que de l’action collective ; c’est une philosophie qui ne rougit pas de donner
des conseils et d’énoncer des règles pratiques permettant de mieux vivre,
d’accéder à une vie meilleure, en premier, faire en soi la chasse aux passions
tristes et au-dehors de soi pratiquer une impitoyable sélection des rencontres,
ce qui, bien entendu, veut tout dire, sauf les éviter sous le prétexte
d’expériences qui nous furent malheureuses ou funestes. C’est dans les scolies
de l’Ethique que Spinoza développe sa polémique contre les prophètes et les
tyrans, soit contre ceux qui vivent de nos tristesses et donc les alimentent,
mais il le fit aussi dans le deuxième ouvrage que nous aimerions citer à
l’appui de notre argumentation : le «
Traité théologico-politique ».
Cet
écrit est d’une importance extrême pour notre propos : sa rédaction permit très
certainement à Spinoza d’approfondir quelques-uns des thèmes de l’Ethique tels
que nous venons déjà de les parcourir, mais il est en outre à noter qu’il fut
vraisemblablement entrepris à la demande du grand Républicain Jan de Witt,
homme politique d’exception qui devait affronter les attaques monarchistes et
absolutistes de la Maison d’Orange en même temps que les revendications
haineuses et totalitaires de l’Eglise calviniste. Lorsque ce grand homme fut
lynché par une foule en délire le 20 août 1672, Spinoza voulut dénoncer ce
meurtre sur lequel les autorités orangistes fermèrent les yeux, il voulut
coller sur les murs un placard intitulé « Ultimi Barbarorum », « les derniers
des barbares », mais son ami, le peintre Van Spick, chez qui il s’était
réfugié, réduit à la misère par les ennemis de la liberté, parvint à le
dissuader d’accomplir cette action inutilement dangereuse. La réaction
obscurantiste l’avait emporté en Hollande et l’un des esprits les plus libres
que la terre ait jamais porté était ainsi réduit au silence.
En
vérité, fort peu de livres furent autant attaqués que ce Traité qui fut encore
dénoncé par Hermann Cohen durant la République de Weimar et plus récemment,
quoi que plus subtilement, très nettement désavoué par Emmanuel Lévinas qui
n’entendait pas que Ben Gourion eût tenté de lever la honteuse condamnation
pesant encore sur le petit juif d’Amsterdam. « Le peuple juif est assez grande
personne pour se permettre un désaccord, fût-ce avec Spinoza », peut-on lire
dans « Difficile liberté ».
Ceci
pour ne rien dire ni de la méprisante ignorance ou de la complète mauvaise foi
dont fait preuve Heidegger dans son « Schelling », ni de la conduite de Leibniz
qui lui rendit visite, s’en inspira très certainement, mais prétendit plus tard
ne l’avoir jamais rencontré, souhaitant qu’on le jette en prison et que l’on
brûle ses manuscrits!
Mais
de quoi donc est-il question dans cette apologie de la liberté de penser et
d’enseigner ?
En
tout premier de la Bible et du peu de crédit philosophique que l’on peut lui
accorder, de la manière de lire et d’interpréter ce livre que d’aucuns croient
inspiré par Dieu.
Récusant
cette opinion traditionnelle, Spinoza instaure avec netteté la différence
conceptuelle qu’il convient d’établir et de maintenir entre d’une part la «
Révélation » des « Commandements divins » tels qu’ils sont exprimés dans la
Bible et le concept philosophique de Dieu en tant qu’il ne commande rien, que
la justice n’est pas l’un de ses attributs comme le sont l’étendue et la
pensée…
Pour
Spinoza, la Bible est manifestement un texte destiné à faire obéir les masses,
mais ce n’est nullement un écrit qui chercherait la vérité et la formulation conceptuelle
qui lui fait toujours corps. Dans la Bible, il n’y a pas de vérités d’ordre
philosophique, c’est d’autre chose qu’il est question. Il n’est possible d’y
découvrir que des impératifs, que des injonctions plus ou moins fabuleuses, que
des signes appartenant tous au premier genre de la connaissance, à son degré le
plus bas, le plus misérable : nonobstant la validité de certains préceptes qui
s’y trouvent, il ne s’agit pas d’un ouvrage utilisable dans une recherche de
vérité. La cause de la liberté de pensée et d’expression apparaît comme
rigoureusement inséparable d’une critique radicale de toute religion révélée et
c’est ainsi que la différence de l’Eglise et de l’Etat, que la différence de la
religion et de la politique commence à se trouver pourvue d’une fondation proprement philosophique.
