samedi 18 juin 2016

La formation de la classe ouvrière anglaise, d’Edward P. Thompson

L’historien marxiste Edward P. Thompson fit paraître en 1963 un important ouvrage historique, devenu depuis un classique dans le monde anglo-saxon : La formation de la classe ouvrière anglaise. Il y traite avec un luxe de détails (et un style souvent déroutant) du contexte politique, social et économique de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle dans une Angleterre marquée par les guerres napoléoniennes et la Révolution industrielle. L’auteur, qui appartient au « marxisme occidental » dont j’ai déjà évoqué une autre figure, en profite pour y montrer, au milieu du chaos d’une ère de guerre civile larvée, l’action autonome du prolétariat naissant, dans un esprit d’opposition au dirigisme de parti (Thompson est un dissident du Parti communiste britannique), et au primat de la théorie alors incarné par le philosophe français Louis Althusser.

L’un des éléments essentiel de l’ouvrage est la définition du concept de classe (ouvrière) par Thompson (cf ci-dessous mes notes sur l’Introduction).
Il y aurait une utile comparaison à faire entre le concept de classe chez Thompson et celui de Marx –mais aussi sur les différences entre l’usage du terme dans la tradition marxiste et celui qu’en ont fait d’autres courants sociologiques.
On trouve également dans l’ouvrage certains développements qui, à la suite du Capital de Marx, présentent le mouvement des enclosures comme une violence de classe nécessaire à l’apparition du capitalisme industriel (thèse du reste critiquée par l’historien libéral Philippe Fabry).
L’ouvrage de M. Thompson, bien que fort intéressant, pèche selon moi par son ampleur (et les répétitions qu’elle entraîne), son absence de neutralité (les jugements éthico-politiques se mêlent aux descriptions objectives), et l’obscurité de nombre d’épisodes, d’anecdotes et d’allusions, inaccessibles, je le crains, pour un lecteur non britannique (et sans doute même au lecteur britannique peu familiarisé avec l’histoire de cette période). Mais il a ses mérites, ceux d’une « histoire par en bas », du point de vue des anonymes et des oubliés, laquelle perspective laisse songeur. Et il est bon de se pencher de temps à autre sur des écrits qui nous dérangent, nous déconcertent, nous font douter et finissent –parfois- par nous pousser de l’avant.
 
"Le titre de ce livre est maladroit, mais il a le mérite d'être adéquat. Le mot "formation" (making) indique que l'objet de cette étude est un processus actif, mis en œuvre par des agents tout autant que par des conditions. La classe ouvrière n'est pas apparue comme le soleil à un moment donné. Elle a été partie prenante de sa propre formation.
Nous parlerons de
classe, et non de classes, pour des raisons que ce livre a notamment pour objet d'étudier. Il y a, naturellement, une différence. L'expression "classes laborieuses" est descriptive et élude autant qu'elle définit. Ce terme désigne, de façon peu rigoureuse, un ensemble de phénomènes distincts. On trouve ici des tailleurs, là des tisserands, et ensemble ils constituent les classes laborieuses.
J'entends par classe un phénomène
historique, unifiant des événements disparates et sans lien apparent, tant dans l'objectivité de l'expérience que dans la conscience. J'insiste sur le caractère historique du phénomène. Je ne conçois la classe ni comme une "structure" ni même comme une "catégorie", mais comme quelque chose qui se passe en fait -et qui, on peut le montrer, s'est passé- dans les rapports humains." (p.15)

