Pour faire suite à ceci.
« Le chercheur Damon Mayaffre a eu la bonne idée de travailler sur 700 discours des présidents de la Cinquième République. À l’aide d’un logiciel approprié, il a traqué les mots, les codes, les syntaxes propres à chaque président. On découvre ainsi comment ces présidents utilisent, sous-utilisent ou surutilisent certains termes, comment chacun a ses mots spécifiques. Les mots le plus souvent utilisés par de Gaulle ? Algérie, peuple, algérien, univers, État, destin, régime, atomique, totalitaire et nation. Pour Pompidou, ce sont : monétaires, parisien, coopération, civilisation, autoroute, jeunesse, communauté et individu. Chez ce normalien, qui pourtant a le lexique le plus riche, on sent déjà un infléchissement économico-technocratique. Chez Giscard d’Estaing, on retrouve surtout : actuel, situation, problème, événement, énergie, question, programme et pétrole. Son vocabulaire est assez pauvre. Giscard entend imposer à ses concitoyens une pédagogie de crise. La rupture la plus sensible dans l’usage des mots présidentiels s’opère avec Mitterrand. Les termes les plus fréquents sont : je, me, penser, moi, dire, nationalisation, nationaliser, Europe, socialiste.
Ici,
peu à peu, le contenu passe au second plan, le moi-je commence à triompher. Dans cet affichage mitterrandien
de l’égo, le chercheur cité plus haut repère un des tournants du discours
politique, un virage d’autant plus redoutable que se télescopent le « moi-je »
du personnage et l’environnement audiovisuel qui explose.
Mayaffre
s’attarde sur cette évolution du rapport entre pouvoir et média ; il insiste
sur ce qu’il appelle la fonction « phatique », vocable de linguiste qui désigne
une donnée simple, et forte : la liaison passe avant l’information. Ce qui
importe, c’est de savoir si on est vu, entendu plutôt que ce que l’on dit.
Genre d’expression qui illustre une fonction phatique : « Vous me suivez ? » ou
tout simplement « Allo ». On est en lien, c’est ce qui compte. Et d’ailleurs,
n’est-ce pas un peu ce que sous-tend aujourd’hui l’incroyable explosion des
portables, et la rengaine des « T’es où ? », « Tu m’entends ? ». Le « phatique
» n’a jamais été autant à la mode. […]
Le
pli pris avec Mitterrand, Chirac le prolonge. Avec un vocabulaire un peu plus
pauvre. On passe du discours nominal (noms, adjectifs, déterminants) à un
discours verbal (verbes, pronoms) et une avalanche d’adverbes censés donner
plus de force aux mots. Les mots plus spécifiques de Chirac sont :
naturellement, aujourd’hui, notamment, démocratie, jeune, probablement. Comme
dit Mayaffre, il y a moins de
substantifs, moins de substance, plus de verbes, modaux (vouloir, falloir)
ou énonciatifs (je pense, je répète) au présent de l’indicatif. Un présent de l’indicatif qui n’est pas
forcément bon signe quand on attend du politique des références au passé et
des perspectives d’avenir.
Sarkozy
pousse loin cette dérive. Pour l’universitaire, voici une phrase très
sarkozyenne : « Ce que j’ai dit, je le ferai parce que je vous le dois ».
L’orateur ici insiste sur le lien direct entre lui qui parle et l’autre, le
public, qui écoute. Mais dans le fond,
il ne dit rien. « La personne du président phagocyte l’ensemble du discours
» dit le chercheur. On assiste donc, dans le discours, à un présidentialisme
exacerbé, une totale personnalisation d’un côté, et une diversification des
thématiques abordés. Jusque-là, le président parlait surtout d’international,
d’institutions, d’enjeux sociaux et économiques. Le discours de Sarkozy parle
(relativement) moins d’institution et d’international et plus de sécurité, de
formation, de macro et de microéconomie. La proximité du fait divers s’invite
même dans sa syntaxe. Exemple : « Casse-toi pauv’con ».
Le
discours hollandais s’est assez vite sarkozysé, François Hollande reprenant
volontiers les mots (entreprise, compétitivité) et les traits rhétoriques de
son prédécesseur (voir encadré).