Ce
que Spinoza a clairement établi est donc, tout simplement, que la Bible est un
ouvrage philosophiquement illisible, un écrit « hiéroglyphique »,
indéchiffrable, somme toute un pur objet de curiosité. La Bible n’est au fond
qu’un écrit qui suppose et entretient la superstition, laquelle est l’ennemi
naturel de la philosophie, son obstacle majeur. Certes, ce texte est loin
d’être le seul du genre et la superstition peut évidemment avoir bien d’autres
masques que celui-là, si prestigieux fût-il ; elle peut aussi se déguiser en
pseudo-philosophie et exercer sa domination par de tout autres voies que la
théologie. Mais ce que le Traité théologico-politique a clairement dégagé est
un mécanisme mental, un procédé intellectuel toujours le même : celui par
lequel on dépasse une décision immanente par une considération transcendante
destinée à la valoriser, à lui conférer un prestige supérieur, à l’envelopper
dans un habit d’éternité. Il s’agit immanquablement de faire passer un élément
imaginaire et passionnel pour une vérité divine et sur cette base, les hommes
s’autorisent toutes les cruautés. Parmi les motifs externes de la pensée
spinoziste, on peut très certainement mentionner le contraste effrayant entre
une doctrine religieuse de l’Amour universel et les pratiques chrétiennes de
persécution, mais au-delà de cette situation historique déterminée, au-delà
donc des conditions politiques particulières ayant motivé la rédaction de ce
Traité, celui-ci contient en lui-même une dimension intemporelle ou comme eût
dit Nietzsche, « inactuelle », « intempestive », ce qui signifie au fond :
demeurant encore et toujours de pleine et entière actualité !
L’idée
pratique ou politique qui résulte du Traité est qu’il faut séparer rigoureusement
les impératifs théologiques des concepts de la philosophie qui, plus jamais
après Spinoza, ne cessera de dénoncer les alliances funestes du type « Moïse et
Dieu » ou « Tous les hommes et la Passion de Jésus »…
Les
prophéties, toutes les prophéties, ne sont que des décisions d’hommes
politiques parlant « ad captum vulgi », c’est-à-dire en usant du procédé
rhétorique moralement douteux qui consiste, par exemple, à faire passer des «
vérités nouvelles » pour identiques aux opinions et préjugés des masses. Dieu
n’a pas d’affections passives et ne saurait s’avérer colérique, mais évoquer la
« Colère de Dieu » peut servir un Ordre Politique. C’est de la propagande et
rien d’autre ou comme on dit aussi de l’idéologie, à savoir une propagande qui
dure.
Mais
la politique peut-elle vraiment faire l’économie de la ruse et de tous les
procédés qualifiés aujourd’hui de publicitaires ?
Spinoza
est persuadé qu’il n’en est rien et c’est l’une des raisons pour lesquelles
l’on peut, par exemple, se conformer à une religion à laquelle on n’adhère pas.
On peut être comme Giordano Bruno catholique et athée. Le passionnel est
invincible, toute société a donc besoin de l’ « opium » religieux, besoin de la
crainte et de l’espérance et à cet égard, il est clair que Spinoza n’a cessé de
prendre très au sérieux son devoir envers la société.
