« Nous
savions que cette fois nous allions entrer dans une bataille telle que le monde
n'en avait encore jamais vu. »
-Ernst Jünger, Orages
d'acier, p.81.
Lu Orages
d’Acier, d’Ernst Jünger (dans Journaux
de guerre, tome I : 1914-1918, coll. Bibliothèque de la Pléiade (n° 540),
Gallimard, 2008, 944 pages). C’est un bon récit de la guerre, mais il ne m’a
pas transporté. Par sûr que le sujet s’y prête. La forme du journal prive cet
écrit d’une cohérence générale qui aurait pu lui apporter une signification
sublimant la somme de ces éléments. D’un autre côté, il est ainsi plus proche
de la réalité historique. Mais j’ai toujours dit que l’école réaliste [R1]
m’était étrangère, et en dépit de son sujet, Orages d’acier se rapproche de cette forme littéraire. Jünger a la
digne figure d’un homme emporté par le conflit mondial, mais son flegme ne le
rend pas toujours très attachant [R2]. Son récit le dépeint fondamentalement
seul. Les camarades qu’il mentionne sont des figures qui passent devant le
lecteur, sans descriptions ni psychologies (même superficielles), le plus
souvent pour mourir ou illustrer une anecdote. Une amitié, ou une romance, ou
même une camaraderie plus présente, aurait sûrement rendu ce récit plus
touchant et plus mémorable. Mais sans doute Jünger ne les a-t-il tout
simplement pas vécus.
Le récit procure des impressions de bruits, de fureur,
de mouvement perpétuel. La guerre moderne dans toute son incommensurabilité
fatale. Une guerre où l’on ne sait pas qui vous tue. La mort fauche en masse,
impersonnelle. Il faut dire que la Grande Guerre fut une guerre sans gloire,
une immense tragédie. A chaque page, on ressent l’absurdité irréparable d’âmes
humaines lancées les unes contre les autres, sans se connaître, et qui
s’entredétruisent sans savoir pourquoi. Une guerre de l’âge impérialiste,
anonyme, industrielle. On ne les reverra plus, les duels individuels tant chantés
par Homère [R3] [R4]. Plus que tout, on éprouve dans cette lecture le sentiment
qu’un âge du monde, celui du Progrès et de la confiance en l’Avenir, a touché à
sa fin dans « ce paysage où la mort
n’a pas seulement fêté ses triomphes inouïs, mais où naissait en même temps un
monde nouveau » (Ernst Jünger, préface à la traduction française de
1960 d’Orages d’Acier)
En tout cas, personne ne peut prendre au sérieux les
calomniateurs [R5] qui soutiennent que Jünger se livrerait ici à une « esthétisation proprement fasciste de la
guerre » (dixit Walter Benjamin). Il n’y a rien de nationaliste dans Orages d’Acier. Pas la moindre allusion
à une mission de l’Allemagne ou à une humanité supérieure forgée par
l’héroïsme guerrier. Au contraire. Jünger ne dissimule rien de la cruauté de la
guerre [R6], de la fragilité de l’homme [R7] [R8], de sa dégradation [R9]. Sans
même parler de la francophilie de l’auteur. Toutes ces accusations anticipent à
tort sur l’évolution politique ultérieure de Jünger [R10].
En revanche, il est vrai que Jünger ne manifeste
aucun pacifisme, aucune analyse politique
de la guerre, qui pourrait déboucher sur une critique. La guerre lui fait
l’effet d’une fatalité ontologique à laquelle les hommes ne peuvent que tenter,
maladroitement, de s’adapter, alors même que les conditions de la guerre
industrielle nient presque totalement ce que les conflits anciens pouvaient
susciter d’enthousiasmes chevaleresques (et naïfs). C’est cette absence
d’enthousiasme, de haine [R11], et la mélancolie quant à elle bien présente,
qui parle le plus clairement contre une interprétation fasciste (ou même
seulement belliciste) d’Orages d’acier.
Je mentirais en disant que cette lecture m’a procuré
beaucoup de plaisir. Je doute par ailleurs qu’il soit possible de faire beaucoup mieux,
compte tenu du sujet de l’œuvre [R12].
[Remarque 1] : Par école réaliste, j’entends Balzac,
Flaubert, Zola, Proust, etc. J’y inclus Jünger, parce que sa démarche est ici
proche de l’école réaliste, comme le montre sa réflexion dans la préface à
l’édition de 1934 d’Orages d’Acier :
« Il n’y a rien de plus facile que
les idées, rien de plus difficile que la description d’un fait. »
[Remarque 2] : Cela reste à vrai dire une
appréciation subjective, d’ailleurs susceptible de se renverser en son
contraire à certains moments. On laissera le lecteur juge de cet extrait :
« J’examinai au passage les petits
animaux qui, victimes du chlore, parsemaient de leurs cadavres le fond de la
tranchée, et me dis : « Le pilonnage va reprendre tout de suite
et, si tu continues à flâner ainsi, tu vas te retrouver ici, à découvert, comme
une souris prise au piège ». Malgré
cela, je m’abandonnai à mon incorrigible flegme. » (p.71)
[Remarque 3] : « Tandis que les deux artilleries se déchaînaient à distance l'une contre
l'autre, un orage terrible éclata, de sorte que, comme dans les combats
homériques des dieux et des hommes, la fureur de la terre rivalisait avec celle
des cieux. » (p.92)
[Remarque 4] : J’ai parlé un peu vite, on les
retrouve toujours, mais sous une forme étrange : « Des craquements de tonnerre marquaient notre
chemin. Dans ce paysage mort, des centaines d’yeux étaient braqués, aux aguets
derrières les fusils et les mitrailleuses. Nous étions déjà loin de nos
lignes. De toutes parts, des projectiles sifflaient autour de nos casques ou
s’écrasaient avec un choc dur contre les berges de la tranchée. Chaque fois
qu’une de ces masses de fer ovoïdes dépassait la ligne d’horizon, l’œil
s’emparait d’elle avec ce don de voyance que l’homme acquiert seulement dans
les instants où se décident la vie et la mort. Durant ces moments d’attente, il
fallait chercher à gagner un point d’où l’on pût voir le ciel le mieux
possible, car ce n’est que sur son fond pâle que le fer noir et cannelé des
boules mortelles se détachait avec une netteté suffisante. Puis on lançait
soi-même sa grenade et l’on bondissait en avant. A peine si l’on frôlait le
corps de l’ennemi, mollement écroulé ; il était hors-jeu, un nouveau duel
s’engageait. L’échange de grenades rappelle l’escrime au fleuret ; il faut
faire des bonds comme dans un ballet. C’est le plus mortel des combats
singuliers, qui prend fin seulement quand l’un des deux adversaires vole en l’air.
Il peut d’ailleurs arriver que tous deux tombent. » (p.193-194)
[Remarque 5] : Tels Pierre Bourdieu, qui
vilipende dans L’ontologie politique de
Martin Heidegger le « nihilisme jüngerien », dont on ne voit pas
ce qu’il pourrait être, a fortiori
lorsqu’il est rapproché, à une page de distance, du « nihilisme
nazi » (sic). Et il est bien étrange de suggérer que les nazis ne
croyaient pas en quelque chose. A moins qu’on veuille par-là s’épargner la
peine de regarder ce qui, du catholicisme à l’aristocratisme, pourrait éloigner
Jünger du nazisme, en les rangeant dans un facile et commun
« nihilisme » ?
[Remarque 6] : « Ne plus rien entendre, ne plus rien voir ! Seulement fuir d'ici, fuir
jusqu'au fond de l'obscurité ! -Mais les hommes ! Il fallait bien m'occuper d'eux,
c'est à moi qu'ils étaient confiés. Je me forçai à revenir vers ce lieu
d'horreur. » (p.203)
[Remarque 7] : Voir notamment p.70, lorsque
Jünger évoque son épuisement et sa suffocation au milieu des gaz de combat.
[Remarque 8] : « Les blessés poussaient encore leurs cris affreux. Quelques-uns se
traînèrent vers moi sur le ventre et gémirent lorsqu’ils reconnurent ma
voix : « Mon lieutenant ! mon lieutenant ! » L’un des
bleus que je préférais, Jasinski, à qui un éclat avait fracassé la cuisse, se
cramponnait à mes jambes. Maudissant mon impuissance à porter secours, je lui
tapai l’épaule, désemparé. De tels moments se gravent en vous. […] Je me jetai
à terre et éclatait en sanglots convulsifs, tandis que les hommes
m’entouraient, l’air sombre. » (p.203)
[Remarque 9] : « Cette nuit, avec l'ampleur et l'hostilité de ses espaces, était d'une
solitude spectrale. Quand je me heurtais dans cette obscurité aux sentinelles
ou à des égarés qui cherchaient leur corps, j'avais le sentiment glaçant de
n'avoir plus affaire à des hommes, mais à des démons. On errait comme sur un
immense tas de décombres au-delà des bords du monde connu. » (p.102)
[Remarque 10] : Sous la République de Weimar, Jünger
eu des prises de positions nationalistes, et modifia certains passages d’Orages d’Acier en conséquence (qu’il
supprima dans la version de 1934). Voir aussi la fin de sa préface à l’édition
de 1924 : « Nous ne sommes pas
d’humeur à rayer cette guerre de notre mémoire, nous en sommes fiers. Nous
sommes indissolublement liés par le sang et le souvenir. Et une nouvelle
jeunesse plus hardie vient déjà combler nos vides. Nous avons besoin, pour les
temps à venir, d’une génération de fer, dépourvue de scrupules. Nous
échangerons de nouveau la plume pour l’épée, l’encre pour le sang, la parole
pour l’action, la sensiblerie pour le sacrifice –nous devons absolument le
faire, sinon d’autres nous piétineront dans la boue. La révolution nous a
enseigné que tout mouvement privé d’une grande idée désintéressée possède si
peu de force de conviction intime que personne n’affrontera pour elle l’épreuve
du feu. Puisse nous guider au-dessus de toutes les bassesses notre grande idée
claire et communautaire : la patrie, conçue au sens le plus large. Pour
elle, nous sommes tous prêt à mourir. C’est l’avantage que nous avons sur tout
ce qui accapare le temps où nous vivons : nous sommes résolus au
sacrifice.
