samedi 24 octobre 2015

Giorgio Agamben et le paradigme économico-théologique - une introduction

Le texte suivant est la traduction d’une retranscription d’une conférence du philosophe italien Giorgio Agamben, conférence du 11 janvier 2007 intitulée « Le Règne et la Gloire », du nom de l’ouvrage éponyme qu’il a publié cette même année (septembre 2008 pour la traduction française). Le Règne et la Gloire étant le troisième tome (numéroté II, 2) de la série Homo Sacer, l’investigation philosophique qui occupe Agamben depuis 1995. J’aurais sans doute l’occasion de la présenter plus tard dans l’ordre chronologique ; pour le moment, le texte de cette conférence me paraît une entrée en matière qui en vaut une autre.


Le texte d’origine semble avoir été le résultat de notes prises sur le vif, certains passages sont donc un peu embrouillés. Je me suis aussi permis de faire quelques modifications, notamment au niveau des temps, pour rendre le propos plus cohérent.

« Cette enquête concerne les raisons et les modalités à travers lesquelles le pouvoir a pris dans les sociétés occidentales la forme d’une économie. C’est-à-dire, d’un gouvernement des hommes et des choses. Nous devons donc parler non du pouvoir en général mais d’une forme particulière, la forme moderne du pouvoir, c’est-à-dire, le gouvernement. Bien évidemment, je vais avoir à impliquer là-dedans les investigations de Michel Foucault sur la généalogie de la gouvernance.

Comme vous le savez probablement, à partir du milieu des années 70, Foucault commença à travailler sur ce qu’il appelait « le gouvernement des hommes ». Mais –je vais donc réutiliser mais aussi prolonger cette recherche- je vais aussi essayer de le localiser, de le disloquer dans un contexte différent. Foucault écrivit un jour que ses investigations historiques n’étaient que l’ombre de son questionnement théorique sur le présent. Et je partage complètement cette façon de voir et pour moi aussi –les investigations historiques que j’ai à faire- ne sont que l’ombre projetée par mon interrogation sur le présent. Et –en ce qui me concerne- cette ombre devient longue. Et elle remonte jusqu’au commencement même de la théologie chrétienne.
Je vais essayer de montrer que deux paradigmes dérivent de la théologie chrétienne, de la théologie chrétienne des origines : la Théologie Politique, qui fonde dans le Dieu unique la transcendance du pouvoir souverain et –et c’est là la nouveauté- la théologie économique qui repose sur la notion d’une oikonomia, une économie conçue comme un ordre immanent, domestique et non proprement politique, de la vie tant humaine que divine. Le premier paradigme est juridique, ou juridico-politique, et donnera naissance à la théorie moderne de la souveraineté, le second est managérial et mènera à la biopolitique moderne et à la présence domination de l’économie et du management sur tous les aspects de la vie sociale.
Le point de départ de mes investigations fut l’incroyable découverte du rôle essentiel joué par le terme grec d’oikonomia, économie, dans la stratégie des théologiens, qui élaborèrent au second siècle de l’ère chrétienne la doctrine de la trinité.
Vous savez que le terme grec d’oikonomia signifie l’administration de l’oikos, le foyer, et qu’ainsi Aristote peut écrire que l’économie diffère de la politique de la même façon de l’oikos, la maison, diffère de la polis, la cité. Et c’est pourquoi dans la tradition aristotélicienne, il y a une opposition tranchée entre l’économie et la politique. D’un point de vue grec, la politique ne peut pas se réduire à une économie.
Selon Aristote, l’Économie est un paradigme non-épistémique, quelque chose qui n’est pas une science [R1], un épistémè, mais une praxis, qui implique des décisions et des mesures qui ne peuvent être comprises qu’en relation à une situation et à un problème donné. Ainsi la meilleure traduction du terme grec est « management ». […]
Maintenant, pourquoi au juste les théologiens chrétiens ont-ils eu besoin de ce terme, Économie ? C’est très simple. Au moment précis où la doctrine trinitaire commençait à être développée, les théologiens devaient se débrouiller avec une forte résistance interne à l’Église, celle d’un groupe de gens raisonnables appelés les « monarchiens », c’est-à-dire les partisans du gouvernement d’un seul, qui pensaient –et ils avaient probablement raison –que l’introduction du dieu en trois personnes impliquait tout simplement de retomber dans le polythéisme.