On
peut certes s’interroger sur le sens de cette « reculade » intellectuelle, se
demander si celui qui portait sur son sceau le mot « caute », signe d’audace et
d’indépendance intellectuelles, n’a pas tout simplement eu peur, ce qui
d’ailleurs n’aurait pas été étonnant si l’on considère les injures, les
attaques et les menaces dont il fut l’objet, et s’il ne s’était pas somme toute
résolu à argumenter, lui aussi, à partir d’une position cachée, ce que trahit
peut-être l’anecdote suivant laquelle il s’est peint lui-même en Masaniello,
révolutionnaire napolitain assassiné en 1647…
On
peut se demander s’il n’a pas cherché à dissimuler l’implacable rigueur de sa
critique interne de la théologie en l’enveloppant de considérations exotériques
destinées à tromper les esprits médiocres, ceux dont il faut toujours craindre
l’infinie méchanceté…
Mais
il ne nous semble pas nécessaire de recourir à de telles suppositions vu que
l’Ethique elle-même légitime, nous l’avons vu, l’irréductibilité relative du
passionnel et l’impossibilité corrélative où demeurent la plupart des hommes de
ne vivre que selon la Raison. Nous reviendrons sur ce problème crucial ; pour
l’heure, il nous suffit de reconnaître que ce Traité, qui ne s’adressait pas à
des philosophes, mais seulement à des chrétiens libéraux, philosophes
uniquement « potentiels », demeure un incomparable plaidoyer pour une « liberté
de philosopher » dont l’époque permettait peut-être d’espérer l’établissement,
tant les persécutions religieuses y devenaient impopulaires... Approché sous
cet angle, Spinoza a manqué son objectif, mais son analyse n’en demeure pas
moins foncièrement et radicalement anti-judéo-chrétienne ; elle est philosophique,
elle est l’œuvre d’un « bon Européen » qui, désireux d’en finir avec les
guerres de religion, a conceptualisé l’avantage politique d’une séparation de
l’Etat et de la Société et clairement estimé que la religion devait être
convertie en une affaire strictement privée et celle-ci, si possible, en une
affaire qui serait celle d’êtres humains cultivés et rationnels. Nous percevons
déjà combien cet écrit est animé d’une inspiration qualifiable de libérale dès
lors que la « liberté de philosopher » ne peut exister et être tolérée qu’au
sein d’un Etat démocratique, c’est-à-dire un Etat fondé sur l’idée que les
transcendances sont des mécanismes immanents très concrets et les lois toujours
humaines, c’est-à-dire faites par certains hommes pour certains hommes contre
d’autres hommes. Les lois sont de la politique, elles ne sont pas seulement
juridiques. Par le retour de cette problématique si présente dans les Cités de
la Grèce ancienne, là où naquirent en s’opposant la démocratie et la
philosophie, Spinoza n’est pas déjà un fondateur du libéralisme politique, car
à ce compte-là, tout philosophe le serait, de Platon à Marx et de Nietzsche à
Heidegger. Ce ne serait pas sérieux : parler en ce cas précis de libéralisme
politique, c’est considérer plus précisément que le libéralisme ne réside pas dans une volonté de supprimer ou de
déplorer l’existence de la politique, mais plutôt dans une manière très précise
de la faire et que Spinoza permet de comprendre avec une grande rigueur.
C’est cela le thème de notre exposé, c’est si l’on veut la question du droit
naturel et de sa situation au sein de la civilisation européenne et de la
politique libérale dont on peut dire qu’elle caractérise l’Occident tout entier
depuis l’écrasement du nazisme et la fin de cette Saint-Barthélemy de douze ans
qui s’abattit sur le monde.
