mardi 1 décembre 2015

Traité de l'origine, la nature, le droit et la mutation des monnaies, de Nicolas Oresme

Ce n’est pas en vain que l’on fait l’effort de chercher la sagesse et celui d’écrire, car même lorsque le destin nous voue à être « Vox clamantis in deserto », il est du pouvoir des hommes de s’approprier la pensée que leurs ont légués les meilleurs de leurs prédécesseurs.



Si le Traité du théologien français Nicolas Oresme ressemble plus, par certains aspects, à un essai politique qu’à une contribution moderne à la science économique, et s’il n’est pas exempt de préjugés pénibles (telle que la condamnation de l’usure, que l’ordre féodal reprend d’Aristote), il n’en offre pas moins de précieuses leçons. Mais avant d’en dire un mot, il faut citer Claude Dupuy qui remplace fort bien la pensée d’Oresme dans le contexte de l’émergence de l’École nominaliste :
« Qualifier les œuvres de Nicolas Oresme, de Jean Buridan ou celle de Bartole de Sassoferrato de nominaliste signifie, d'un point de vue analytique, deux choses:
- leurs œuvres sont dans la mouvance de la révolution doctrinale opérée par Guillaume d'Occam (1295-1350) dans le domaine de la connaissance, qui sépare nettement la théologie, domaine de la foi, de la philosophie, domaine de la raison;
- leurs œuvres soutiennent la révolution « invisible » qu'effectue la merchanderie dans la conquête du pouvoir, par son appui inconditionnel à la royauté contre l'aristocratie et l'Eglise, remettant ainsi en cause les institutions féodales théocratiques.
Il faut en effet bien voir dans le nominalisme deux mouvements interdépendants: l'un scientifique, l'autre social. Mais revenons sur ce qualificatif de révolution. Pour comprendre la portée révolutionnaire du mouvement nominaliste dans le domaine de la philosophie, il faut se resituer dans le cadre de la formidable querelle d'école qui a secoué le monde intellectuel, et plus spécifiquement universitaire, du XIVe siècle. Un véritable « schisme philosophique et théologique » se creusa entre deux partis qui s'affrontèrent en une lutte incessante pour la domination de l'université des Arts de Paris. Ces deux écoles appartenaient toutes deux à la scolastique. Elles étaient formées d'une part par les réalistes groupés autour des thèses d'Albert le Grand, Thomas d'Aquin et, pour le XIVe siècle, Duns Scot (1266-1308), et d'autre part par les nominalistes dont le chef de file était incontestablement Guillaume d'Occam. Les nominalistes, essentiellement recrutés parmi les intellectuels parisiens, se posaient d'emblée comme des réformistes, voire des révolutionnaires. « Non seulement Occam fait une révolution qui ruine le réalisme, mais il sait qu'il la fait. » En intitulant leur mouvement la via moderna, l'opposant ainsi à la via antiqua représentant le réalisme, ces philosophes nominalistes étaient conscients d'être porteurs d'une modernité jugée jusqu'alors inexprimée.
Le point de départ de ce qui aurait pu n'être qu'une réforme, mais qui, par les conséquences immenses sur l'évolution du savoir, fut bien une révolution, était une divergence ponctuelle purement philosophique. C'est sur le terrain de la théorie de la connaissance que le conflit prit corps. Pour les réalistes, la science ne devait porter que sur le général: elle se voulait abstraite, spéculative et universelle. Au contraire, pour le nominalisme, la science ne portait que sur le particulier: pour lui, l'universel n'étant qu'un nom (d'où l'appellation de nominaliste) dépourvu de réalité, l'appréhension de la réalité et de ses phénomènes concrets ne pouvait être faite que par une approche de l'objet individuel. Toutefois, le véritable enjeu du débat théorique entre l'universalisme et l'individualisme était la place de la théologie dans la connaissance. Le réaliste affirmait que la science ne peut être qu'universelle, car il posait au préalable de toute connaissance l'acceptation d'une fin unique et permanente d'origine divine, qui animait chacun des êtres et des choses. Pour lui, le réel perceptible par les sens étant divers, mouvant et accidentel, il échappait à la connaissance vraie; seule la recherche de la fin, donnant au réel sa véritable signification, devait être l'objet de la science. Ainsi, par exemple, une approche réaliste de l'étude du mouvement des corps ne se posait pas en terme de savoir « Comment un objet jeté au ciel retombe sur terre ? », mais « Pourquoi retombe-t-il ? » Se dégageant de tout empirisme, la connaissance du général ne pouvait être que du domaine du révélé, et la science réaliste tombait ainsi tout entière dans le giron de la théologie.