"On peut parler de classe lorsque des hommes, à la suite d'expériences communes (qu'ils partagent ou qui appartiennent à leur héritage), perçoivent et articulent leurs intérêts en commun et par opposition à d'autres hommes dont les intérêts diffèrent des leurs (et, en général, s'y opposent). L'expérience de classe est en grande partie déterminée par les rapports de production dans lesquels la naissance ou les circonstances ont placé les hommes. La conscience de classe est la manière dont ces expériences se traduisent en termes culturels et s'incarnent dans des traditions, des systèmes de valeurs, des idées et des formes institutionnelles. Au contraire de l'expérience de classe, la conscience de classe ne se présente pas comme déterminée. On peut certes discerner une logique dans les réactions de groupes d'hommes aux métiers similaires face à des expériences similaires, mais nous ne pouvons pas formuler de loi. La conscience de classe naît de la même façon en des lieux et à des époques différents, mais jamais tout à fait de la même façon.
On a trop souvent tendance de nos jours à voir dans la classe une chose. Ce n'est pas le sens du mot
classe tel que Marx l'a employé dans ses ouvrages historiques, et pourtant c'est l'acception erronée que l'on trouve dans de nombreux écrits "marxistes" récents. On attribue à la "classe ouvrière" une existence réelle, quasi définissable en termes mathématiques: un certain nombre d'hommes occupant une certaine position par rapport aux moyens de production. Une fois ce postulat accepté, il devient possible d'en déduire la conscience de classe qu' "elle" devrait avoir (mais possède en fait rarement) si "elle" avait une conscience juste de sa situation et de ses intérêts réels. Il existe une superstructure à travers laquelle cette conscience se fait jour sous formes inefficaces. Ces "retards" et ces déformations culturelles sont gênants, et il est aisé d'aboutir, à partir de là, à une théorie de substitution: le parti, la secte ou le théoricien qui révèlent la conscience de classe non pas telle qu'elle est, mais telle qu'elle devrait être.
On commet une erreur analogue de l'autre côté de la barrière idéologique. D'une certaine façon, cette erreur est le négatif exact de la précédente. Puisqu'il est facile de réfuter la notion rudimentaire de classe attribuée à Marx, on en déduit que toute notion de classe n'est qu'une construction théorique plaquée sur la réalité. On nie l'existence même des classes. D'une autre façon, et par un curieux retournement, on peut passer d'une vision dynamique à une vision statique. La classe ouvrière existe bel et bien, et on peut la définir avec une certaine précision comme une composante de la structure sociale. Mais la conscience de classe est chose néfaste inventée par des intellectuels égarés, puisqu'il convient de dénoncer comme "symptôme de désordre injustifiée" tout ce qui trouble la coexistence harmonieuse de groupes jouant des "rôles sociaux" différents et entrave ainsi la croissance économique. Il s'agit de trouver la meilleure manière d'amener la classe ouvrière à accepter son rôle social et de savoir comment "traiter et canaliser" son mécontentement.
Il est impossible de raisonner en ces termes si l'on se souvient que la classe est un rapport et non une chose
." (p.16-17)

"Entre 1780 et 1832, la plupart des travailleurs anglais en vinrent à percevoir leurs intérêts comme identiques et opposés à ceux de leurs dirigeants et de leurs employeurs. La classe dirigeante, quant à elle, était fort divisée et n'a gagné en cohésion à cette même époque que parce que certains antagonismes furent résolus ou perdirent beaucoup de leur acuité face à une classe ouvrière en révolte. Ainsi, la présence de la classe ouvrière était, en 1832, le facteur le plus important de la vie politique britannique." (p.18)

"Nous ne devons pas juger de la légitimité des actions humaines à la lumière de l'évolution ultérieure. Après tout, nous n'avons pas atteint nous-mêmes le terme de l'évolution sociale. Certaines causes perdues de la révolution industrielle peuvent nous éclairer sur des plaies sociales encore ouvertes aujourd'hui." (p.20)

"La Société [de correspondance londonienne] est avant tout soucieuse de propager ses opinions et d'organiser les convertis, ce qu'exprime sa règle principale: "Que nos adhérents soient en nombre illimité."
On pourrait aujourd'hui négliger cette disposition comme allant de soi: c'est pourtant l'une des charnières de l'histoire. Elle signifie la fin de tout exclusivisme et de la politique comme domaine réservé d'une élite héréditaire ou d'un groupe de possédants. En adoptant cette règle, la SCL prouvait qu'elle rejetait l'assimilation séculaire des droits politiques aux droits de propriété, ainsi que le radicalisme de l'époque de "Wilkes et la Liberté", lorsque la "populace" ne s'organisait pas elle-même afin de réaliser ses propres objectifs, mais intervenait à l'appel d'un groupe -parfois d'un groupe radical- pour le renforcer et faire pression sur les autorités. Ouvrir toutes grandes les portes à la propagande et à l'activité politique de façon "illimitée" impliquait une nouvelle conception de la démocratie qui, rejetant les anciennes inhibitions, faisait confiance aux modes d'action et d'organisation autonome des gens du peuple. Un défi aussi révolutionnaire ne pouvait manquer de valoir à ses auteurs l'accusation de haute trahison.
On sait que ce défi avait été lancé auparavant par les niveleurs du XVIIème siècle. Cette question avait été débattue entre les officiers de Cromwell et les protestataires de l'armée en des termes qui annoncent les conflits des années 1790. Lors de la discussion capitale de Putney, les représentants des soldats firent valoir que, puisqu'ils avaient remporté la victoire, ils devaient en profiter et bénéficier d'un droit de vote considérablement étendu
." (p.30-31)