La
culture est culture de la vie humaine, culture de la vie par elle-même. Ceci
signifie que la culture ne saurait se couper de la vivante nature qui la
supporte ; elle est plutôt le vivre-ensemble tout à fait naturel des hommes. Il
y a un fond naturel dans toute culture humaine, un fond commun qui n’est pas,
comme le pensait Hobbes, une guerre de chaque individu contre chaque individu
ou de tous contre tous, mais toujours déjà un jeu du pour et du contre entre
des communautés humaines, entre des groupes. Là où Hobbes percevait dans l’état
de nature un obstacle à l’idéal libéral de civilisation, qui en lui-même est
une coalescence entre des cultures plutôt que la domination d’une seule,
Spinoza a conçu l’existence humaine comme étant déjà toute entière une
coopération de ce genre. Il n’y a pas pour lui de nature impolitique ou
non-libérale de l’homme, mais plutôt une liberté coexistentielle qui requiert
d’être encouragée et développée plutôt que réprimée et cassée par le pouvoir
coercitif d’une administration aveugle ou d’une bureaucratie qui se croit juste
du seul fait qu’elle soit étatique et se déclare « sociale ». La politique ne
peut être mesurée à un idéal abstrait et utopique, mais au contraire à ce qui la
mesure toujours : une nature humaine toujours déjà politique, c’est-à-dire une
politique qui sache aussi que tout n’est pas politique, qu’elle-même, en tant
que politique, s’enracine toujours dans l’être en général et dans la modalité
humaine de celui-ci, lesquels sont les thèmes naturels de toute philosophie et
plus particulièrement de l’ontologie éthique de Spinoza, entendons de
l’ontologie comme éthique.
Contrairement
à l’étourdissante analyse de Heidegger dans « Etre et Temps », la conscience
éthique n’est pas vide, mais s’ouvre au contraire sur des principes d’action
politique très précis et très capables de motiver des choix entre des régimes
et plus précisément entre les deux ennemis majeurs de la modernité : la
démocratie et la dictature. Ce ne sont pas là des options sur des noms ; il ne
suffit pas de se dire démocratique pour l’être, ni d’ailleurs dictatorial…
Les
choses de la politique sont au-delà des mots et s’apprécient autrement ; il y
faut, par-delà les idéologies impolitiques, des idées adéquates, des concepts
tels qu’ils s’en trouvent dans le « Traité politique ».
Ce
texte dont le titre, dans sa sèche rigueur, indique à lui seul que la «
théologie » a été conceptuellement évacuée du problème vaudra selon nous aussi
longtemps qu’il y aura de la politique et nonobstant certains slogans
mondialistes ou anti-mondialistes, la dépolitisation n’est pas pour demain.
L’homme ne peut échapper à la politique, donc à la guerre ; il ne le peut car,
sans être pour cela ou bon, ou méchant, il est un animal dangereux, le plus
dangereux peut-être qui soit jamais apparu sur notre planète. C’est un fait,
mais la politique doit être plus que la reconnaissance du fait politique ; elle
doit être gouvernement de la puissance naturelle, elle doit être pouvoir. Il y
a une nécessité ontologique du pouvoir politique et de ce fait une positivité
intrinsèque de celui-ci ; il y a comme un fait du combat qui, depuis l’antique
parole de Héraclite « la guerre est Père de toutes choses », revient s’imposer
à l’histoire des hommes en dépit des changeantes motivations qui président à
son déclenchement. Le pourquoi des luttes peut bien changer du tout au tout,
être théologique, métaphysique, moral, économique, technologique ou culturel,
les luttes demeurent, interminablement. Les essences changent, mais
l’existentiel demeure. Certes, il ne demeure pas sans s’articuler au domaine
central dont il peut conduire l’intensité jusqu’au combat, mais il demeure
comme substance éthique de l’histoire, comme rapports de force. Toute Morale universelle
s’oppose à la politique qui n’évolue qu’au sein d’une pluralité irréductible,
constituante de son être même, mais nullement l’Ethique de Spinoza qui s’aligne
d’un bout à l’autre sur le sérieux de la vie, c’est-à-dire sur la possibilité
toujours là de la guerre et la nécessité de temps à autre de la faire. L’état
de nature, qui veut que la vie revienne, renaisse, ne saurait tolérer que le
Marché soit sacralisé au point d’être assimilé à une superstition nouvelle.