Le nominaliste s'élevait avec vigueur contre cette thèse. Pour lui, l'étude du particulier constituait la connaissance en soi. II n'y avait rien à rechercher au-delà de l'apparence des choses. Connaître un homme, un arbre, une pierre, c'était en définir un certain nombre de variables les caractérisant, comme le poids, la taille, etc., et établir entre ces variables des relations d'ordre comme le mouvement, la luminosité, etc. Mais, derrière ces trois individualités, il n'y avait aucune fin transcendante explicative de leur existence. La connaissance, selon cette démarche, ne pouvait donc être qu'expérimentale, empirique, rationnelle, et être nettement distincte de la foi. Cela ne voulait pas dire que le nominalisme rejetait la religion. Guillaume d'Occam et ses disciples, Jean Buridan ou Nicolas Oresme, étaient, c'est indubitable, bons chrétiens. Mais, s'ils soumettaient la science à la foi, ils les mettaient (et cela constituait leur apport) sur deux plans nettement différenciés. […]
Mais cette volonté de révolution scientifique était aussi doublée d'une volonté de réussir une révolution sociale. Le nominalisme occamien annonce l'humanisme anglais de John Locke et de David Hume. Outre un savant philosophe, il faut bien voir en Guillaume d'Occam un militant engagé dans un combat politique actif contre le pape et l'ordre théocratique. Aux yeux des occamiens, les thomistes apparaissaient comme étant les défenseurs des institutions et de l'ordre féodal établi. [...] Pour le nominalisme, la fin de l'homme n'était pas en Dieu, mais en lui-même. L'être humain était une réalité en soi, il était un individu. Ainsi, sur le plan social, il n'a pas de guide religieux pour le conduire vers la béatitude, mais un simple prince, homme commun désigné par la communauté et doté d'un pouvoir temporaire de gestion de la chose publique (res publica). Ainsi, si Thomas d'Aquin et Nicolas Oresme furent deux ecclésiastiques proches du pouvoir royal, leur attitude face à la royauté était radicalement différente. Thomas d'Aquin se pose en ecclésiastique gardien du pouvoir temporel de l'ordre religieux. Un siècle plus tard, Nicolas Oresme, bien que revêtu de la même robe ecclésiastique, se présentait non plus comme un émissaire de Rome mais comme un serviteur du pouvoir royal, prenant la défense de son prince contre le pape lui-même. Au XIVe siècle, la notion d'Etat laïque et souverain apparut, et de là émergèrent les concepts de nation et de nationalité. »
On le voit, la figure d’Oresme, serviteur des rois de France, s’inscrit dans la constitution de l’Etat moderne, dont le règne de Charles VII, au siècle suivant, marquera une étape décisive. Et pourtant, alors même que la position d’Oresme le pousse à défendre l’autonomie du pouvoir temporel, son Traité de l'origine, la nature, le droit et la mutation des monnaies s'avère être, dans une large mesure, une critique du pouvoir que le Souverain peut exercer sur les variations de la valeur de la monnaie, pouvoir qui peut aisément lui permettre de s’enrichir au détriment de ses sujets, par une sorte d’impôt invisible. Un tel abus du privilège royal de production de la monnaie est dénoncé par Oresme comme absolument tyrannique, la monnaie étant un bien commun devant varier selon les relations libres des membres de la communauté. En d’autres termes, l’ouvrage du théologien nominaliste, tout en s’inscrivant dans la coutume médiévale des « Miroirs des Princes », préfigure la critique libérale des manipulations monétaires aux profits du pouvoir politique, nuisibles à l’ensemble de la société civile. Ce goût de la liberté, inspiré de la critique aristotélicienne de la figure du Tyran, constitue un inspirant mélange de Tradition et de Modernité. Puisse-t-il nous inspirer au milieu des heures sombres.