Oikonomia, l’Économie, est le concept par lequel les théologiens essayaient de réconcilier le dieu, l’unité, avec la Trinité. Leur argument était à peu près –on peut le simplifier de la manière suivante- : Dieu, pour autant que soit concerné sa substance ou son être, est absolument un. Mais –pour ce qui en est de son oikonomia, son économie, c’est-à-dire la façon dont il gère la maison divine et la vie- il est trois.
Tout comme le maître de maison –tel était l’argument- peut partager l’administration avec son fils ou d’autres personnes, sans perdre l’unité de son pouvoir, de la même façon, Dieu peut faire confiance à son fils, le Christ, pour la gouvernance du monde et le salut de l’homme. Dans ses lettres, St. Paul a parlé, à propos de la rédemption, d’une économie du mystère du salut. Ensuite, des théologiens tels qu’Irénée, Hyppolite et Tertullien renversèrent cette expression –c’est un très important retournement stratégique- et parlèrent, en se référant à la trinité, d’un mystère de l’économie. Donc ce n’est pas la nature de Dieu qui est mystérieuse, c’est son économie, son action, son activité qui l’est. Et ils distinguèrent dans ce sens deux logoi, deux discours : le discours ontologique, qui concerne l’essence de Dieu, et le discours économique qui se réfère à l’action de Dieu, à la façon dont il administre le gouvernement du monde et le mystère du salut.
Vous voyez, la Trinité n’a pas été introduite au début, comme doctrine métaphysique, comme elle le fut plus tard dans le grand conseil de l’Église, mais comme une économie, dispositif de gestion. L’hypothèse que je tente de suggérer est que cette économie du mystère a fonctionné comme le paradigme ontologique caché de la gouvernance moderne. Donc je vais utiliser la Théologie dans le but de mieux comprendre le gouvernement. Je n’essaie pas du tout de proposer un retour à la théologie, je vais juste utiliser la théologie pour une meilleure compréhension de la gouvernance.
Je ne vais pas vous ennuyer ici avec la reconstruction détaillée que j’ai faite de cette doctrine, qui a occupé les pères de l’Église pendant des siècles –je vais juste tenter de résumer quelques points, les principaux résultats de mon enquête.
Alors avant tout : quelle genre d’activité, quelle espèce de praxis est l’oikonomia, l’économie ? Quelle est la structure interne d’un acte de gouvernance ? Du management divin ? Et pourquoi quelque chose comme un gouvernement de l’homme est-il possible ? Laissez-moi analyser ça et je vous proposerai cinq points qui d’une certaine manière résume les résultats de mon enquête.
Le premier point pourrait être appelé le paradoxe de l’anarchie divine. Comme nous le voyons à présent, la doctrine de l’économie divine fut produite pour sauver le monothéisme, mais elle finit par introduction une fêlure en Dieu, une division entre être et action, l’ontologie et l’économie. Je veux dire que l’action de Dieu, l’économie de Dieu, d’après les Pères de l’Église, n’a nulle fondation dans son être ; en ce sens, comme ils le disent littéralement, il y a un mystère anarchique –archè en grec signifie : commencement, fondation. L’économie de Dieu n’a pas de fondement, de commencement, est complètement indépendante de son être.
En cela, ça devient parfaitement clair, nous essayons de comprendre cette signification dans la perceptive de la grande controverse de l’Arianisme, qui a si profondément divisée l’Église entre le quatrième et le sixième siècle. Pourquoi un combat si impitoyable et si durable ? Je pense  qu’il altérait aussi le paradigme profane, l’Empereur prit position.
Ce qui était en jeu dans ce débat –je n’entrerai pas dans les détails théologiques- le point le plus important, était le caractère anarchique –c’est-à-dire sans archè, sans fondement ni commencement- du fils, du Christ. Arius, qui deviendra plus tard un hérétique, maintenait que le Christ, qui était le logos, la parole et l’action de Dieu, trouvait son fondement dans le Père, n’était pas anarchique comme le Père, mais avait son commencement et son fondement dans le Père. La doctrine dominante qui devient alors l’orthodoxie, affirmait fermement que le fils, le Christ, était anarchique, sans commencement ni fondation, exactement comme le Père. Donc le Christ est complètement indépendant, c’est une figure divine, sans commencement ou fondement dans le Père.