L’économie dont le fondement naturel est dans le besoin des hommes ne saurait à
elle seule mettre fin aux luttes politiques, à cette physique de la puissance
qui recherche la Constitution politique la meilleure au travers d’une désutopie
radicale, s’entend une pensée pour laquelle le non-être est non-être et donc
toute prétendue pensée de celui-ci affabulation, simulation tristement
spectrale, considération inadéquate. Au cœur de la désutopie de Spinoza, que
trouve-t-on ?
Tout
simplement la nature humaine en tant qu’elle est politique et que sa culture
politique comme déploiement constituant de sa puissance effective la meilleure
ne peut être que démocratie, soit un pouvoir sachant que sa puissance repose
dans la qualité de l’obéissance accordée à ses injonctions. C’est dans les
gens, dans la « multitude », disait Spinoza, que tout pouvoir tire sa puissance
ou découvre son impuissance et c’est en quoi la démocratie est l’Absolu de la
Politique comme libération la meilleure du potentiel naturel des humains, de
leur libre joie d’être là, vivants, au cœur du monde, au sein de la substance
multiple et infinie dont les modifications sont toutes des productions
immanentes, des réalités dont la meilleure tient à la capacité d’exalter
librement et d’améliorer librement et ce que l’on est, et qui l’on est.
L’intelligence naturelle articule naturellement sa culture à la nature et la
fait aller plus loin, vers du mieux. C’est cela l’artificiel ; c’est une
seconde nature qui n’efface jamais la première, mais ne laisse de la modifier,
de lui donner, dirait-on aujourd’hui, une culture de civilisation qui certes
nous vient de la Grèce des Cités, mais qui en se diffusant à travers notre
histoire n’a cessé de se transformer, parfois de s’améliorer, parfois, hélas,
de s’estomper. Ce que Spinoza a détruit par sa destruction conceptuelle de la
théologie, c’est un système mental qui renforçait le pouvoir absolutiste contre
les capacités de liberté de la multitude, mais sa critique n’allait pas, loin
s’en faut, jusqu’à imaginer que la puissance de la multitude serait plus
heureuse sans le pouvoir politique, sans la cohésion qui la maintient à la vie
et lui apporte la sécurité sans laquelle nulle prospérité n’est possible.
Spinoza n’eût pas « cautionné » l’impolitique attitude qui ne laisse de
confondre démocratie et démocratisation et par là, ne laisse d’exporter dans
des relations et des activités humaines qui ne sauraient les tolérer des
principes proprement politiques. Un concept philosophique ne sera jamais
l’objet d’une négociation ou d’un consensus d’assemblée ; la seule chose que
celle-ci puisse faire, c’est comme en Belgique, interdire de facto
l’enseignement de la philosophie en qualifiant de « cours philosophies » des
options théologiques ou des dogmatiques qui n’en sont que la sécularisation.
C’est une décision démocratique, mais elle ne va pas dans le sens réclamé par
Spinoza d’une démocratie assez forte et assez sûre d’elle-même pour favoriser
chez ses citoyens la liberté de philosopher dont l’exercice suppose
l’apprentissage de la philosophie…
Mais
revenons-en au Traité politique, au Traité où il n’est question que de la
communauté collective des hommes, que d’une fondation de la démocratie comme
fondation de la politique la plus appropriée à la trame des passions humaines,
là-même où la liberté peut se déployer en passant par la construction des «
notions communes » qui sont seules susceptibles d’assurer le concept de la
nécessaire sécurité qu’offrent les bons gouvernements. Deux hommes qui ont une
notion commune ont plus de puissance d’exister et de penser que si chacun était
enfermé dans sa solitude et plus ils sont nombreux à s’accorder sur elle et
plus ils sont puissants. C’est un déplacement de force parfaitement immanent,
horizontal, c’est un consensus qui n’a rien de contractuel et surtout rien à
voir avec un Contrat dit social du seul fait qu’on serait tenu d’y adhérer sans
l’avoir ni signé, ni négocié. Le meilleur Etat est selon Spinoza l’Etat libéral
en ceci qu’il inscrit en lui-même l’expansion maximale des libertés humaines
tout en ne se dérobant pas aux différences constitutives de toute politique :
le commandement et l’obéissance, le public et le privé, l’allié et l’ennemi. Il
est vrai que Spinoza déconstruit la transcendance du pouvoir, mais ce n’est pas
pour le supprimer, mais le fonder sur la liberté dont les hommes deviennent
capables en coopérant. L’interdépendance n’est pas la servitude ; seule l’est
la dépendance consistant à s’imaginer seul au monde ou pire encore hors du
monde. La multitude que Spinoza pose au fondement de la puissance du pouvoir
peut bien être considérée comme son âme plurielle, il demeure qu’elle implique
une cohésion, une unité d’action impliquant au sens précis une animation qui
soit autre chose qu’une agitation rhétorique ou qu’une fiction strictement
symbolique. Spinoza dénonce la superstition comme une manipulation des esprits
visant à renforcer le despotisme, mais ce n’est pas pour sombrer dans
l’anarchisme révolutionnaire qui n’est rien que l’excès inverse, que son double
tout aussi terrifiant. Ses analyses de l’Etat des Hébreux et de l’histoire
catastrophique de Cromwell attestent à suffisance que Spinoza croyait en la
bénéfique nécessité des Institutions plus que dans le libre déchaînement des
passions. Celles-ci ne surviennent certes pas quand les citoyens sont des hommes
libres qui ne confondent pas liberté et barbarie ou férocité, mais les bons
citoyens sont rares, surtout quand le peuple est invité à se comprendre comme
atomisé en individus repliés sur eux-mêmes et dénués de culture proprement
politique. Les Institutions pèsent certes d’un poids inhumain, mais à l’instar
des liens qui permettent à Ulysse d’écouter le chant des Sirènes, elles sont
indispensables au jeu des relations humaines. Elles entravent, mais favorisent
la communication inter-humaine qui, jamais, ne prend l’allure d’une communion
ou d’une Mystique des corps. La communication qui résulte des notions communes
ne va dans le sens des mystifications identitaires, mais dans celui des
singularités réelles, c’est-à-dire plurielles. Il n’y a pas de « Je pense »,
mais un « l’homme pense » par « notions communes », par ces idées qui se
forgent dans ce bien commun par excellence que sont les langues et tous ceux
qui les parlent, bien ou mal. Le libéralisme n’est pas une politique
anti-étatique, mais un essai permanent de préserver l’Etat contre le rêve
meurtrier de l’Un, de l’uniformité politico-religieuse de l’espace national ;
il est selon l’interprétation que nous nous donnons de Spinoza la politique qui
s’inscrit au mieux dans l’appétit naturel que les hommes ont de l’état civil et
qui s’atteste déjà dans le souci qu’ils ont de communiquer à d’autres leurs
pensées. »
Un texte riche et complexe ! La démonstration est pertinente, et il semble en effet légitime de poser Spinoza en précurseur du libéralisme politique. Ce texte montre ainsi l’articulation entre le refus de la transcendance et l’édification d’une liberté basée sur la reconnaissance d’autrui et l’interdépendance. Le libéralisme serait par-delà la morale, par-delà « le Bien et le Mal », sans tomber pour autant dans la jungle où « l’homme est un loup pour l’homme ». Le fait de séparer clairement la Bible du domaine philosophique rejoint cette optique. Ma foi, ça se défend, c’est fort bien exprimé, et cela ferait du libéralisme une forme de politique assez inédite, reposant non sur l’autorité, la force ou la peur, mais sur la liberté.
