« Chacun sait que l’œuvre d’Ernst Jünger a
successivement fait apparaître quatre grandes Figures, correspondant chacune à
une période bien distincte de sa vie. Il s’agit, chronologiquement, du Soldat
du front, du Travailleur, du Rebelle et de l’Anarque. A travers ces Figures se
laisse deviner l’intérêt passionné que Jünger a toujours porté au monde des
formes, qui pour lui ne sauraient résulter du hasard, mais constituent autant
de configurations canalisant, à des niveaux différents, les modalités d’expression
du sensible: l’« histoire » du monde
est avant tout morphogenèse. En tant qu’entomologiste, Jünger était par
ailleurs tout naturellement porté aux classifications. Au-delà de l’individu,
il identifie l’espèce ou le genre. On peut y voir une manière subtile de
récuser l’individualisme: « L’unique et
le typique s’excluent », écrit-il. L’univers tel que le voit Jünger est
donc un univers où des Figures confèrent aux époques leur signification
métaphysique. Nous voudrions, dans ce bref exposé, montrer ce qui rapproche et
différencie les grandes Figures identifiées par Jünger, et comment elles
s’articulent entre elles.
En 1963, dans son livre intitulé Typus, Namen, Gestalt, Jünger écrit: « Figure et Type sont les formes supérieures
de la vision. La conception des Figures confère un pouvoir métaphysique,
l’appréhension des Types un pouvoir intellectuel ». Nous reviendrons sur
cette distinction entre la Figure et le Type. Mais notons tout de suite que
Jünger relie l’aptitude à les discerner à une forme supérieure de la vision,
c’est-à-dire à une vision qui va au-delà des apparences immédiates pour
rechercher et identifier des archétypes. Mieux encore, il laisse entendre que
cette forme supérieure de la vision se confond avec son objet, c’est-à-dire
avec la Figure et le Type. Plus loin, il précise « Le
Type n’apparaît pas dans la nature, ni la Figure dans l’univers. Tous deux
doivent être déchiffrés dans les phénomènes, comme une force dans ses effets ou
un texte dans ses caractères ». Enfin, il affirme qu’il existe une « puissance typificatrice de l’univers »,
qui « cherche à percer depuis
l’indifférencié », et que cette puissance « agit sur la vision directement », suscitant d’abord une « connaissance ineffable: l’intuition »,
puis une dénomination: « Les choses ne
portent pas de nom, les noms leur sont conférés ».
Ce souci de dépasser les apparences immédiates ne
doit pas être mal interprété. Jünger ne nous propose pas une nouvelle version
du mythe platonicien de la caverne. Il ne suggère pas de rechercher dans le
monde les traces d’un autre monde. Dans Le
Travailleur, au contraire, il dénonçait déjà « le dualisme du monde et de ses systèmes ». De même, dans son Journal parisien, écrivait-il: « Le visible contient tous les signes qui
mènent à l’invisible. Et l’existence de celui-ci doit pouvoir être démontrée
dans le modèle visible ». Pour Jünger, il n’y a donc de transcendance que
dans l’immanence. Et quand il entend chercher les « choses qui sont derrière les choses », pour reprendre l’expression
qu’il emploie dans sa « Lettre au
bonhomme de la Lune », c’est en étant convaincu, comme Novalis, que « le réel est aussi magique que le magique est
réel ».