« Depuis l'Antiquité, il a été établi, avec raison, en vue d'éviter la fraude, qu'il n'est pas permis à n'importe qui de faire de la monnaie ou d'imprimer une figure ou image, comme celles dont on vient de parler, sur l'argent et l'or qui lui appartiennent, mais que la monnaie, l'impression du coin, doit être faite par une personne publique ou par plusieurs, désignées pour cela par la communauté, parce que, comme on l'a déjà dit, la monnaie est, par nature, instituée et inventée pour le bien de la communauté. Et, puisqu'il n'est pas de personne plus publique ni de plus grande autorité que le prince, il convient que ce soit lui, au nom de la communauté, qui fasse fabriquer la monnaie et qui la fasse marquer d'une empreinte appropriée. Mais cette empreinte doit être fine et difficile à reproduire ou contrefaire. Il doit aussi être défendu pénalement que quelqu'un, qu'il s'agisse d'un prince étranger ou d'une autre personne, fabrique une monnaie semblable en type et de moindre valeur, de sorte que le commun des hommes ne saurait pas distinguer l'une de l'autre. Ce serait là un méfait, et personne ne peut en avoir le privilège, parce qu'il s'agit d'une falsification. Dans ce cas, il est juste de faire la guerre contre un tel étranger. »

« Quoique, pour l'utilité commune, il revienne au prince de mettre sa marque sur la pièce de monnaie, il n'est pas cependant le maître ou propriétaire de la monnaie qui a cours dans son Etat. Comme il ressort du premier chapitre, la monnaie est l'étalon de la permutation des richesses naturelles ; elle est donc la possession de ceux auxquels appartiennent ces richesses. En effet, si quelqu'un donne son pain ou le labeur de son propre corps pour de l'argent, une fois qu'il l'a reçu, il est à lui comme l'était le pain ou le labeur de son corps, dont il était libre de disposer, à supposer qu'il ne soit pas esclave. Car ce n'est pas seulement aux princes que Dieu a donné au commencement la liberté et le pouvoir de disposer des choses, mais à nos premiers parents et à toute leur postérité, comme il est écrit dans la Genèse. La monnaie n'appartient donc pas au seul prince. »

« Il faut savoir avant tout que l'on ne doit jamais modifier sans une nécessité évidente les lois, statuts, coutumes ou ordonnances antérieures, quelles qu'elles soient, qui concernent la communauté. Bien mieux, selon Aristote, dans le second livre de la Politique, la loi ancienne positive ne doit pas être abrogée pour une nouvelle meilleure, à moins qu'il n'y ait une différence très notable entre elles, parce que de tels changements diminuent l'autorité de ces lois et le respect qu'elles inspirent, plus encore s'ils sont faits fréquemment. De là, en effet, naissent le scandale, les murmures dans le peuple et le danger de désobéissance. A plus forte raison si de tels changements rendaient la loi pire, car ces changements seraient alors intolérables et injustes. »

« [La] mutation [de la valeur de la monnaie] ne peut en aucune façon être permise au prince. En effet, s'il changeait cette proportion à son gré, il pourrait de ce fait indûment attirer à lui les richesses de ses sujets. S'il abaissait le prix de l'or et l'achetait avec de l'argent , puis, une fois le prix augmenté, revendait son or ou sa monnaie d'or, ou s'il faisait pareil pour l'argent, ce serait la même chose que s'il fixait un prix à tout le blé de son royaume, l'achetait puis le revendait à un prix plus élevé. Chacun, certes, peut voir clairement que ce serait là un prélèvement injuste et un acte de véritable tyrannie qui, même, apparaîtrait plus violent et pire que celui commis par Pharaon en Egypte. [...] Il revient à cette seule communauté d'apprécier si et quand et comment et jusqu'où doit être mutée cette proportion. [...] La conclusion générale de tout ce qui précède sera donc qu'aucune mutation de monnaie, tant simple que complexe, ne doit être faite de la seule autorité du prince, surtout lorsqu'il veut en faire parce qu'il a en vue le gain ou profit à tirer d'une telle mutation. »

« Il me semble que la cause première et dernière pour laquelle le prince veut s'emparer du pouvoir de muer les monnaies, c'est le gain ou profit qu'il peut en avoir, car autrement, c'est sans raison qu'il ferait des mutations si nombreuses et si considérables. Je veux donc encore montrer plus à fond qu'une telle acquisition est injuste.

En effet, toute mutation de la monnaie, exceptée dans les cas rarissimes déjà dits, implique falsification et tromperie et ne peut convenir à un prince, comme on l'a prouvé. Donc, si le prince usurpe injustement cette chose déjà injuste en elle-même, il est impossible qu'il en tire un juste gain. D'autre part, tout ce que le prince en retire de gain, c'est nécessairement aux dépens de la communauté. Or, tout ce qu'un prince fait aux dépens de la communauté est une injustice et le fait, non d'un roi, mais d'un tyran, comme dit Aristote.

