Emmanuel Macron, ministre de l’économie du
gouvernement de M. Valls, s’est livré, dans une interview pour le journal Le Monde du 27 septembre dernier, à certaines
déclarations qui auraient pu susciter quelques espérances chez les partisans
d’une société libre, si elles n’étaient pas en totale contradiction avec sa
présence dans un gouvernement socialiste ayant –entre autres joyeusetés-
augmenté les impôts de près de quarante-huit milliards en 3 ans.
Mais sitôt les mots « Le libéralisme est une valeur de la gauche » prononcés, et en
dépit d’une littérature émergente sur le sujet, il a fallu que cette
association polémique soit immédiatement réfutée sur le site du journal Libération. Un certain Manuel Cervera-Marzal s’est empressé de
rejeter dans les ténèbres extérieures la ligne réformiste du ministre. Le
présent billet se veut un examen attentif de cette « réfutation ».
L’auteur commence par évoquer « l’idéal libéral d’égalité des chances»,
ce qui correspond beaucoup plus à la perspective d’une gauche social-démocrate
(c’est-à-dire à ce que recouvre dans les pays anglo-saxons l’adjectif de liberal), se fixant des objectifs de
diminution de la reproduction sociale, qu’à l’idée du libéralisme classique
d’égalité des droits, qui ne présuppose pas minutieusement le type de société
auxquels ces droits égaux vont aboutir. La simple consultation de l’article Wikipédia
« égalité des chances »
restitue clairement cette distinction conceptuelle, en opposant fort à propos
le philosophe liberal américain John
Rawls à l’économiste libéral Friedrich von Hayek.
Mais cela importe peu, dans la mesure où Cervera-Marzal
fustige immédiatement après cette « égalité
des chances » (associée à tort au libéralisme), comme « une fable destinée à justifier l’inégalité
des résultats et des conditions ». La polémique ratant sa cible
(puisque ne visant pas un concept de la tradition du libéralisme), on peut
laisser ce point de côté, tout en soulignant en passant la croyance pour le
moins utopique de l’auteur dans la possibilité même d’une société sans
inégalités de résultats ou de conditions, soit l’égalitarisme le plus absolu,
dont l’histoire humaine ne nous donne point d’exemples.
Cervera-Marzal admet ensuite qu’il y a « du bon dans le libéralisme », en se
référant cette fois avec justesse à de grands philosophes libéraux du XVIIIème
siècle tels que Kant et Montesquieu. Mais il procède l’instant suivant à la
fallacieuse (et hélas trop connue) distinction inepte entre un libéralisme
politique et culturel, qui serait acceptable, et un libéralisme économique ou
marchand, quand à lui voué aux gémonies (« L’autre face du Janus libéral, celle qui l’a historiquement emporté sur
sa rivale, véhicule un cortège d’apories logiques, d’absurdités politiques, de
contresens économiques et de violences sociales »). C’est bien
évidemment ignorer (ou falsifier) la nature réelle de la doctrine libérale, qui
ne se découpe pas en tranches de liberté, mais associe nécessairement divers
éléments politiques, philosophiques, sociaux et économiques. Le cas de Montesquieu
est symptomatique : il est impossible de le réduire à une pensée politique
de la séparation des pouvoirs sans évoquer la dimension économique de son libéralisme
et sa confiance dans la capacité du « doux commerce » à mettre fin à
l’enrichissement par la violence armée. L’économiste John Maynard Keynes, mieux
renseigné que M. Cervera-Marzal, le rappelait d’ailleurs dans sa Préface pour
l'édition française de la Théorie
générale, lorsqu’il décrivait Montesquieu comme « « le plus grand économiste français, celui
qu'il est juste de comparer à Adam Smith ».
L’auteur affirme ensuite que « le libéralisme s’est constitué du XVIIe au
XIXe siècles », ce qui est globalement exact, ses premiers théoriciens
étant Spinoza et surtout John Locke.
Ce qui est en revanche une grossière calomnie, c’est
la thèse en vertu de laquelle le libéralisme serait « l’idéologie des propriétaires d’esclaves, de la bourgeoisie, de la gent
masculine, de l’impérialisme européen et des professionnels de la politique ».
Outre la dichotomie évidente des groupes auxquels est attribuée la parenté de
la doctrine libérale, une analyse succincte révèle le caractère fantaisiste de
cette thèse :
Le libéralisme n’était pas et ne pouvait pas être
une idéologie des propriétaires d’esclaves, précisément parce qu’il s’est érigé
contre l’esclavagisme (et le féodalisme). La dénonciation de l’esclavagisme par
les libéraux se basait sur des arguments utilitaristes (« l'expérience de tous les temps et de tous
les pays s'accorde, je crois, pour démontrer que l'ouvrage fait par des mains
libres revient définitivement à meilleur compte que celui qui est fait par des
esclaves » -Adam Smith, « Des salaires du travail », Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations,
Livre I, Chapitre 8) mais aussi et surtout moraux, comme le prouve le chapitre 5 du livre XV De l'esprit des lois,
ou l’action de libéraux classiques comme Brissot ou Condorcet au sein de la Société des amis des Noirs, association abolitionniste. Au XIXème siècle, ces idéaux
furent enrichis par l’économiste libéral Frédéric Bastiat d’une critique
générale du projet colonial, ce qui ruine la thèse extravagante du caractère
« libéral » de la promotion de l’impérialisme, également contredite
par la justification purement défensive de l’appareil militaire d’Etat que l’on
peut trouver chez divers philosophes libéraux, de David Hume à Ayn Rand
(« La marine de guerre doit protéger
les citoyens contre l’emploi de la force : ils paient pour ça, et tout
gouvernement qui se respecte est tenu de garantir leur sécurité » -Ayn
Rand, La Grève, p.581).
Le rapport entre bourgeoisie et libéralisme est déjà
plus consistant, mais néanmoins fort complexe. Si on utilise le terme de
bourgeoisie pour qualifier l’ensemble des classes marchandes liées au commerce
au loin et à la finance, dont l’historien Fernand Braudel a retracé l’émergence
dans l’Italie de la Renaissance, alors sans doute sa formation dans le cadre de
la société féodale nécessitait-elle un degré minimum de liberté, qui s’inscrit
dans l’histoire plus large de l’individualisme en Occident, dont le philosophe
libéral Alain Laurent nous a donné de si lumineux panoramas. La réhabilitation
du commerce par le penseur catholique Giovanni Botero (l’un des premiers théoriciens
de la croissance économique) s’inscrit dans ce moment historique de contestation
croissante de la société d’ordres d’Ancien Régime au profit de l’égalité
juridique des individus, considérés comme libres de nouer des contrats politiques à l’image des contrats marchands.
Pour autant, il serait simpliste de définir le
libéralisme comme une « idéologie de
la bourgeoisie », à la fois parce que cette doctrine politique a pu
être défendu aussi bien par des aristocrates comme Condorcet ou Alexis de Tocqueville que par une self-made woman
telle que Rand. Inversement, on pourra sans peine trouver de forts penchants
antilibéraux au sein des élites sociales, comme le montre l’hostilité d’un
Adolphe Thiers [R1] à la concurrence ou au droit de grève, ou encore le copinage généralisé qui caractérise la société française contemporaine.
Je ferai grâce au lecteur d’une réfutation des liens
imaginaires que prétend dévoiler Cervera-Marzal entre le libéralisme et « les vendeurs d’armes, les firmes
transnationales, les maîtres chanteurs de la dette » ou encore « la gent masculine, les professionnels de la
politique (sic) ». Ce qu’il n’est cependant pas possible de laisser
dire, c’est qu’il existerait un mythique « intérêt général » que
mettrait en danger les intérêts particuliers de tels ou tels boucs-émissaires
de la gauche collectiviste (les multinationales, le système bancaire mondial,
etc). La vérité, c’est que « l’intérêt
général n'existe pas [...] Il ne constitue rien d'autre qu'un alibi pour
satisfaire les uns aux dépens des autres » (Pascal Salin, Libéralisme, p.259), tout comme il est
vrai que les intérêts particuliers ne peuvent entrer en conflits : dès
lors qu’ils sont rationnellement compris, ils produisent des règles
universalisables permettant de vivre harmonieusement et librement (« L'observance de la loi morale est dans l'intérêt
ultime de tout individu, car chacun a intérêt à ce que la coopération sociale
des hommes soit maintenue » -Ludwig von Mises, Le Libéralisme, 1927).
Le libéralisme n’étant rien d’autre que l’expression
d’un tel « égoïsme » rationnel, il est erroné et absurde d’y voir un
appel à l’enrichissement aveugle [R2], à « l’idéologie du tous contre tous », de l’écrasement brutal d’autrui,
et a fortiori de « l’idéologie
des experts » (?) ou de « l’égalité contre la liberté ».
[R3]
Lorsque Cervera-Marzal prétend faire de la
« gauche » (unité fictive), le parti « des massacrés, des prisonniers, des travailleurs précaires, des damnés
de la terre », on serait tenté de dire qu’une étude historique exhaustive
des mouvements de gauche, incluant la gauche castriste, bolchevik ou maoïste,
révèle effectivement une capacité à peu près inégalée à produire massacres,
prisons et misère, à favoriser partout l’appauvrissement matériel et moral des
peuples.
Compléter ce panorama de la gauche totalitaire par
le rappel que la gauche socialiste française a soutenu la colonisation [R4],
menée la guerre aux indépendantistes algériens et portée un ancien serviteur de Vichy à la plus haute fonction de l’Etat devrait convaincre plus d’un défenseur
de la liberté à soutenir qu’en effet, « Les libéraux sont "ailleurs" et il est erroné de les situer à
droite ou à gauche » (Pascal Salin, Libéralisme, p.19) [R5]
La tribune de M. Cervera-Marzal peut donc se
résumer comme un recueil des poncifs les plus grotesques sur une tradition
philosophique et politique dont il ignore manifestement tout (ou qu’il tente de
travestir en misant sans vergogne sur la crédulité de son lectorat), ce que
l’on ne peut pas s’empêcher de percevoir comme une dérive obscurantiste des
« élites intellectuelles » produites par le système universitaire de
la France contemporaine, avec à la clé un appauvrissement dramatique du débat public
comme de la recherche en sciences sociales.
[Remarque 1] : « Ils chargent le marché d'une masse de produits et ils viennent faire
concurrence aux vieux commerçants, et ces hommes de quelques jours ruinent des
hommes établis depuis quarante ou cinquante ans. »
-Adolphe
Thiers (conspuant les entrepreneurs), Débat à la Chambre des Députés, 20 mai
1840.
« Vous serez
dès lors les complices obligés de toutes les grèves, de toutes les violences
essayées envers les maîtres pour les contraindre à élever les salaires. Si le
droit est un vrai droit, non une flatterie écrite dans une loi pour n'y plus
penser ensuite, mais un droit sérieusement reconnu, et efficacement accordé,
vous fournirez à tous les ouvriers un moyen de ruiner l'industrie par
l'élévation factice des salaires. »
-Adolphe Thiers,
à propos du droit de grève.
[Remarque 2] : « Dans la mesure où elle repose sur le respect des droits d'autrui, [la
société libérale] consiste essentiellement à établir des barrières devant
l'exercice illimité de l'esprit de lucre. » -Pascal Salin, Libéralisme, p.383.
[Remarque 3] : « La démocratie étend la sphère de l’indépendance individuelle, le
socialisme la resserre. La démocratie donne toute sa valeur possible à chaque
homme, le socialisme fait de chaque homme un agent, un instrument, un chiffre.
La démocratie et le socialisme ne se tiennent que par un mot, l’égalité ; mais
remarquez la différence : la démocratie veut l’égalité dans la liberté, et le
socialisme veut l’égalité dans la gêne et la servitude. »
-Alexis de
Tocqueville, Discours à la Chambre des
députés.
[Remarque 4] : « La France a autant le droit
de prolonger au Maroc son action économique et morale qu'en dehors de toute
entreprise, de toute violence militaire, la civilisation qu'elle représente en
Afrique auprès des indigènes est certainement supérieure à l'état présent du
régime marocain. »
-Jean Jaurès en 1903.
« Nous avons trop l'amour de notre pays pour
désavouer l'expansion de la pensée, de la civilisation françaises... Nous
admettons le droit et même le devoir des races supérieures d'attirer à elles
celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux
progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l'industrie. »
-Léon Blum, le 9 juillet 1925 à la Chambre des
députés.
[Remarque 5] : Et ce, malgré plusieurs efforts
méritoires pour faire renaître un libéralisme de gauche, que l’on peut
constater ici ou là.
Post-scriptum: ce billet a été aimablement repris par Contrepoint sous le titre La gauche et le libéralisme : les poncifs de Libé décryptés.
Ironie suprême: le sieur Cervera-Marzal a soutenu une thèse, dont le titre "Ni paix ni guerre. Philosophie de la désobéissance civile et politique de la non-violence" constitue une très bonne définition... du libéralisme !
RépondreSupprimern'y a-t-il pas autant de libéralismes qu'il y a de gens qui s'en réclament ?
RépondreSupprimerVous pourriez essayer de publier vos articles sur AgoraVox, c’est un site de libre expression assez fourni. Il est vrai que le niveau est bien inférieur à celui que vous nous proposez ici…
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