"Pour comprendre le changement historique, il faut se pencher sur les minorités organisées." (p.71)

"Les dernières années du XVIIIème siècle coïncidèrent par conséquent avec un effort populaire désespéré pour imposer l'ancienne économie morale contre l'économie de marché libre." (p.87)

"Comme on le verra, la Révolution française fut surtout bien accueillie à ses débuts par des groupes issues des classes moyennes et de la Dissidence. Ce n'est qu'en 1792 que ces idées conquirent un large public populaire, grâce surtout aux Droits de l'homme de Paine." (p.96)

"Les Droits de l'homme est le texte fondateur du mouvement ouvrier anglais." (p.118)

"[Les] crises populaires révolutionnaires [...] naissent précisément de cette sorte de convergence du mécontentement de la majorité et des aspirations formulés par la minorité politiquement consciente." (p.218)

"L'Angleterre diffère des autres nations européennes en ce que le flux du sentiment et de la discipline contre-révolutionnaire y a coïncidé avec le flux de la révolution industrielle. Avec le progrès des techniques et des formes d'organisation industrielle nouvelles, les droits politiques et sociaux régressèrent. L'alliance "naturelle" entre une bourgeoisie industrielle impatiente, d'opinion radicale, et un prolétariat en formation se brisa dès sa naissance." (p.230)

"Pour différents que soient leurs jugements de valeur, les observateurs conservateurs, radicaux et socialistes suggèrent la même équation: vapeur et filature de coton = nouvelle classe ouvrière. Les outils de production physique leur paraissent donner naissance, d'une façon directe et plus ou moins coercitive, à de nouvelles relations sociales, de nouvelles institutions et de nouveaux modes de culture." (p.246)

"La formation de la classe ouvrière relève tout autant de l'histoire politique et culturelle que de l'histoire économique. Elle n'est pas née par génération spontanée à partir du système de la fabrique. Et nous ne devons pas davantage nous représenter une force extérieure -la "révolution industrielle"- s'exerçant sur un matériau humain brut, indifférencié et indéfinissable, et produisant au bout du compte une "nouvelle race d'individus". Les transformations des rapports de production et des conditions de travail propres à la révolution industrielle furent imposées non pas à un matériau brut, mais à l'Anglais né libre -l'Anglais né libre tel que Paine l'avait laissé ou tel que les méthodistes l'avaient façonné. L'ouvrier d'usine ou le fabricant de bas était aussi l'héritier de Bunyan, des droits des villageois tels que la mémoire les transmettait, des notions d'égalité devant la loi et des traditions artisanales. Il fut soumis à un endoctrinement religieux massif et, en même temps, il inventa des traditions politiques. La classe ouvrière se créa elle-même tout autant qu'on la créa." (p.250)

"Comme les gens devenaient plus nombreux, le respect porté au maître, au magistrat ou au prêtre allait en décroissant." (p.255)

"Les gens furent soumis simultanément à une intensification de deux formes intolérables de relations: l'exploitation économique et l'oppression politique." (p.255)

"Le processus d'industrialisation doit, dans tout contexte social, entraîner des souffrances et la destruction de modes de vie anciens auxquels les gens tenaient." (p.262)