Cette thèse de l’anarchie du Christ est peut-être le plus inquiétant héritage que la théologie chrétienne lègue à la modernité. Pourquoi ? Parce qu’elle implique que langage et action –telle le langage divin et l’action divine- n’a pas de fondement dans l’être, sont en ce sens anarchiques. Cela veut dire que l’ontologie grecque classique avec l’idée d’un lien substantiel entre être et logos, être et langage, mais aussi entre être et praxis, action, est ruinée pour toujours. Toute tentative, depuis ce moment, pour fonder le langage sur l’être est vouée à l’échec.
Vous savez que d’après Aristote, par exemple, Dieu met en mouvement le monde et les cieux, mais il ne les met pas en mouvement parce qu’il le veut : son être coïncide avec son action [R2]. Donc les pères de l’Église chrétienne ont complètement renversé cette façon de voir. Les actions de Dieu n’ont rien à voir avec l’essence de Dieu. Cet héritage avec lequel nous devons nous débrouiller implique que l’action n’a pas de fondement de l’être –la politique, l’éthique, deviennent extrêmement problématiques. De plus, c’est précisément parce que l’être et l’action sont tous les deux anarchiques –précisément pour cette raison- que nous avons une chose telle que le gouvernement –le terme gouvernement vient du grec kybernetes, qui signifie le pilote d’un navire, celui qui guide le navire. Donc précisément parce que l’être et l’action sont anarchiques, un gouvernement devient possible et même nécessaire. C’est le paradigme de l’anarchie et de l’absence de fondement de l’action humain qui rend possible de gouverner cette action. Si l’être et l’action étaient une seule et même chose, on ne pourrait pas gouverner l’action.
Mais cela implique comme conséquence que l’oikonomia, c’est-à-dire la gouvernance est essentiellement anarchique, qu’il y a une solidarité secrète entre le gouvernement et l’anarchie. Il y a un gouvernement uniquement parce que les éléments qui constituent ce gouvernement sont anarchiques, sans fondements. Quand l’un des personnages principes du film de Pasolini, Salò, dit que la véritable anarchie est l’anarchie du pouvoir et que Walter Benjamin écrit qu’il n’y a rien de si anarchique que l’ordre bourgeois, leurs affirmations doivent être considérées de façon extrêmement sérieuse.
Donc. Il y a une solidarité entre le gouvernement et l’anarchie. C’est le premier point. J’essaie d’analyser la structurer d’un acte de gouvernance. C’est le premier point.
Le second point –je vais l’appeler- le Royaume et le gouvernement, c’est-à-dire la double structure du gouvernement. Donc un des points qui ont impacté la culture occidentale est la conjonction stratégique de la doctrine de l’économie divine avec les théories de la providence, c’est-à-dire le gouvernement divin du monde. La Providence veut juste dire le gouvernement divin.
La rencontre de ces deux paradigmes, qui ont des origines distinctes -providence vient de la philosophie stoïcienne grecque etc.-, est réellement accomplie par Clément d'Alexandrie à la fin du deuxième siècle. Et jusqu’à la fin du XVIIème siècle, quasiment sans interruption, elle a donné naissance à un incroyable amoncellement de textes philosophiques et théologiques. La Providence est peut-être le sujet sur lequel les philosophes et les théologiens ont le plus écrit. La Providence signifie –comme vous le savez probablement- que Dieu est constamment occupé à gouverner le monde. Et s’il cessait un seul instant, alors le monde s’effondrerait.
Telle est la base théologique de la providence. Mais comment la providence, comment le gouvernement divin du monde, fonctionne ? Donc, depuis le départ, c’est un point très, très important, nous voyons que la providence est conçue comme une machine double ou bipolaire. C’est constant. Depuis le commencement de la théorie nous avons une double structure. Dieu ne gouverne pas le monde directement, dans tous les détails jusqu’au plus petit animal, insecte ou moineau, comme disent les gospels, mais Dieu gouverne le monde à travers des principes universels. Les théologiens distinguent en conséquence entre une providence générale qui établit les lois universelles, les premières causes universelles et transcendantes, qu’ils appellent l’ordinatio, l’ordre ordonnant, et ensuite une providence spéciale qui est confiée aux anges ou aux mécanismes immanents et secondaires, et ils appellent ça l’exécution, executio. Donc la machine du gouvernement divin est loi générale et exécution.