Et s'il disait, selon le mensonge habituel des tyrans, qu'il convertit ce profit en bien public, on ne doit pas le croire parce que, par un raisonnement de la sorte, il pourrait m'enlever ma chemise et dire qu'il en a besoin pour le bien-être commun. De plus, selon l'apôtre, il ne faut pas faire « de mauvaises choses pour que de bonnes arrivent ». On ne doit donc rien extorquer ignominieusement pour feindre ensuite de le dépenser à des usages pieux.

Au contraire, si le prince peut, à bon droit, faire une mutation simple de la monnaie et en retirer quelque gain, il peut, pour une raison analogue, faire une plus grande mutation et en retirer plus de gain, muer à plusieurs reprises et avoir encore plus de gain, faire une ou plusieurs mutations complexes et toujours amasser son gain des manières déjà expliquées. Il est vraisemblable que, si cela était permis, lui ou ses successeurs continueraient ainsi, ou de leur propre mouvement ou poussés par des conseillers, parce que la nature humaine incline et tend à s'enrichir toujours davantage quand elle peut le faire facilement. Ainsi, le prince pourrait enfin attirer à lui presque tout l'argent ou les richesses de ses sujets et les réduire à la servitude, ce qui serait faire entièrement preuve de tyrannie et même d'une vraie et parfaite tyrannie, comme il ressort des philosophes et des histoires des anciens
. »


« L'usure est contre nature parce que l'usage naturel de la monnaie est qu'elle soit l'instrument de permutation des richesses naturelles. »

« Faire du gain lors d'une mutation de la monnaie est encore pire que l'usure. En effet, l'usurier remet son argent à quelqu'un qui le reçoit volontairement et qui peut ensuite en tirer parti pour subvenir à ses besoins. Ce qu'on lui donne en plus du capital, c'est par un contrat volontaire entre les parties. Mais, dans une mutation indue de la monnaie, le prince ne fait rien d'autre que prendre, sans leur accord, l'argent de ses sujets, en interdisant le cours de la monnaie antérieure, meilleure et que tous préféraient à la mauvaise, pour leur rendre ensuite un argent moins bon, en l'absence de toute nécessité et sans que cela puisse avoir une quelconque utilité pour eux. Lors même qu'il la fait meilleure qu'avant, c'est cependant pour qu'elle soit dépréciée par la suite, et qu'il leur attribue moins, à valeur égale, de la bonne que ce qu'il avait reçu de l'autre. De toute façon, il en retient une partie pour lui. Donc, dans la mesure où il reçoit plus d'argent qu'il n'en donne, à l'encontre de l'usage naturel de celui-ci, cet accroissement est comparable à l'usure elle-même, mais elle est pire que l'usure en ce qu'elle est moins volontaire ou qu'elle s'oppose plus à la volonté des sujets, sans que cela puisse leur profiter, et en l'absence complète de toute nécessité. Puisque le gain de l'usurier n'est ni aussi élevé ni en général préjudiciable à autant de gens que l'est celui-ci, imposé à toute la communauté contre ses intérêts avec non moins de tyrannie que de fourberie, je me demande si l'on ne devrait pas l'appeler plutôt brigandage despotique ou exaction frauduleuse. »

« Il est vraiment exécrable et infâme au plus haut point de la part d'un prince de commettre une fraude, de falsifier la monnaie, d'appeler or ce qui n'est pas de l'or, et livre ce qui n'est pas une livre, et autres actes de cette sorte indiqués antérieurement aux chapitres XII et XIII. En outre, il lui incombe de
condamner les faux-monnayeurs. Comment donc peut-il rougir assez si l'on trouve chez lui ce qu'il devrait chez autrui punir de la mort la plus infâme ?
 »

« On cesse d'apporter les bonnes marchandises ou richesses naturelles des royaumes étrangers à celui dans lequel la monnaie est ainsi muée, parce que les négociants, toutes choses égales par ailleurs, préfèrent se rendre dans les lieux où ils trouvent une monnaie sûre et bonne. Et c'est enfin à l'intérieur même de ce royaume que, par de telles mutations, l'activité des négociants se trouve perturbée et entravée de bien des façons. En outre, on le sait, durant ces mutations, on ne peut évaluer ou apprécier bien et juste les revenus en argent, pensions annuelles, loyers, cens et choses semblables. Par ailleurs, l'argent ne peut être prêté sans danger, et cela à cause d'elles et, qui plus est, beaucoup se refusent à rendre ce service charitable par suite de ces mutations.

