samedi 2 avril 2016

Avicenne et la gauche aristotélicienne, d’Ernst Bloch

Feuilleté en bibliothèque l’intriguant ouvrage d’Ernst Bloch, un représentant allemand de ce qu’on rassemble un peu trop vaguement sous l’appellation générale de « marxisme occidental ».


Dans Avicenne et la gauche aristotélicienne (allusion à la gauche hégélienne à laquelle appartint Marx), Bloch retrace à partir d’Aristote l’évolution du concept de matière (et de la philosophie elle-même) à travers ses mutations chez les philosophes arabes et perses du Moyen-âge, jusqu’au retour de ces influences « matérialistes » (ainsi que gnostiques) en Europe. Là, elles furent intégrées autant que combattues par des philosophes aussi différents que Thomas d’Aquin (un saint catholique) et Giordano Bruno (un « hérétique » envoyé au bûcher pour son « panthéisme » matérialiste).
En bon marxiste, Bloch replace ces évolutions philosophiques dans les transformations économico-sociales des sociétés où elles sont intervenues. Il profite d’ailleurs d’un passage relevé ci-après pour dénoncer vivement le « matérialisme dialectique » dogmatique, véritable chape de plomb pour les intellectuels vivants dans ce qui était alors le bloc soviétique.
L’ouvrage de Bloch pèche selon moi par sa brièveté qui empêche des développements plus clairs sur les concepts et de meilleurs médiations entre les penseurs qu’il évoque, ainsi que par son usage fréquent de termes latins ou grecs non-traduits (ce qui rend de nombreux passages techniques encore plus obscurs pour le débutant). Néanmoins, il manifeste une profonde érudition, et un sens de la nuance appréciable. Pour moi, son mérite est d’attiser la curiosité vers des directions nouvelles.
 