Quelle que soit la façon dont les théologiens conçoivent la relation entre les deux pôles, dans tous les cas, la structure bipolaire est présente. Si elles sont complètement divisées, il n’y a pas de gouvernement possible. Il y aurait d’un côté un gouvernement tout puissant qui est concrètement impuissant, et de l’autre, le désordre chaotique des actes particuliers d’interventions de gouvernance. Un gouvernement n’est possible que si les deux aspects sont coordonnés dans une machine bipolaire. Donc je vais définir le gouvernement quand j’aurais la coordination de ces deux éléments. La loi générale et l’exécution, la providence générale et la providence particulière.
Dans la tradition de la philosophie politique on pourrait dire que cette double structure est exprimée dans une vieille formule : le roi règne, mais ne gouverne pas. C’est un vieux dicton, qu’on trouve déjà au 16ème siècle. A la différence de la démocratie moderne [?] nous avons à penser à la division du pouvoir souverain entre le législateur qui agit toujours à travers des lois universelles et des principes ; et le pouvoir exécutif qui réalise les détails du principe général. Je trouve qu’il est vraiment incroyable que la première fois on nous trouvons le vocabulaire de l’ordinatio et de l’executio, l’ordre et l’exécution, se révèle être la théologie et non la théorie politique. Nous sommes là de nombreux, très nombreux siècles avant que la théorie politique articule les deux. Vous allez voir que l’une des découvertes de mon enquête est que le vocabulaire de l’administration publique est fortement lié au religieux ou au théologique. Dans ce cas précis, c’est très nette : ordinatio et executio.
Donc je voudrais dire que l’histoire politique occidentale est précisément l’histoire des articulations changeantes, et naturellement aussi des conflits, de ces deux pôles de pouvoir. Le Règne et le Gouvernement. La Souveraineté et l’Économie. Le Père et le fils. La Loi et l’Ordre. La Loi et la Police, pourrait-on dire.
Mais ce caractère bipolaire est là et demeure jusqu’à la fin. De nos jours, nous pouvons dire que l’acte du gouvernement ou d’exécution a la primauté ; il est clair que la crise du parlementarisme et du pouvoir législatif est évidente partout. Il est comme mort, le pouvoir législatif n’existe plus nulle part en Europe ou aux USA, il y a une primauté absolue du gouvernement. Mais quoi qu’il en soit –et même dans cette situation- les deux pôles sont là : un pôle peut bien prévaloir sur l’autre, comme c’est ici le cas du gouvernement et du pouvoir exécutif, mais néanmoins ils doivent être là, autrement pas de gouvernement, mais il y aurait une autre forme de pouvoir [R3].
Le troisième point je l’appelle le paradigme du dommage collatéral. Dans l’histoire de la doctrine de la providence, l’aporie la plus proéminente est peut-être le problème du mal qui a occupé les théologiens pendant siècles. Si Dieu gouverne le monde et si l’économie de Dieu est nécessairement la plus parfaite, comment peut-on expliquer le mal dans toutes ses manifestations ? Les catastrophes naturelles, les crimes moraux, etc…Donc le problème a vraiment tenu occupé les philosophes et les théologiens durant des siècles. Et la tentative de trouver une solution à cette aporie résulte de l’invention d’un paradigme qui est peut-être l’héritage le plus significatif de la théologie à la théorie contemporaine de la gouvernance. L’argument est le suivant : Dieu dans sa providence établit des lois générales qui sont toujours bonnes. Le mal résulte de ces lois en tant qu’effet collatéral. Le critère est vraiment et littéralement le suivant : la providence, comme effet collatéral, comme un effet collatéral du gouvernement divin du monde. Donc le mal est juste un effet collatéral d’un bon gouvernement. Ainsi les lois générales des mouvements des corps et du réchauffement de la terre…Il pleut, ce qui est très bien, mais il peut y avoir un effet collatéral, de la pluie là où il n’en faudrait pas. Mais ça ne serait que l’effet collatéral d’une bonne chose.
Alexandre d'Aphrodise, qui fut un commentateur tardif d’Aristote aux alentours du second siècle après J.C, exposa cette théorie en quatre points, qui sont particulièrement pertinents pour notre objectif : Dieu, theos, ne peut pas s’embarrasser lui-même des détails, en conséquence, tous les actes de gouvernement divin du monde sont dirigées vers une finalité première et générale, mais tout comme le maître de maison répartit la nourriture pour la famille, la nourriture a aussi pour effet collatéral de nourrir les petits animaux, les vers et les oiseaux qui vivent dans la maison, de la même façon, tous les actes généraux de la divine providence vont avoir pour conséquences des effets collatéraux qui peuvent être positifs ou négatifs. Alexandre affirme –c’est un point très important- que les effets collatéraux ne sont pas accidentels mais définissent la structure même de la gouvernance. Ni généraux ni particuliers, ni intentionnels ni causaux, ni prévus ni imprévus, ni règne ni gouvernement, les effets collatéraux sont la façon dont le gouvernement divin devient effectif, dont la providence se réalise elle-même. […]
Quand de nos jours, les stratégies militaires donnent le nom de dommages collatéraux ou en français de bavures aux effets calculés des interventions militaires qui résultent dans la destruction de cités, et en dommages humains, ils développent involontairement un vieux paradigme théologique. Mais –si notre hypothèse est correcte- dans ce cas aussi, le dommage collatéral n’est pas quelque chose de secondaire ou de causal mais définit l’essence même de la gouvernance. Il n’y pas de victimes dans l’acte de gouvernance. Parce que l’acte vise à avoir des effets collatéraux. Comme dirait un militaire américain : nous tuons un millier de personne. Ce n’est que l’effet collatéral d’un acte en réalité bon. […] Le dommage collatéral est la façon dont l’acte de gouvernement est réalisé.
Donc il y en a un autre. Le quatrième point que Michel Foucault avait déjà souligné. Le signe qui définit le gouvernement du monde est que la providence ne peut pas être un simple acte de force et de violence, qui abolit et suspend le libre arbitre des gouvernés. Le trait principal du gouvernement divin est qu’il œuvre à travers la nature même de la créature, de sorte que –le théologien français du 17ème siècle, Bossuet, l’avait noté- Dieu fait le monde comme s’il en était absent. C’est extrêmement intelligent. Dieu gouverne la créature comme elle se gouvernerait librement elle-même. […] Dieu nous permet d’être comme si nous étions tout seul. Dieu laisse être homme l’homme, un corps être un corps, une pensée ce qui est de la pensée, la nécessité ce qui est nécessité et la liberté ce qui est libre. Donc c’est une fiction d’une incroyable sophistication, cette subtile économie du pouvoir en vertu de laquelle Dieu, dans le but de gouverner absolument doit agit comme si la créature se gouvernait elle-même –idée qui a fortement influencé des auteurs tels que Rousseau. Rousseau était profondément influencé par un théoricien français de la providence, Malebranche, qui est celui qui a inventé la théorie de la volonté générale. Et de cette façon, en particulier à travers Rousseau, l’idée est devenue le paradigme théologique de la démocratie moderne selon laquelle le gouverné se gouverne lui-même.
Donc le cinquième et dernier point. Cela a à voir avec le caractère vacataire du pouvoir gouvernemental. Le pouvoir gouvernemental est essentiellement vacataire. En quel sens ? Dans le royaume messianique et eschatologique dont parle Paul dans la première lettre aux Corinthiens, le Christ reçoit son pouvoir du père et en conséquence retournera au ciel après avoir subjugué tous les pouvoirs terrestres. Paul dit exactement cela : le fils règnera jusqu’au moment où il détruira tous les pouvoirs terrestres, alors il retournera dans le pouvoir du Père. Le pouvoir messianique du Christ semble donc être un pouvoir vacataire, exécuté au nom du Père.
Mais nous avons vu que dans l’économie trinitaire chaque personne divine et en particulier le fils était anarchique, n’avait pas de fondement dans le Père. La relation intra-trinitaire entre le Père et le fils peut être considéré en ce sens comme le paradigme théologique du caractère intrinsèque vacataire du pouvoir gouvernemental. L’Économie Trinitaire est l’expression d’un pouvoir anarchique qui se déplace dans et par les personnes divines selon un paradigme fondamentalement vacataire. Il n’y a aucun moyen d’assigner à une personne le fondement originaire du pouvoir. Le pouvoir a une forme trinitaire, il circule de façon vacataire [R4].