"Un accroissement des facteurs quantitatifs par habitant peut fort bien s'accompagner d'une détérioration qualitative du mode de vie des gens, des relations traditionnelles et d'une accentuation de la répression. Les gens peuvent fort bien consommer davantage et, dans le même temps, se trouver moins heureux et moins libres. Après les ouvriers agricoles, le plus grand groupe de travailleurs pendant toute la période de la révolution industrielle fut constitué par les domestiques. La plupart d'entre eux étaient des employés de maison, logés par leurs maîtres, partageant à plusieurs des logements exigus et fournissant un nombre d'heures de travail excessif, pour une rémunération de quelques shillings. Néanmoins, nous pouvons de façon sûre les compter parmi les groupes les plus favorisés, ceux dont le niveau de vie (ou la consommation alimentaire et vestimentaire) s'éleva légèrement au-dessus de la moyenne pendant la révolution industrielle. Mais le tisserand sur métier à bras et sa femme, au bord de la famine, considéraient leur statut comme supérieur à celui d'un "larbin".
Nous pourrions également citer d'autres secteurs, comme les mines, où les salaires réels augmentèrent entre 1790 et 1860, mais au prix de journées de travail plus longues et d'un labeur plus intensif, de sorte que le soutien de famille était "épuisé" avant l'âge de quarante ans. En matière de statistiques, cela se traduit par une courbe ascendante. Pour les familles concernées, il s'agit d'un progrès vers la misère.
Ainsi, il est tout à fait possible de soutenir deux propositions contradictoires à première vue. Au cours de la période 1790-1840, il y eut une légère amélioration dans les niveaux moyens de vie matérielle. La même période connut une exploitation intensifiée, une plus grande insécurité et une misère humaine accrue. En 1840, la plupart des gens étaient « plus à l'aise » que leurs prédécesseurs ne l'avaient été cinquante ans auparavant, mais ils avaient vécu et continuaient de vivre cette légère amélioration comme une expérience catastrophique
." (p.272)

"Le mouvement des enclosures détruisit, village après village, l'économie de subsistance qui faisait vivre les pauvres tant bien que mal. Le villageois qui ne pouvait fournir de preuves légales de ses droits recevait rarement un dédommagement ; le villageois qui pouvait faire reconnaître son bon droit recevait une parcelle de terre qui ne suffisait pas à assurer sa subsistance et il devait participer d'une façon démesurée au coût très élevé des enclosures.
Le mouvement des enclosures (si l'on écarte toutes les fioritures rhétoriques dont on l'entoura) n'est ni plus ni moins qu'un vol organisé par une classe au détriment d'une autre, conformément aux justes règles de propriété et de loi qu'avait édictées un parlement de propriétaires et d'hommes de loi.
" (p.279)

"La perte des terrains communaux fit naître chez les pauvres un sentiment de déracinement total." (p.282)

"La doctrine selon laquelle le travail trouve son prix "naturel" en fonction des lois de l'offre et de la demande avait depuis longtemps détrôné la notion de "juste" salaire." (p.287)

"Ce fut de nouveau un ministère whig qui ratifia trois ans plus tard la relégation des ouvriers de Tolpuddle, dans le Dorsetshire, qui avaient eu l'insolence de constituer un syndicat." (p.295)

"Afin de protéger la suprématie industrielle britannique, il était illégal, pour de nombreuses catégories d'ouvriers qualifiés, de quitter le pays." (p.322)

"Le pouvoir de l'Etat s'exerçait, fut-ce par à-coups, pour détruire les syndicats." (p.342)

"L'action prédatrice du laissez-faire." (p.426)

"La nouvelle génération de dirigeants méthodistes ne pécha pas seulement par omission, en oubliant la question de la main-d'œuvre enfantine. Ils affaiblirent les pauvres de l'intérieur, en leur instillant la soumission ; et ils entretinrent, au sein de l'Église méthodiste, les facteurs les plus propices à l'avènement de la composante psychologique qui garantissait une discipline de travail dont les industriels avaient le plus grand besoin." (p.469)

"Comme Münzer le proclama, et comme Luther l'apprit à ses dépens, l'égalitarisme spirituel avait tendance à déborder sur le temporel, créant ainsi une tension perpétuelle dans la doctrine luthérienne." (p.480)

"Pendant les années de guerre, il y eut une profusion de brochures critiques et moralisantes, cherchant à limiter ou à réfuter les revendications des femmes, que l'on associait au "jacobinisme". [...] Mais c'est dans les régions d'industrie textile que, à la suite du changement de leur statut économique, les femmes prirent, pour la première fois, une part considérable à un mouvement de contestation politique et sociale." (p.546)

"La révolution industrielle ne constitue pas un contexte social stable, mais une phase de transition entre deux modes de vie." (p.550)

"Le caractère secret de la société de secours mutuel et son impénétrabilité au regard scrutateur des classes supérieures sont autant de preuves du développement d'une culture et d'institutions ouvrières indépendantes." (p.555)