RépondreSupprimerJe crois que ce n’est pas le lieu d’exprimer ici mes convictions personnelles, mais si je reconnais la pertinence de cette proposition sur le plan intellectuel, je me permets d’exprimer mes doutes quant à sa portée concrète. J’ai toujours été rebuté par le côté « immanence radicale » de Spinoza. Je ne pense pas que l’on puisse édifier une morale là-dessus, ni une politique. Il y a toujours de la transcendance quelque part, il n’y a qu’à voir la nature du patriotisme américain, sa conception sacrée de la Constitution et de la nation, ses monuments aux hommes illustres , et l’équivalent français, la liturgie du 14 juillet, le Panthéon, etc. Une société basée sur la seule raison et la seule reconnaissance de l’intérêt commun, pour l’instant cela me semble être quelque chose de purement intellectuel, de purement abstrait.
Au contraire, cher Laconique, n’hésitez pas à exprimer vos idées, que vous soyez en accord ou non avec moi-même ou les textes proposés. « Ce qui est contraire est utile », comme dit fort justement Héraclite.
SupprimerJe respecte votre scepticisme envers la possibilité d’une morale absolument détachée de la religion, bien des esprits, et non des moindres, ont partagé ce sentiment (Tocqueville par exemple). Néanmoins c’est de ce côté que je suis conduit à m’aventurer, compte tenu de ce que je crois.
Il me semble que vous confondez la « transcendance » avec ce que j’appellerai plutôt le symbolique ou l’immatériel. Les drapeaux, les hymnes et les célébrations civiques collectives font parties de ces institutions dont Spinoza loue la « bénéfique nécessité ». Elles contribuent à donner des repères à une société qui en manque, tout autant qu’elles sont le produit de cette société. Et elles ne renvoient qu’à un immatériel concret, la Nation, c’est-à-dire une communauté politique, composée d’individus liés par une culture, un territoire et une volonté de vivre ensemble.
Par ailleurs le rationalisme de Spinoza ne me paraît nullement éthéré. Rarement un penseur aura autant médité les passions, qui, plutôt que d’être banalement opposées à la Raison, sont chez Spinoza l’essence de l’homme, à partir desquelles il faut travailler pour parvenir à « la politique la plus appropriée à la trame des passions humaines ». Rien de moins « spéculatif » qu’une telle tâche ! Et rien de moins inactuel.
Bonjour !
RépondreSupprimerJe viens de découvrir votre blog que j'ai mis de ce pas en lien sur le mien. Autant vous dire que je vous découvre avec plaisir. Nous n'avons sans doute pas les mêmes vues philosophiques et politiques, mais nous devrions pouvoir nous comprendre. En tout cas, je commenterai volontiers.
Sur Spinoza pour commencer. Qu'il faille inscrire Spinoza au nombre des ancêtres intellectuels du libéralisme politique est une évidence. Spinoza appartient clairement au clan des philosophes du "droit naturel" dans sa version moderne. Spinoza est renié par bien des tenants du libéralisme politique de nos jours, comme Hobbes d'ailleurs, parce que ceux-ci pensent bien souvent comme si leurs opinions politicio-économico-sociale pouvaient se passer de fondements réfléchis, c'est à dire de philosophie, et même, de métaphysique. On a donc retenu Locke, qui semblait parler "de sens commun". Autant dire que l'on a perdu de vue non seulement ce qui faisait la "philosophie politique moderne", mais encore, les problèmes qui se posent et que celle-ci posait (encore). Mais j'ai peur de vous ennuyer avec ma vision assez sinistre d'une véritable décadence de la pensée occidentale, et je préfère m'en tenir à une suggestion : lire Spinoza permet de comprendre ce qui est en jeu chez Locke, et partant, ce qui est en jeu au-delà des mots et des programmes politiques dans le problème du "libéralisme" en général et du "libéralisme" contemporain. Je vous ferais injure à signaler qu'un tel travail ne peut être déplaisant, car vous semblez faire partie du nombre de ceux pour qui l'exercice de la pensée est agréable.
A bientôt, donc !