Et c’est pourquoi le pouvoir suprêmement souverain est dans l’histoire politique occidentale présent en tant que vacataire. Vous connaissez probablement l’histoire politique occidentale, en particulier la période de la lutte entre le pape et l’empereur. Les deux pouvoirs, celui de l’empereur et du pape, revendiquaient pour eux-mêmes le titre de vicaire du Christ, vicaire du Dieu. Ainsi l’empereur disait : je suis le vicaire de Dieu. Et le pape disait : non, je suis le vicaire de Dieu.
Mais plus profondément c’est également la raison pour laquelle dans le droit public occidental, la source du pouvoir est en dernier ressort impossible à décrire, et se déplace toujours en cercles entre par exemple –un point très important- pouvoir constituant et pouvoir constitué. Souveraineté et exécution, législation et police. A la fin il est impossible de la décrire ou d’attribuer une responsabilité réelle à quelqu’un. Parce que le pouvoir a une structure profondément vacataire. Donc vous ne trouvez jamais qui en dernier ressort à le pouvoir. Il se déplace toujours dialectiquement entre les deux pôles. C’est tout particulièrement vrai pour comprendre le caractère très important de la théorie politique de la différence entre pouvoir constituant et pouvoir constitué. Ils se déplacent aussi en cercles. Apparemment le pouvoir constitué est fondé par le pouvoir constituant, mais quand vous essayer de saisir ça, vous verrez qu’il y a un mouvement dialectique entre les deux pouvoirs. Car le pouvoir gouvernemental est essentiellement vacataire.
Tels sont les cinq éléments que j’ai essayé de définir dans l’acte de gouvernance : vous aurez à les comprendre si vous voulez situer mon étude de la généalogie de la gouvernance dans un contexte théologique […] Un des résultats majeur de mon enquête est que l’histoire de la politique occidentale est l’histoire du croissement et de l’imbrication de deux paradigmes aussi divisés qu’inséparables. Règne et gouvernement, Royaume et gouvernance, le Père et le fils, Souveraineté et économie, loi et ordre, légitimité et légalité.
Et nous pouvons maintenant mieux comprendre pourquoi le problème fondamental du droit public occidental est du fonder le gouvernement dans la souveraineté, comment fonder l’ordre dans la loi, la pratique économique dans les schémas juridiques. La légalité dans la légitimité. Un très gros problème de théorie politique.
La démocratie moderne peut être vue dans cette perspective comme une tentative désespérée de lier dans une structure stable les deux pôles anarchiques de la machine. Mais c’est précisément pour cela que la démocratie est si fragile. Toujours grisée d’un manque et d’un excès de gouvernement, toujours à chercher un esprit saint ou un principe charismatique qui serait capable de faire tenir ensemble les pouvoirs anarchiques qu’elle a hérité de la théologie chrétienne. A quelques exceptions près, la science politique moderne et les philosophes politiques échouent à confronter les deux pôles de la machine gouvernementale. Débutant avec Rousseau, la théorie moderne commence par considérer la souveraineté comme la catégorie politique centrale et à réduire le gouvernement au pouvoir exécutif. Comme résultat, la philosophie politique, et c’est tout particulièrement vrai de la tradition démocratique, échoue à comprendre la nature réelle du gouvernement et se concentre plutôt sur des problèmes universels tels que la Loi, l’Etat, la Souveraineté. Ce que montre mon enquête, c’est qu’au contraire le vrai problème –le cœur secret de la politique-, n’est ni la souveraineté ni la loi, mais le gouvernement. Ce n’est pas le roi, mais plutôt le ministre, ce n’est pas Dieu, mais plutôt les anges, ce n’est pas la loi mais plutôt la police et l’état d’exception. Ou, plus précisément : c’est la machine gouvernementale qui fonctionne à travers le complexe système de relations qui relie les deux pôles ensembles. »
-Giorgio Agamben, « La Règne et la Gloire », 11 janvier 2007, Turin.
[Remarque personnelle n°1] : La vision d’Aristote s’oppose ici à celle de Xénophon, qui dans son Économique, décrit bien l’économie comme un savoir, une science.