"Les sociétés de secours mutuel ne "découlaient" pas d'une conception de la société ; les conceptions, comme les institutions, furent le produit de certaines expériences communes." (p.557)

"Les aspirations "aristocratiques" des artisans et des ouvriers, les valeurs de l' "effort personnel", ainsi que la criminalité et la démoralisation, étaient également largement répandues. Le conflit opposant des conceptions différentes de la vie en société ne se déroula pas seulement entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, mais à l'intérieur même des communautés ouvrières. Mais, dès les premières années du XIXème siècle, il est possible de dire que les valeurs collectivistes dominent dans de nombreuses communautés ouvrières. Il existe un code moral défini, des sanctions contre le jaune, contre les "instruments" de l'employeur ou ceux qui se conduisent en mauvais voisins, et l'on se refuse à tolérer les excentriques et les individualistes. On adhère consciemment aux valeurs collectivistes, qui se sont propagées par la théorie politique, le cérémonial des syndicats et le discours moral. En vérité, c'est cette conscience de la collectivité en tant que telle qui, avec la théorie, les institutions, la discipline et les valeurs communautaires qui en découlent, distingue la classe ouvrière du XIXème siècle de la population du XVIIIème siècle.
Le radicalisme politique ainsi que l'owénisme se fondèrent sur cette "conception essentiellement collectiviste de la société" et l'enrichirent.
" (p.558)

""Voici la tête d'un traître !". En février 1803, le bourreau présenta à la foule de Londres la tête d'Edward Marcus Despard. Lui et ses six compagnons de supplice avaient été reconnus coupables de haute trahison (en particulier d'avoir projeté d'assassiner le roi), et ils moururent tous avec courage. Despard proclama son innocence et sa conviction qu'il mourait parce qu'il était "un ami des pauvres et des opprimés". La foule manifesta sa colère et sa compassion. Les condamnés furent exécutés à Southwark: la presse londonienne affirmait qu'il y aurait très probablement des émeutes et une tentative pour les faire évader s'ils étaient conduits à travers les rues jusqu'à Tyburn ou Kennington Common. Parmi ceux qui assistaient à l'exécution de la sentence, il y avait un jeune apprenti du nom de Jeremiah Brandeth. Quatorze ans plus tard, sa tête allait être montrée à la foule massée aux abords de Derby Castle: "Voici la tête d'un traître !"." (p.619)

"Cet être mythique que l'on appelle l' "observateur objectif"." (p.637)

"Il y avait déjà, avant les années 1790, suffisamment de textes législatifs pour poursuivre pratiquement n'importe quelle activité syndicale: pour conspiration relevant du droit commun, pour rupture de contrat, pour abandon d'un ouvrage inachevé ; ou en vertu de la réglementation propre aux différentes industries. Les Combination Acts furent adoptés par un Parlement d'antijacobins et de propriétaires terriens dont le souci majeur était d'ajouter à la législation existante des lois d'intimidation contre les réformateurs politiques. Leur intention était aussi de codifier les lois antisyndicales existantes, de simplifier la procédure et de permettre à deux magistrats de procéder selon une juridiction sommaire. La nouveauté, c'était le caractère global de l'interdiction de toute association ; et le fait que, contrairement à la législation paternaliste antérieure, les nouvelles lois ne comportaient pas de clauses de protection compensatoires. Alors que, techniquement, elles interdisaient l'association des maîtres comme celle des ouvriers, elles n'en étaient pas moins, ainsi que l'a démontré A. Aspinall, "un odieux exemple de législation de classe".
Ainsi conçues, ces lois restèrent comme une épée au-dessus de la tête de tous les syndicalistes pendant vingt-cinq ans et furent souvent utilisées." (p.661)

"La grande époque du luddisme dans le Nottinghamshire s'étendit entre mars 1811 et février 1812, avec deux moments particulièrement intenses -mars et avril- puis de novembre à janvier, lorsque les destructions de machines gagnèrent aussi les comtés de Leicester et de Derby. Pendant cette période, un millier peut-être de métiers furent détruits, dont chacun coûtait entre 6 000 et 10 000 livres, et beaucoup de marchandises furent endommagées." (p.703)

"La grande époque du luddisme prit fin avec l'adoption du projet de loi qui faisait de la destruction de machine un crime capital." (p.704)

"L'apparition du luddisme se situe au point critique de l'abrogation de la législation paternaliste et de l'imposition aux travailleurs, contre leur volonté et leur conscience, de la politique économique du laissez-faire." (p.715)

"Byron, dans son fameux discours à la Chambre des lords contre le projet de loi qui visait à faire du bris de machine un crime capital, ne cédait pas à l'hyperbole quand il déclarait: "Que l'on avance une proposition pour porter secours ou émanciper, et vous hésitez, vous délibérez pendant des années, vous temporisez et brouillez les esprits ; mais une loi de mort doit passer sur-le-champ sans une pensée pour les conséquences." Les ouvriers sentirent que les liens, même idéalisés, qui les liaient au reste de la communauté par des obligations et devoirs réciproques, étaient en train de se rompre l'un après l'autre." (p.719)

"Nous sommes tellement habitués à l'idée que la libération de l'activité économique des "pratiques restrictives" était inévitable et "progressiste" au début du XIXème siècle qu'il faut faire un effort d'imagination pour comprendre que le "libre" entrepreneur, le grand industriel de la bonneterie ou de l'industrie cotonnière, qui bâtissait sa fortune par de tels moyens, ne suscitait pas seulement la jalousie, mais était surtout regardé comme un homme dont l'activité était immorale et illégale. La tradition du juste prix et du salaire équitable se maintint plus longtemps parmi les "ordres inférieurs" qu'on ne le soupçonne parfois. Ils ne virent pas dans le laissez-faire une liberté mais un "abus perfide". Et ils pouvaient voir une loi de la nature dans la possibilité accordée à un seul homme, ou à quelques-uns, d'avoir recours à des pratiques qui, de toute évidence, portaient préjudice à leurs concitoyens." (p.723)

"Il faut une grande agilité d'esprit pour ne voir dans le luddisme qu'un mouvement purement "revendicatif", sans aucun rapport avec la "politique", à une époque où des rebelles irlandais arrivaient dans le Lancashire par centaines et où l'on célébrait triomphalement dans les rues l'assassinat du Premier ministre." (p.759)

"Les hommes doivent être jugés dans leur propre contexte." (p.780)

"On peut voir le luddisme comme la manifestation d'une culture ouvrière bien plus indépendante et complexe que celle qu'on peut trouver au XVIIIème siècle." (p.791)

"Les guerres se terminèrent au milieu d'émeutes. Elles avaient duré vingt-trois ans, avec une seule interruption. Lors du vote des lois sur le blé (1815), la troupe a été appelée pour protéger le Parlement contre une foule menaçante. Des milliers de soldats et de marins démobilisés retournèrent dans leurs villages, où aucun travail ne les attendait. Les quatre années qui suivent sont les années héroïques du radicalisme populaire." (p.792)

"Cent cinquante-cinq casernes furent construites entre 1792 et 1815, dont un grand nombre dans les régions "déloyales" des Midlands et du Nord. En 1792, l'Angleterre avait été gouvernée dans le consensus et la déférence, avec le soutien de la potence et des émeutes pour "l'Église et le Roi". En 1816, le peuple anglais était contenu par la force." (p.796)

"En 1833, la présence de la classe ouvrière peut être ressentie dans chaque comté en Angleterre et dans la plupart des domaines de la vie.
La nouvelle conscience de classe des ouvriers peut être considérée sous deux aspects. D'un côté, des travailleurs aux occupations les plus diverses, et dont les niveaux d'instruction étaient très différents, avaient conscience de l'identité de leurs intérêts. Cette identité s'incarnait dans de nombreuses formes institutionnelles et s'exprima, à une échelle sans précédent, dans le syndicalisme général des années 1830-1834. Cette conscience et ces institutions ne se trouvaient que sous une forme fragmentaire dans l'Angleterre de 1780.
Par ailleurs, les intérêts communs de la classe ouvrière, ou des "classes productives" étaient conçus en opposition à ceux des autres classes ; et à l'intérieur de cette conscience mûrissait la revendication d'un système différent
." (p.1067)

"Les romantiques et les artisans radicaux s'opposaient à l'annonciation de l'Homme-âpre-au-gain. [...] ces deux traditions n'étant jamais parvenues à se rencontrer, quelque chose se perdit. Nous ne pouvons savoir quoi, car nous sommes au nombre des perdants." (p.1100)
-Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Editions Points, 2012 (1963 pour l'édition originale anglaise), 1164 p.

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