On commettrait également une grave erreur en
assimilant le Type à un « concept » et la Figure à une « idée ». « Un Type, écrit Jünger, est toujours plus fort qu’une idée, à plus
forte raison qu’un concept ». En effet, le Type est appréhendé par la
vision, c’est-à-dire comme image, alors que le concept ne peut être saisi que
par la pensée. Là encore, par conséquent, appréhender la Figure ou le Type, ce
n’est pas quitter le monde sensible pour lui en opposer un autre, qui en
constituerait la cause première, mais rechercher dans le monde sensible la
dimension invisible que constitue la « puissance
typificatrice »: « Nous reconnaissons
les individus: le Type agit comme la matrice de notre vision […] Ce qui montre
bien que ce n’est pas tant le Type que nous percevons mais en lui et derrière
lui, la puissance du fond typificateur ». Le mot allemand pour Figure est Gestalt, que l’on traduit généralement
par « forme ». La précision n’est pas
sans importance, car elle confirme que la Figure est ancrée dans le monde des
formes, c’est-à-dire dans le monde sensible, au lieu d’être une idée
platonicienne, qui ne trouverait dans ce monde qu’un reflet médiocre et
déformé. Goethe, en son temps, avait été consterné d’apprendre que Schiller
regardait sa Plante originelle (Urpflanze)
comme une idée. C’est le même contresens, ainsi que Jünger l’a lui-même
souligné, que l’on fait souvent sur la Figure. La Figure est du côté de la
vision comme elle est du côté de l’Etre, qui est consubstantiel au monde. Elle
n’est pas du côté du verum, mais du certum.
Voyons maintenant ce qui distingue la Figure et le
Type. Par rapport à la Figure, plus englobante, mais aussi plus floue, le Type
est plus limité. Ses contours sont relativement nets, ce qui en fait une sorte
d’intermédiaire entre le phénomène et la Figure: « Il est, dit Jünger, l’image
modèle du phénomène et l’image garante de la Figure ». La Figure a une plus
grande extension que le Type. Elle excède le Type, comme la matrice qui donne
la forme excède cette forme même. En outre, si le Type qualifie une famille, la
Figure tend plutôt à qualifier un règne ou une époque. Des Types différents
peuvent coexister les uns à côté des autres, tandis qu’en un même temps et
lieu, il n’y a place que pour une seule Figure. De ce point de vue, le rapport
entre la Figure et le Type est comparable au rapport de l’Un et du multiple.
(C’est pourquoi Jünger écrit: « Le
monothéisme ne peut connaître, en stricte logique, qu’une seule Figure. C’est
pourquoi il ravale les dieux au rang de Types »). Ce qui revient à dire que
la Figure n’est pas seulement un Type plus étendu, mais qu’entre la Figure et
le Type, il y a aussi une différence de nature. Aussi la Figure peut-elle
susciter des Types, en leur assignant une mission et un sens. Jünger prend
l’exemple de l’océan, en tant qu’étendue distincte de toutes les mers
particulières: « L’Océan est formateur de
Types; il n’a pas un Type, il est Figure ». L’homme peut-il poser la Figure
comme il pose le Type ? Jünger dit qu’il n’y a pas de réponse univoque à cette
question, mais il tend néanmoins à répondre par la négative. « La Figure peut être subie, mais non posée »,
écrit-il. Cela signifie que la Figure ne peut être conjurée par les mots ni
enfermée dans la pensée. Alors que l’homme peut aisément nommer les Types, il a
beaucoup plus de mal à le faire s’agissant d’une Figure: « Le risque est plus important, car on sollicite l’indifférencié dans une
bien plus large mesure que dans la dénomination des Types ». Le Type dépend
de l’homme, qui se l’approprie en le nommant, alors que la Figure ne peut être
appropriée. « A la dénomination des Types,
souligne Jünger, est liée une prise de
possession par l’homme. En revanche, là où des Figures sont nommées par des
noms, nous sommes en droit de supposer qu’il y a d’abord eu prise de possession
de l’homme ». C’est que l’homme n’a pas accès à la « patrie des Figures »:
« Ce qui est conçu comme Figure est déjà
du configuré ».
En tant qu’elle est de l’ordre de la métaphysique,
la Figure est surgissement. Elle fait signe à l’homme, le laissant libre de
l’ignorer ou de la reconnaître. Mais l’homme ne peut la saisir par la seule
intuition. Connaître ou reconnaître la Figure implique un contact plus profond,
comparable à la saisie d’une parenté. Jünger n’hésite pas ici à parler de « divination ». C’est que la Figure est
dévoilement, sortie de l’oubli au sens heideggerien — sortie des couches les
plus profondes de l’indifférencié, dit Jünger —, et donc par-là présence de
l’Etre. Mais en même temps, en tant qu’elle se dévoile, qu’elle accède à
l’apparence et au pouvoir effectif, elle « perd son essence » — comme un Dieu
qui choisit de s’incarner dans une forme humaine. Et c’est dans cette « dévaluation
» de son statut ontologique que réside la possibilité pour l’homme de connaître
ce qui le relie à cette Figure dont il ne peut s’emparer par la pensée ou le
nom. Ainsi la Figure est-elle la « représentation
la plus haute que l’homme puisse se faire de l’innommé et de sa puissance ».
A la lumière de ce qui précède, peut-on dire que les
quatre Figures jüngeriennes énumérées plus haut sont bien des Figures, et non
pas des Types? En toute rigueur, seul le Travailleur répond pleinement à la
définition dans la mesure où il qualifie une époque. Le Soldat, le Rebelle et
l’Anarque seraient plutôt des Types. Nous les examinerons rapidement l’un après
l’autre.
Le Soldat du front (Frontsoldat) est d’abord le témoin de la fin des guerres
classiques, de ces guerres qui donnaient la priorité au geste chevaleresque,
s’ordonnaient autour des notions de gloire et d’honneur, épargnaient le plus
souvent les civils et distinguaient nettement entre le front et l’arrière. « Autrefois, a dit Jünger, alors que nous rampions dans les cratères de
bombes, nous croyions encore que l’homme était plus fort que le matériel. Cela
devait s’avérer une erreur ». Désormais, en effet, le « matériel » compte plus que le facteur
humain. Ce facteur matériel signe l’irruption et la domination de la technique.
La technique impose sa loi, qui est celle de l’impersonnalité et de la guerre
totale — une guerre à la fois massive et d’une abstraite cruauté. Du même coup,
le Soldat devient lui aussi un acteur impersonnel. Son héroïsme lui-même est
impersonnel, car ce qui compte le plus pour lui n’est plus le but ni l’issue du
combat. Ce n’est pas de vaincre ou d’être vaincu, d’être tué ou de survivre. Ce
qui compte, c’est la disposition d’esprit qui le conduit à accepter son
sacrifice anonyme. En ce sens, le Soldat du front est par définition un Soldat
inconnu, qui fait corps, dans tous les sens du terme, avec l’ensemble auquel il
appartient, à la façon de l’arbre qui n’est qu’une partie mais une incarnation
exemplaire de la forêt.
Il en va de même du Travailleur, qui apparaît chez
Jünger en 1932, dans un célèbre ouvrage dont le sous-titre est : « Domination et Figure ». Le point commun
du Soldat et du Travailleur, c’est l’impersonnalité active. C’est aussi qu’ils
sont tous les deux des enfants de la technique. Car la même technique qui a
transformé la guerre en « travail » monotone, faisant disparaître dans la boue
des tranchées l’esprit chevaleresque du passé, a aussi transformé le monde en
un vaste chantier que l’homme arraisonne désormais pour le soumettre de part en
part aux impératifs du rendement. Soldat et Travailleur, enfin, ont le même
ennemi: le méprisable bourgeois libéral, ce « dernier homme » annoncé par
Nietzsche, qui vénère l’ordre moral, l’utilité et le profit. Aussi le
Travailleur et le Soldat rentré du front veulent-ils tous deux détruire pour
créer, abandonner les derniers oripeaux de l’individualisme pour fonder un
monde nouveau sur les ruines de cette « forme
pétrifiée de la vie » qu’était l’ordre ancien.
Cependant, tandis que le Soldat n’était que l’objet
passif du règne de la technique, le Travailleur entend s’identifier activement
à lui. Loin d’en être l’objet, ou d’en subir les manifestations, c’est au
contraire en toute conscience qu’il cherche à faire sienne la puissance de la
technique, qu’il croit appelée à abolir la différence des classes, le temps de
paix et le temps de guerre, le monde des civils et celui des militaires. Le
Travailleur n’est plus ce « sacrifié qui
porte les fardeaux dans les grands déserts de feu », dont parlera encore
Jünger dans le traité du Rebelle,
mais un être entièrement tendu vers la mobilisation totale. La Figure du
Travailleur excède donc largement le Type du Soldat du front. Pour le
Travailleur, qui rêve tout à la fois d’une vie spartiate, prussienne ou
bolchevique, où l’individu serait définitivement surclassé par le Type, la
Grande Guerre n’a été que la forge où s’est trempée une autre façon d’être au
monde. Le Soldat, sur le front, se bornait à intégrer de nouvelles normes
d’existence collective. Le Travailleur, lui, entend les transplanter dans la
vie civile, en faire la loi de la société tout entière. Le Travailleur n’est
donc pas seulement l’homme qui travaille (acception la plus commune), pas plus
qu’il n’est l’homme d’une classe sociale, c’est-à-dire d’une catégorie
économique déterminée (acception historique). Il est Travailleur dans une
acception métaphysique: en tant qu’il révèle le Travail comme la loi générale
d’un monde qui s’assigne lui-même tout entier dans l’effectivité et le
rendement, y compris au sein du loisir ou du repos.
Cette conception esthétique et volontariste de la
technique, assortie d’un décisionnisme de tous les instants, qui pose le monde
du Travail comme antagoniste de l’univers bourgeois, et d’une volonté
nietzschéenne de « transmuter toutes les
valeurs », qui sous-tendait déjà le « nationalisme soldatique » du Jünger
des années vingt, s’est résumée quelque temps dans la formule du « réalisme
héroïque ». Cependant, sous l’influence des événements, la réflexion de Jünger
va bientôt subir une inflexion décisive, qui va l’entraîner dans une autre
direction. Le tournant correspond au livre Sur
les falaises de marbre, qui paraît en 1939. Les héros du récit, les deux
frères herboristes de la Grande Marina, confrontés à l’horreur où conduit
inexorablement l’entreprise du Grand Forestier, découvrent qu’il est des armes
plus fortes que celles qui transpercent et qui tuent. Mais Jünger, à cette
époque, n’a pas seulement été instruit par la montée du nazisme. Il a aussi
subi l’influence de son frère, Friedrich Georg Jünger, qui fut l’un des premiers,
dans un ouvrage célèbre, à opérer une critique radicale de l’arraisonnement
technicien. En tant qu’enfants de la technique, le Soldat et surtout le
Travailleur étaient du côté des Titans. Or, Jünger voit désormais que le règne
titanesque de l’élémentaire conduit tout droit au nihilisme. Il comprend que le
monde ne doit être ni interprété ni changé, mais regardé comme la source même
du dévoilement de la vérité (alèthéia).
Il comprend que la technique n’est pas nécessairement antagoniste des valeurs
bourgeoises, et qu’elle ne transforme le monde qu’en généralisant le désert. Il
comprend que, derrière l’histoire, l’intemporalité renvoie à des catégories
plus essentielles, et que le temps humain, scandé par les rouages de la montre,
est un « temps imaginaire », fondé
sur un artifice qui a rendu les hommes oublieux de leur appartenance au monde,
un temps qui fixe la nature de leurs actions au lieu d’être fixé par elles,
alors que le sablier est au contraire une « horloge
élémentaire », dont l’écoulement obéit aux lois de la nature — temps
cyclique par conséquent, et non pas linéaire. Jünger, en d’autres termes,
réalise maintenant que le déchaînement des Titans est d’abord révolte contre
les Dieux. C’est pourquoi il congédie Prométhée. Aux Figures collectives vont
maintenant succéder des Figures personnelles. Face au despotisme totalitaire,
les héros des Falaises de marbre choisissaient le retrait, la prise de
distance. Par-là, ils annonçaient déjà l’attitude du Rebelle, dont Jünger
écrira: « Est Rebelle (…) quiconque est mis par la loi de sa nature en rapport avec la liberté, relation qui l’entraîne dans le temps à une révolte contre l’automatisme et à un refus d’en admettre la conséquence éthique, le fatalisme ».
On voit par-là que la Figure du Rebelle est en
rapport direct avec une méditation sur la liberté — et aussi sur l’exclusion,
car le Rebelle est également un banni. Le Rebelle est encore un combattant,
comme pouvait l’être le Soldat du front, mais c’est un combattant qui a répudié
l’impersonnalité active, parce qu’il entend conserver sa liberté vis-à-vis de
la cause qu’il défend. En ce sens, le Rebelle ne saurait s’identifier à système
ou à un autre, même à celui pour lequel il se bat. Il n’est à l’aise dans aucun
d’eux. Si le Rebelle choisit la mise à l’écart, c’est avant tout pour se
préserver des forces d’anéantissement. Pour rompre l’encerclement, pourrait-on
dire en utilisant une métaphore militaire que Jünger emploie lui-même quand il
écrit: « L’incroyable encerclement de
l’homme a été préparé de longue date par les théories qui visent à donner du
monde une explication logique et sans faille et qui progressent du même pas que
les développements de la technique ». « Le
chemin mystérieux va vers l’intérieur », disait Novalis. Le Rebelle est un
émigré de l’intérieur, qui cherche à préserver sa liberté au cœur de ces forêts
où s’entrecroisent des « chemins qui ne
mènent nulle part ». Cependant, ce refuge est ambigu, car ce sanctuaire
d’une vie organique qui n’a pas encore été absorbée par la mécanisation du
monde, dans la mesure même où il constitue un univers étrangers aux normes
humaines, représente aussi la « grande
maison de la mort, le siège du danger destructeur ». Aussi la position du
Rebelle ne peut-elle être qu’une position provisoire.
C’est dans Eumeswil,
en 1977, qu’apparaît la dernière Figure nommée par Jünger, la Figure de
l’Anarque. Venator, le héros de ce livre « postmoderne » qui se veut une
continuation d’Heliopolis, et dont l’action se déroule au IIIe millénaire, n’a
plus besoin de recourir à la forêt pour n’être pas touché par le nihilisme
ambiant. Il lui suffit d’avoir atteint cette hauteur qui lui permet de tout
observer à distance sans même avoir besoin de s’éloigner. Typique à cet égard
est son attitude vis-à-vis du pouvoir. Alors que l’anarchiste veut faire
disparaître le pouvoir, l’Anarque se contente de rompre tout lien avec lui.
L’Anarque n’est pas l’ennemi du pouvoir ou de l’autorité, mais il ne cherche
pas à s’en emparer, car il n’en a pas besoin pour devenir ce qu’il est.
L’Anarque est souverain par lui-même — ce qui revient à dire qu’à travers lui
se marque la distance existant entre la souveraineté, qui n’a pas besoin du
pouvoir, et le pouvoir, qui ne confère pas toujours la souveraineté. « L’Anarque, écrit Jünger, n’est pas le partenaire du monarque, mais
son antipode, l’homme que le puissant n’arrive pas à saisir, bien que lui aussi
soit dangereux. Il n’est pas l’adversaire du monarque, mais son pendant ».
Véritable caméléon, l’Anarque s’adapte à toutes choses, parce que rien ne
l’atteint. Il est au service de l’histoire tout en étant au-delà de l’histoire.
Il vit dans tous les temps à la fois, présent, passé et futur. Ayant franchi le
mur du temps, il est dans la position de l’étoile polaire, celle qui reste fixe
tandis que la voûte étoilée tourne toute entière autour d’elle, axe central ou
moyeu, « centre de la roue où s’abolit le
temps ». Ainsi, il peut veiller sur l’« éclaircie
», qui représente l’endroit et le moment de re-manifestation des divins. Par
quoi l’on voit, comme l’écrit Claudie Lavaud à propos de Heidegger, que le
salut est « dans le demeurer, et non dans
le franchissement, dans le méditer et non dans le calculer, dans la piété
commémorante qui laisse venir à la pensée le dévoilement et l’oubli, qui sont
ensemble l’essence de l’alèthéia ».
Ce qui distingue le Rebelle de l’Anarque, c’est donc
la qualité de leur mise à l’écart volontaire: retrait horizontal chez le
premier, retrait vertical chez le second. Le Rebelle a besoin de se réfugier
dans la forêt, parce qu’il est un homme sans pouvoir ni souveraineté, et que
c’est seulement ainsi qu’il peut rester titulaire des conditions de sa liberté.
L’Anarque lui aussi est sans pouvoir, mais c’est précisément parce qu’il est
sans pouvoir qu’il est souverain. Le Rebelle est encore un révolté, tandis que
l’Anarque est au-delà de la révolte. La démarche du Rebelle est ordonnée au
secret — il se cache dans ce qui dérobe à la vue —, tandis que l’Anarque se
tient en pleine lumière. Enfin, alors que le Rebelle a été banni par la
société, l’Anarque a banni lui-même la société. Il n’a pas été exclu par elle;
il s’en est affranchi.
L’avènement du Rebelle et de l’Anarque a relégué à
l’arrière-plan le souvenir du Soldat du front, mais il n’a pas mis un terme au
règne du Travailleur. Certes, Jünger a changé d’opinion sur ce qu’il faut en
attendre, mais la conviction que cette Figure est bien celle qui domine le
monde d’aujourd’hui ne l’a jamais abandonné. Le Travailleur, défini comme « le premier Titan qui parcourt la scène de
notre temps », est bien le fils de la Terre, l’enfant de Prométhée. Il
incarne cette puissance « tellurique »
dont la technique moderne est l’instrument. Et il est aussi une Figure
métaphysique, car la technique moderne n’est rien d’autre que l’essence
réalisée d’une métaphysique qui a conduit l’homme à se poser en sujet d’un
monde transformé en objet. Aussi entretient-il avec l’homme une dialectique
d’appropriation: il possède l’homme dans la mesure même où l’homme croit
posséder le monde en s’identifiant à lui. Pourtant, dans la mesure même où ils
sont les représentants des puissances élémentaires et telluriques, les Titans
restent porteurs d’un message dont le sens commande nos existences. Jünger ne
les regarde plus comme des alliés, mais il ne les considère pas non plus comme
des ennemis. Comme à son habitude, Jünger se fait sismographe: il pressent que
le règne des Titans annonce le retour des Dieux, et que le nihilisme constitue
un point de passage obligé vers la régénération du monde. En finir avec le
nihilisme impose donc de le vivre jusqu’au bout — de « passer la ligne » qui correspond au « méridien zéro » — car, comme le dit Heidegger, l’arraisonnement (Gestell) est encore un mode de l’être,
et non pas seulement son occultation. C’est pourquoi, si Jünger voit dans le
Travailleur une menace, il dit aussi que cette menace peut être salvatrice, car
c’est par elle, et à travers elle, qu’il sera possible d’épuiser le danger.
Jünger écrit que, chez l’homme, l’aptitude à poser
des Types procède d’un « pouvoir magique
». Il constate aussi que cette aptitude humaine est aujourd’hui en déclin.
Enfin, il suggère que l’on assiste de nos jours à une montée de
l’indifférencié, c’est-à-dire à un « dépérissement
des Types », signe le plus visible qu’un monde ancien est en train de
s’effacer devant un monde nouveau, dont les Types ne se sont pas encore révélés
et ne peuvent donc encore être nommés: « Pour
parvenir à concevoir des Types nouveaux, écrit-il, l’esprit doit fondre les anciens (…) Ce n’est qu’aux lueurs de l’aube
que l’indifférencié peut recevoir des noms nouveaux ». C’est pourquoi il se
veut finalement confiant: « Il est
prévisible que l’homme recouvrera son aptitude à la position des Types et
rentrera ainsi dans sa compétence suprême ».
On voit bien en quoi différent les deux couples que
forment, d’un côté, le Soldat du front et le Travailleur, et de l’autre, le
Rebelle et l’Anarque. Mais on aurait tort d’en conclure que le « second Jünger »,
celui d’après Les falaises de marbre, est l’antithèse du premier. Ce « second
Jünger » représente bien plutôt un développement, qui s’est donné libre cours,
d’un penchant présent dès le début, mais que l’œuvre de l’écrivain-soldat ou du
polémiste nationaliste avait fait oublier. Dans les premiers livres de Jünger,
aussi bien dans La guerre notre mère
que dans Sturm, on voit en effet
s’exprimer, comme en filigrane du récit, une incontestable tendance à la vita contemplativa. Dès le début, Jünger
manifeste une aspiration à la réflexion méditative, que les descriptions de
combats ou les appels à l’action ne parviennent pas à masquer. De cette
aspiration témoigne tout particulièrement la première version du Cœur aventureux,
où se donne à lire, non pas seulement le souci d’une certaine poétique
littéraire, mais aussi une réflexion, que l’on pourrait qualifier tout à la
fois de minérale et de cristalline, sur l’immuabilité des choses et sur ce qui,
au sein même de l’instant, relève des signes cosmiques et d’une reconnaissance
de l’infini, nourrissant ainsi cette « vision
stéréoscopique » où deux images planes se fondent en une image unique pour
en révéler la dimension de profondeur.
Il n’y a donc pas de contradiction entre les quatre
Figures dont nous avons parlé, mais une progression dans l’approfondissement,
une sorte d’épure de plus en plus fine qui a conduit Jünger, d’abord acteur de
son temps, puis juge et critique de son temps, à se placer finalement au-dessus
du temps pour témoigner de ce qui était avant le siècle qui fut le sien et qui
viendra après lui. Dans Le Travailleur,
on lisait déjà: « Plus nous nous vouons
au changement, plus nous devons être intimement persuadés que se cache derrière
lui un être calme ». Jünger, au cours de sa vie, n’a cessé de se rapprocher
de cet « être calme ». En passant de
l’action manifeste à la non-action apparente, en allant pourrait-on dire de
l’étant vers l’Etre, il a accompli une progression existentielle qui l’a
finalement amené à occuper lui-même la place de l’Anarque, ce centre immobile,
ce « point central de la roue tournoyante
» d’où procède tout mouvement. »
-Alain de Benoist, Types et figures dans l’œuvre d’Ernst Jünger. Le Soldat du front, le Travailleur, le Rebelle et l’Anarque.
Décidément, cher Johnathan Razorback, vous avez un idéal complexe, voire contradictoire ! D’un côte vous affirmez hautement votre rationalisme, votre athéisme et votre rejet spinoziste des religions, et de l’autre vous publiez un texte wiccan (fort évocateur ma foi). D’un côté vous célébrez la Révolution française et conspuez les réactionnaires de tout ordre, et voilà que vous nous proposez un texte d’Alain de Benoist. On pourrait sans doute trouver une certaine unité à ces textes, du côté d’un individualisme libertaire et héroïque, mais enfin… Quoi qu’il en soit, le texte de de Benoist est intéressant, bien écrit, ça me donne envie de mieux connaître Jünger, tant il est vrai que toute pensée qui recherche l’immuable derrière les changements apparents a de quoi me plaire (mais peut-être me livré-je à une interprétation faussement platonicienne de ce texte…).
RépondreSupprimer@Laconique
Supprimer"Vous affirmez hautement votre rationalisme, votre athéisme et votre rejet spinoziste des religions, et de l’autre vous publiez un texte wiccan (fort évocateur ma foi)."
Vous avez pourtant senti la raison sous-jacente: il y a d'un côté la vérité, la rationalité discursive, et de l'autre la "poésie" de la mythologie païenne, riche de symboles et bien plus vivante que les monothéismes...
"Voilà que vous nous proposez un texte d’Alain de Benoist."
J'aimerai me passer d'un auteur dont les valeurs sont incompatibles avec les miennes, mais force est de constater que de Benoist est l'un des rares véritables intellectuels de droite de notre époque, et qu'à part lui, très peu de gens semblent s'intéresser à Jünger, sauf pour fermer la discussion en le qualifiant de crypto-nazi...
En ce qui concerne les types et figures jüngeriennes, le texte précise bien que ce ne sont pas des idées pures appartenant à un autre monde (la critique du dualisme) mais en quelque sorte l'agencement immanent que prennent certaines choses...Il y aurait une intéressante lecture croisée à faire avec le texte d'Agamben sur le gouvernement divin du monde...