Un
temps approche, d’une brutalité telle que nous ne pouvons pas encore
l’imaginer, nous y sommes mêmes déjà plongés. Devant l’événement, tout débat se
dissipe en écume ; l’invitation à l’action dans la nouvelle Europe
balaiera toute l’emphase des discours ampoulés qui nous fatiguent sans porter
de fruits, elle balaiera les boutiquiers, les littérateurs et les mauviettes,
comme un raz de marée destructeur que couronne une crête rouge sang. Car la
paix ne réside pas chez les lâches, mais au voisinage de l’épée.
Tous
les audacieux ne sont pas encore ensevelis sous les ruines qui accablent
l’Allemagne. Appliquons à nos nouvelles tâches notre vieux rythme forgé à
l’épreuve des batailles ! »
[Remarque 11] : « Durant la guerre, je
me suis toujours efforcé de considérer l'ennemi sans haine, et de l'apprécier
en tant qu'homme à l'aune de son courage. Je recherchais l'occasion de me
battre avec lui afin de le tuer et je n'attendais rien d'autre de sa part. Mais
je n'ai jamais nourri de lui une idée basse. Lorsque, plus tard, des
prisonniers sont tombés entre mes mains, je me suis senti responsables de leur
sécurité et j'ai cherché à faire pour eux tout ce qui était à portée de mes
moyens. » (Ernst Jünger, Orages
d'acier).
[Remarque 12] : Et d’ailleurs, le récit que
donne Louis-Ferdinand Céline de la Première Guerre mondiale, au début du Voyage au bout de la Nuit, ne m’a laissé
à peu près aucun souvenir, et ne m’avait pas non plus vraiment intéressé. Ce
qui est sans doute significatif, compte tenu de ce que je suis.
Hé bien, c’est un véritable article de critique littéraire que vous nous livrez là ! Un article subjectif (quoique bien argumenté et illustré), comme devrait toujours l’être la critique littéraire. Je dois tout de suite vous dire que je n’ai pas lu « Orages d’acier ». J’ai lu « Sur les falaises de marbre » de Jünger quand j’avais quinze ans à peu près. J’en garde le vague souvenir d’un récit énigmatique, altier, assez détaché et impénétrable. « Orages d’acier » est un livre culte, loué par André Gide qui souligne les mêmes caractéristiques d’objectivité et de réalisme que vous (« Incontestablement le plus beau livre de guerre que j’aie lu ; d’une bonne foi, d’une véracité, d’une honnêteté parfaites », « Journal » du 1 er décembre 1942). Il est certain que la guerre de 14-18 a marqué un tournant dans l’histoire de l’Occident, elle a décrédibilisé de nombreuses idéaux qui semblaient jusqu’alors incontestables (le progrès, le nationalisme, l’avenir même), et elle a signé la fin de l’hégémonie européenne. Elle a marqué tous les auteurs qui l’ont traversée, les surréalistes, Céline, etc. Je partage d’ailleurs votre point de vue sur le « Voyage au bout de la nuit » qui est un livre sans doute remarquable par son style novateur, mais qui ne correspond pas du tout à ma sensibilité littéraire. Que voulez-vous, il semble difficile de produire un sens satisfaisant à propos d’une immense boucherie aussi absurde qu’inhumaine… Il y a tout de même, pour le peu que j’en sais, quelque chose de noble chez Jünger, une vraie stature, admirée à la fois par Gracq et Mitterrand.
RépondreSupprimer@Laconique
Supprimer« c’est un véritable article de critique littéraire que vous nous livrez là ! »
Je vous remercie, cher Laconique. Venant de vous, ce compliment me va droit au cœur ;)
Il fallait bien que j’arrive à quelque chose d’un peu abouti après la « sobriété » de mon traitement de Platon. Je m’aperçois d’ailleurs que pour écrire correctement ce genre d’article, il me faut annoter consciencieusement l’œuvre étudiée au fur et à mesure, retranscrire mes impressions, etc., ce qui exclut de la lire uniquement pour le divertissement. C’est donc quelque chose qu’à l’avenir, et sur des ouvrages proprement littéraires, je réserverais à des œuvres déjà parcourues.