Bref,
on assiste à un appauvrissement de la
langue, une homogénéisation, un formatage court pour répondre aux besoins
médiatiques ; « l’énonciation prend le pas sur l’énoncé » comme un cadre qui «
mangerait » le tableau censé le mettre en valeur. Le discours technicisé a remplacé un discours où se confrontaient des visions
du monde. De ce point de vue, la rigueur de 1983 sert de frontière ; il y a
eu un avant et un après 1983. L’idéologie s’estompe, il ne s’agit plus,
désormais, que d’aménager à la marge ce qui peut l’être, les mots deviennent de
plus en plus des chiffres. […]
("Les mots des présidents", Mediapart, 24 septembre 2014)
Peut-être plus grave et plus profond, signe d’un
peuple touché dans sa vitalité, son
dynamisme ordinaire, l’écrivain Claude Duneton soulignait que l’appauvrissement
du langage se manifeste aussi par un déclin de l’argot, dans les milieux
populaires :
« Personne
ne me contredira si j'affirme que le vocabulaire de la jeunesse s'est appauvri
depuis trente ans. Et ce ne sont pas les quelques dizaines de mots arrachés par
les médias dans les champs de sabir mythifiés appelés « banlieues » qui
compensent les pertes. Contrairement à
une idée reçue, le parler ordinaire des adolescents s'est rétréci non pas
seulement parce que les termes convenus leur échappent (ne disons pas « littéraires
») ; leur vocabulaire s'est allégé aussi parce que les mots vulgaires leur
manquent ! - Je m'entends.
On
l'ignore généralement, la phraséologie familière traditionnelle que tout
Français et la plupart des Françaises utilisaient sans penser à mal au XXe
siècle -, ce français d'entre soi, «bas» peut-être, mais rigolo, tellement
rejeté par l'école de nos pères, cet « argot » enfin qui faisait la vie et la
saveur des palabres, leur fait lui aussi défaut. »
Le déclin ne se résume donc pas à la « crise de
la transmission » de plus en plus évoquée (à juste titre). Il ne se résume
pas à l’ignorance. Il semble y avoir une chute de l’inventivité, de la spontanéité langagière. Moins de diversité des
mots, moins de création et de jeu avec le langage. Notre richesse verbale diminue doublement. Effet d’un appauvrissement des intelligences et des
volontés ?
[R1] : Ce « volontarisme verbal » (à
rapporter à la mesure des accomplissements de son auteur) me fait furieusement
penser à cette formule de Tywin Lannister : « Tout homme qui doit dire “je suis le roi”, n’est pas un vrai roi. »
Ma foi, cette étude est très intéressante. On ne triche pas avec la linguistique, et on peut constater que la dévaluation unanimement constatée du prestige de la fonction présidentielle va de pair avec « l’appauvrissement du discours ».
RépondreSupprimerLes causes de ce phénomène sont assez faciles à identifier, et tiennent plus à l’évolution des choses qu’à la médiocrité des hommes. Je ne reviens pas sur la prédominance de l’émotion par rapport à la raison, qui est souvent revenue dans nos échanges. Une analyse de la gestuelle serait à cet égard également significative : comparer le hiératisme de Giscard ou Mitterrand aux coups de menton de Sarkozy ou aux coups de poignet de Hollande : l’image a pris le pas sur le verbe, il s’agit de montrer le volontarisme plutôt que de suivre une démonstration. Le rôle de la télévision dans cette dévaluation du discours est d’ailleurs central. Je vous renvoie à La Parole humiliée de Jacques Ellul qui couvre toute cette question.
Il faudrait aussi évoquer la question technique. L’action politique a été vidée de sa substance par la montée en force de l’expertise technicienne dans tous les domaines (y compris la communication), dès lors la dimension politique se réduit effectivement à la fonction phatique, au rôle d’incarnation pur et simple. Ici, c’est à L’Illusion politique du même Ellul que je vous renverrais.
Plus généralement – et c’est sans doute dommage pour vous et moi – nous sommes dans une société (féminisée, soit dit au passage, et c’est un autre facteur du problème) où le discours et la rationalité ont une valeur historiquement faible. Malgré tout, la raison et le discours (qui peut seul intégrer la dimension dialectique et temporelle de la réalité) restent les meilleurs outils pour comprendre le monde et d’une certaine façon le dominer plutôt que d’être le jouet des circonstances et des sentiments.
Les politiques sont d’ailleurs conscients du problème : Macron marque plutôt une volonté de solenniser le discours, et la présence de trois volumes de la Pléiade (de Gaulle, Gide et Stendhal) sur sa photo officielle, de même que le ralentissement du débit dans ses interventions officielles, vont plutôt dans ce sens. Le problème, c’est lorsqu’il est rattrapé par le spontané, d’où certaines sorties un peu abruptes, et surtout certaines images, vous l’aviez noté, totalement contre-productives.