[Remarque personnelle n°2] : « Tout mouvement suppose un moteur. Mais, de moteur en moteur, il faut s’arrêter à un moteur premier, possédant toutes les perfections, c’est-à-dire qui soit acte pur, sans aucun mélange de puissance ou de matière, et, par suite, immuable. Ce moteur immobile, c’est Dieu. Quant à sa nature, Dieu est l’activité sous sa forme la plus haute qui est la pensée. Etant acte pur, cette pensée ne peut penser qu’un objet infini qui est elle-même. Par suite, il semble que, pour Aristote, Dieu ne connaît pas le monde et n’est pas Providence. Et s’il meut le monde, c’est sans le savoir et ni le vouloir. »   -Jacques Mantoy, Précis d'histoire de la philosophie, Paris, Éditions de l'École, 1965, 124 pages, p. 25.


[Remarque personnelle n°3] : On peut ici penser à la domination bureaucratique, telle que l’analyse Hannah Arendt dans L’impérialisme. La dictature serait sans doute aussi une forme de pouvoir non-gouvernemental.
[Remarque personnelle n°4] : Ce passage me rappelle vivement les remarques d’André Gorz sur la source introuvable du pouvoir dans les démocraties modernes : ici et .

1 commentaire:

  1. Ma foi, voilà une contribution rare, un texte inédit d’un grand penseur contemporain traduit avec une fluidité et une précision impeccables. Une fois de plus, vous faites dans la qualité et l’exigence !

    Je regrette d’autant plus que mes lacunes dans les domaines théologique et philosophique ne me permettent pas d’en saisir toute la portée. Quelques observations cependant :
    - La généalogie théologique de la conception occidentale du pouvoir me semble une idée très pertinente. Si pertinente d’ailleurs que, contrairement aux affirmations de l’auteur, je doute qu’on ne puisse pas la trouver exprimée ailleurs en cherchant bien.
    - L’auteur me semble s’attaquer au dogme de la Trinité (« elle finit par introduire une fêlure en Dieu »). Je ne vais pas m’étendre, mais selon moi il n’y a pas de christianisme sans la Trinité. Si le Christ n’est pas Dieu, s’il est une création du père, alors il rétrograde au rang de créature, c’est un prophète comme les autres, il n’est pas le « Chemin » dont parle Jean (Jean, 14, 6), la Communion s’effondre, etc. Plus rien ne distinguerait le christianisme de l’islam par exemple.
    - Le langage détermine les structures abstraites. Si, comme l’auteur l’affirme, certaines notions politiques ont été pour la première fois formulées dans un contexte théologique, alors leur filiation théologique ne me semble guère contestable.
    - Le cinquième point me semble très intéressant. En gros : comme il y a égalité entre les personnes de la Trinité, le pouvoir circule sans cesse, il n’a pas de fondement unique, et il est impossible en Occident d’assigner une légitimité au gouvernement. Ce n’est peut-être pas faux, mais c’est aussi peut-être ce qui est à la source de la démocratie ! Ce n’est sans doute pas un hasard si la démocratie est toujours inconnue en Chine par exemple. Le chiffre trois a par ailleurs des vertus remarquables : un c’est l’autocratie, deux c’est la lutte entre les deux termes du pouvoir, trois c’est la stabilité et la possibilité pour les deux plus faibles de contrer l’arbitraire du plus fort. Ce que je dis là rejoint les analyses de Polybe sur la constitution romaine : Rome a vaincu le reste du monde car elle avait le meilleur gouvernement, le plus équilibré, basé sur trois pôles indépendants : les consuls, le sénat, le peuple :

    (« Les trois sortes de gouvernements dont j'ai parlé composaient la république romaine, et toutes trois étaient tellement balancées l'une par l'autre, que personne, même parmi les Romains, ne pouvait assurer, sans crainte de se tromper, si le gouvernement y était aristocratique, démocratique ou monarchique. En jetant les yeux sur le pouvoir des consuls, on eût cru qu'il était monarchique et royal ; à voir celui du sénat, on l'eût pris pour une aristocratie ; et celui qui aurait considéré la part qu'avait le peuple dans les affaires, aurait jugé d'abord que c'était un état démocratique. » Polybe, Histoire, livre VI).

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