« Tout ce qui est intelligent peut bien avoir été déjà pensé sept fois. Mais, repensé chaque fois dans un temps et une situation autres, ce n’est plus la même chose. Non seulement le penseur, mais aussi et surtout la chose à penser a changé entre-temps. L’intelligence doit y faire de nouveau ses preuves, et la preuve de sa propre nouveauté. Ce fut le cas, avec des conséquences particulièrement importantes, chez les grands penseurs orientaux. Ils ont tout à la fois sauvé et métamorphosé la lumière grecque. » (p.7)
« [Avicenne] ce grand philosophe qui représente dans toute son ampleur et de son aspect progressiste, avec l’éclat des cultures iranienne et arabe, la civilisation entière du Proche et du Moyen-Orient. » (p.8-9)
« Il y a une ligne qui, d’Aristote, conduit non pas à Thomas d’Aquin et à l’esprit de l’au-delà, mais à Giordano Bruno et à la floraison du Tout-Matière. Avicenne est précisément, sur cette ligne, l’un des premiers et des plus importants jalons, en compagnie d’Averroès. » (p.9)
« La société arabe eut ses Venise et ses Milan avec cinq cents ans d’avance. » (p.10)
« La philosophie, on l’a noté, n’est nullement une plante exotique en terre d’islam, c’est même là précisément qu’elle eut sa tradition gréco-syrienne. » (p.12)
« Dans l’Europe médiévale, les philosophes de tendance scientifique étaient aussi rares que hors normes (Roger Bacon et Albert le Grand sont presque les seuls), chez les scolastiques arabes, c’est l’inverse. » (p.12)
« Principaux enseignements d’Avicenne : l’éternité de la matière, l’inviolabilité des lois causales, la non-résurrection des morts. » (p.18)
« Albert et Thomas ont intégralement repris la solution d’Avicenne au problème des universaux, c’est-à-dire de la validité des concepts généraux par rapport au réel : les universaux, ou concepts universels, sont valides ante rem au regard de l’univers, in re au regard de la nature, post rem au regard de la connaissance abstractive. Sur ce point, Avicenne a formulé exactement, avec deux siècles d'avance, la solution qui sera retenue par la scholastique chrétienne à son apogée marqué par Albert et Thomas. Ceux-ci ont souvent invoqué à ce propos l’autorité d’Avicenne ; d’où il ressort qu’en cette matière la scholastique chrétienne n’apparaît pas comme une droite intégrale, ni Avicenne comme une gauche intégrale. Qui plus est, dans la réduction des universaux au seul post rem, on voit se produire çà et là, dans le nominalisme d’Occam, un gauchissement, le début d’une orientation bourgeoise vers ce monde, poussée à un point tout à fait impossible aux temps d’Avicenne et d’Averroès. » (p.37)
« Bruno, à partir duquel l’honneur de la matière commence à briller enfin. » (p.46)
« Hegel est important de par sa méthode dialectique, mais Aristote et sa gauche le sont de par leur concept de matière. » (p.55)
« La forme est devenue pour la gauche aristotélicienne presque intégralement un mode et une forme d’existence immanents de la matière elle-même. » (p.55)
« La matière mécaniste, statique, ne comporte ni processus ni dialectique. » (p.56)
« La matière, dit la gauche aristotélicienne, c’est ce qui porte en soi les formes qui sont propres et les amène, par son mouvement, à leur réalisation. » (p.57)
« La matière enfin chargée de puissance est assez forte pour, comme le dit Goethe, se passer de l’esprit, qui ne rencontre que du dehors la matière passive. » (p.58)
« C’est justement cette latence, toute chargée d’un avenir en fermentation, qui fait la fécondité de la matière, sa capacité à se manifester dans des modalités d’existence toujours nouvelles. Et dans des modalités non seulement toujours nouvelles, mais encore toujours plus précises et, en tant que telles, toujours plus adéquates au noyau non encore dégagé de cette existence. Et précisément orientées vers leur but : la forme essentielle d’existence de ce Totum encore à venir dans lequel la réalité possible ne serait pas brisée, mais réalisée. Cela seul qui, dans la totalité du monde, reste encore à l’état de disposition latente, permet d’expliquer les procès laborieux et la surabondance de formes par lesquels le latent se dégage et se manifeste de façon continue. Mais dans ces conditions, si le concept aristotélicien de possibilité ainsi corrigé offre la meilleure représentation de la matière comme disposition active, alors le substrat des formes d’existence qui, en permanence, se dégagent et se font jour en un processus dialectique ne peut pas se laisser enfermer dans la vieille conception du Pan comme Tout-Matière. Là, en effet, la clôture céleste n’est pas encore rompue, l’idolâtrie du cercle abolie, presque la même qui, chez Hegel encore, sous un signe tellement différent, passée de la clôture parfaite de l’espace à celle du temps, immobilisait le processus en marche. C’est pourquoi il n’y avait pas de concept pour la naissance du Nouveau à partir du fonds de la possibilité objective réelle, à partir de la matière en tant que substrat de cette possibilité. Seul le matérialisme dialectique historique –le vrai, bien sûr, et non pas celui qui a cours aujourd’hui encore à l’Est, de nouveau immobilisé et même encaserné, avachi, banalisé, dressé à l’obéissance, privé de liberté et d’ouverture-, seul celui que meuvent « les germes d’un développement multiple », orienté vers l’horizon du futur, peut remédier à cette lacune. Mais son concept de matière dialectique, avec toute la tension inhérente à la vie qui est la sienne, est et demeure une fois pour toutes tributaires d’Aristote et des développements eux-mêmes encore inachevés de la gauche aristotélicienne. C’est pourquoi celle-ci vient d’être évoquée –la commémoration d’Avicenne est en même temps celle d’une image plus ancienne avec laquelle nous n’en avons pas fini : celle d’une matière conçu de façon non mécaniste. » (p.60-61)
« La forme n’en est pleinement accomplie que dans ce qu’Avicenne a nommé « la vérité ignée de la matière » -par allusion au feu d’Héraclite, ici conçu non pas comme l’ « essence » des choses, mais comme une sorte de foyer sur lequel elles sont placées, où l’essence de leur matière poursuit sa cuisson jusqu’à maturité. » (p.66)
« Ne plus rejeter la matière, mais au contraire en ouvrir toujours plus les profondeurs. » (p.90)
« Le matérialisme de la gauche aristotélicienne […] n’est assurément pas arrivé à son terme ultime. En dépit de l’achèvement de son septième jour, ici aussi, de l’affirmation panthéiste de son dimanche au sein du dynamei ôn lui-même, comme si le grand Pan était déjà réalisé. Mais nulle voie de sortie, et précisément vers ce Plus : la profondeur eschatologique, qui ne passe par Bruno et Spinoza. » (p.92)
-Ernst Bloch, Avicenne et la gauche aristotélicienne, Éditions Premières Pierres, 2008 (1952 pour la première édition allemande), 93 pages.

2 commentaires:

  1. Ma foi, voilà une critique synthétique, claire et bien écrite. Que demander de plus ! Sinon, tout ça est quand même très austère, comme tout le matérialisme en général. Disons que ça a au moins le mérite, en notre temps d’islamophobie névrotique, de montrer que l’islam n’est pas incompatible avec la science et avec l’abstraction, et que la scolastique est davantage l’héritière des philosophes arabes que des Grecs eux-mêmes…

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