La suffisance de matière monnayable, les négociants et toutes les autres choses précitées sont pourtant ou nécessaires ou fort utiles à la nature humaine, et les choses qui s'y opposent sont préjudiciables et nocives à l'ensemble de la communauté civile
. »

« Quand le prince ne fait pas savoir à l'avance à son peuple la date et les modalités de la future mutation de monnaie qu'il entend faire, il en est qui, grâce à leurs astuces ou à leurs amis, la prévoient en secret, achètent alors des marchandises contre la monnaie faible, les vendent par la suite contre de la forte, et s'enrichissent ainsi en un tournemain en faisant indûment d'énormes gains à l'encontre du cours légitime du commerce naturel. On voit que c'est là une sorte de monopole, au détriment et au préjudice de tout le reste de la communauté. »

« La communauté des citoyens, qui est naturellement libre, ne se réduirait jamais elle-même à la servitude, ni ne se mettrait sous le joug d'un pouvoir tyrannique en connaissance de cause. »

« Un tyran ne peut durer longtemps. »

« Il faut savoir donc qu'entre le règne du roi et celui du tyran il y a la différence que voici. Le tyran prise et chérit son propre bien-être plus que le salut commun de ses sujets, et c'est pourquoi il s'efforce de maintenir son peuple dans une soumission servile. Le roi, au contraire, préfère l'intérêt public à son intérêt personnel et fait passer avant toute chose, hormis Dieu et son âme, le bien et la liberté publique de ses sujets. Et c'est là l'intérêt véritable et la gloire du souverain dont le pouvoir, comme dit Aristote, est d'autant plus noble, d'autant meilleur que les hommes sur lesquels il l'exerce sont libres et accomplis, et d'autant plus durable que le roi persévère avec zèle dans une telle résolution, Cassiodore ayant dit: "L'art de gouverner, c'est d'aimer ce qui convient au plus grand nombre." Chaque fois, en effet, que la royauté se transforme en tyrannie, elle est vite menacée de disparaître, parce qu'elle est ainsi prédisposée à la discorde, à l'usurpation et à des périls de toutes sortes. Surtout dans une contrée policée et éloignée de la barbarie servile où, par coutume, par lois et par nature, les hommes sont libres, et non pas asservis ni insensibles par habitude à la tyrannie, tels que la servitude ne pourrait leur convenir et qu'eux n'y pourraient consentir, tels qu'ils ne sauraient voir que violence dans l'oppression du tyran, dès lors précaire, parce que, comme dit Aristote, "la violence court à sa perte". A ce propos, Cicéron dit que "nulle autorité n'est si grande qu'elle puisse être durable en faisant régner la terreur", et Sénèque déclare dans ses tragédies: "Les pouvoirs despotiques, on ne les préserve pas longtemps; les pouvoirs modérés, eux, sont durables." C'est pourquoi, par la voix du prophète, le Seigneur reprochait aux princes détrônés d'avoir gouverné leurs sujets avec dureté et arbitraire. »

« Une communauté ou un royaume dont les souverains obtiennent une énorme supériorité sur leurs sujets en fait de richesse, de pouvoir et de rang, est comme un monstre, comme un homme dont la tête est si grande, si grosse, que le reste du corps est trop faible pour la porter. »

« Puisque le pouvoir royal tend communément et facilement à s'accroître, il faut donc faire preuve de la plus grande défiance et d'une vigilance toujours en éveil. Oui, c'est une sagesse suprême qui est requise pour le préserver de dégénérer en tyrannie, surtout à cause des tromperies des adulateurs qui, comme dit Aristote, ont toujours poussé les princes à la tyrannie. »

« Que le prince modère l'accroissement de son pouvoir sur ses sujets, qu'il ne fasse pas d'exactions, de rapines, qu'il leur accorde ou concède des libertés et qu'il ne les entrave pas, qu'il n'utilise pas un pouvoir absolu mais une autorité limitée et réglementée par les lois et les coutume. »

« Il est impossible, grâce à Dieu, que les cœurs libres des Français dégénèrent au point qu'ils acceptent de bon gré leur asservissement. C'est pour cette raison que la servitude qu'on leur impose ne peut être durable puisque, si grande que soit la puissance des tyrans, elle n'en reste pas moins une force brutale pour les cœurs libres de leurs sujets et sans effet contre les étrangers. Quiconque inciterait d'une façon quelconque les souverains de France à un régime tyrannique de cette sorte exposerait donc la royauté à une grande crise et la conduirait à sa perte. »
-Nicolas Oresme, Traité de l'origine, la nature, le droit et la mutation des monnaies, 1366.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire