vendredi 13 décembre 2019

Penser la trahison


Qu’est-ce qu’un traître ? Qu’est-ce qu’une trahison ?


La fréquence de ces notions dans la littérature politique [N1] (ou dans la recherche scientifique sur le politique) n’a généralement d’égale que leur imprécision manifeste. La trahison est ainsi l’un des ces concepts « souvent utilisé mais assez peu étudié pour lui-même, en histoire du moins. » [N2]. Les historiens usent pourtant régulièrement du mot ou des formes conjuguées du verbe trahir (114 occurrences dans la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales ; 180 dans la Revue historique), bien que les plus gourmands en la matière soient les politistes (330 résultats dans la vénérable Revue française de science politique). Sans doute faut-il penser que « [cette absence tient à ce que] la notion elle-même […] nous inspire en tant que valeur » [N3] ; et il faudrait sans doute rapprocher l’impensé qui entoure le concept de trahison du malaise similaire qui entoure la réflexion autour de la guerre civile. [N4]

Lorsqu’elle n’est pas entourée de guillemets pour exprimer la distance du chercheur d’avec cette accusation infâmante, la trahison est parfois ramenée à une dénonciation morale dénuée de caractéristiques spécifiques, une « notion avant tout liée aux sentiments et aux jugements moraux ; elle est, au-delà des faits justifiant toute accusation, ce qui est pensé et ressenti comme trahison -y compris lorsque les preuves « matérielles » ou même les actes considérés comme trahison sont inexistants. » [N5]

La réflexion sur la trahison ne peut produire une analyse objective du phénomène qu’en écartant ce premier usage. En effet, cette trahison subie ne fait que reproduire le point de vue des acteurs. La trahison est ici accusation, fait social qui « tombe » sur l’individu, pris au dépourvu. Aucune spécificité ne la distingue alors de l’accusation de déviance, de la violation d’une norme ou d’un tabou, voire -dans certaines cultures- de l’idée de blasphème. 

Autrement plus intéressante est la trahison choisie, structure sociologique susceptible d’une analyse axiologiquement neutre (au moins dans un premier temps). Dans cette acception du terme, « [la trahison] est d’abord un choix. » [N6], un acte, donc le produit d’une intention délibérée. De même qu’on ne peut pas être un manipulateur sans dissimuler consciemment à autrui le mal qu’on lui prépare, de même, on ne peut pas être un traître sans avoir conscience que l’on commet un acte qui, une fois su, brisera la confiance qu’autrui a placé en nous : « la récurrence de comportements basés sur la dissimulation et le mensonge dans certaines trahisons nous montre au moins une chose : le traître sait ce qu’il fait, au sens où il sait quelles sont les frontières symboliques du groupe et les pratiques qui seraient immédiatement considérées comme des transgressions. La dissimulation est finalement une preuve de sa parfaite socialisation. Il ne pourrait agir de la sorte sans s’appuyer sur un stock commun de connaissances partagées. » [N7]

Formellement, la trahison est un type de rupture d’une relation sociale, et même de « rupture par préférence », puisque la trahison implique de choisir entre des allégeances inconciliables : « Toute trahison implique le reniement d’un lien au profit d’un autre » (p.13). Néanmoins, si toute trahison est rupture, la réciproque n’est pas vraie. La trahison est « rupture d’un lien ou d’une relation basés sur la confiance et la loyauté, ce qui restreint parfois considérablement le champ de la trahison. » (p.12). Fort heureusement pour nous tous, la plupart des cas de rupture d’une relation sociale ne présente pas le caractère spectaculaire, imprévu et dramatique de la trahison, en particulier dans les relations qui ne reposent pas sur des affinités interpersonnelles mais sur des règles formelles (que l’on pense à ce qu’est, dans la majorité des cas, la fin d’un contrat professionnel. Ou encore : « Il est ainsi difficile, par exemple, de parler de trahison lorsque l’on accepte une promotion dans une entreprise ou que l’on choisit « une grande surface » au détriment d’une autre pour faire ses courses. », p.15). 

Comme l’explique excellement Sébastien Schehr dans un ouvrage qui constitue la meilleure contribution à la sociologie de la trahison, « il faut être trois pour trahir (le traître, le trahi et celui au profit duquel se fait la trahison). Quel que soit son « contenu » ou son objet, la trahison présenterait donc toujours une structure ternaire ou triadique. En ce sens, il n’est peut-être pas abusif de parler de son caractère universel. » (p.14) [N8]. Elle suppose donc « une différenciation initiale entre « Nous » et un « Eux » ainsi qu’un « mouvement » -au sens large » de l’intérieur vers l’extérieur (l’acte de trahison). » (p.46). La trahison est ainsi un phénomène qui suppose un minimum de complexité sociale. Si Robinson Crusoé, sur son île, « trahit » la confiance de Vendredi, c’est un sale type, mais pas à proprement parler un traître, faute de l’existence d’un tiers auquel l’acte de Crusoé signifierait ralliement et bénéfice. La trahison présuppose une appartenance sociale et son reniement : « le transgresseur est donc perçu par les autres membres du « Nous » comme ayant franchi la limite, la frontière qui les sépare de l’extérieur. » (p.49). Le traître est toujours d’abord un ami, un allié, un camarade ou un complice… Il est donc « [virtuellement] présent à toutes les échelles du social (de la vie quotidienne à l’imaginaire), [susceptible] d’investir ainsi potentiellement toute forme de lien (de l’amitié aux relations internationales). » (p.12). 

D’où le caractère effroyable et brutal de la trahison, qui la rend si rétive à l’analyse (« [La] puissance d’effroi de la trahison provoque ainsi douleur, souffrance, tristesse, désarroi, stupéfaction ; les témoignages concordent et montrent que l’on ne sort pas indemne d’une telle expérience. […] Quelque chose s’effondre, des repères s’évanouissent, des routines deviennent inopérante […] D’autant que le sens même de la trahison est alors hors d’atteinte [et parfois même définitivement inintelligible]. » (p.72) ; « [La trahison] porte atteinte aux processus de régulation et de conservation du groupe. […] La trahison ne peut être que de l’ordre de la surprise, elle est l’équivalent civil de l’embuscade, une forme sociale de guet-apens. » (p.73).

Cet aspect collectif ou communautaire nécessaire à la possibilité de trahison contribue à expliquer son affinité avec les contextes de conflictualité politique, et plus exactement ceux que caractérisent la montée aux extrêmes, lorsque « le compromis n’est pas possible » [N9]. « Dans ces situations, l’exigence de loyauté est à son comble et ne souffre aucune exception ; toute prise de distance avec le « Nous » est ainsi susceptible d’être qualifiée de trahison et de connivence avec l’ennemi. » [N10]. De même que le fait politique présuppose un ennemi même virtuel, la trahison « postulant l’existence d’un adversaire ou d’un ennemi […] est […] intimement liée au conflit et au temps de la guerre. » [N11]. La dénonciation de « traîtres » est aussi un puissant moyen politique pour rétablir l’unité d’une collectivité en conflit : « Lorsqu’un ensemble est ébranlé par des dissensions, la figure du traître et la trahison peuvent aussi être utilisées par certains membres du « Nous » pour expurger l’étrangeté et la différence, occulter les discordes, et surtout resserrer les liens du groupe autour de l’idéal commun. » [N12]. Le dissensus moral et politique est ainsi occulté, les divisions étaient attribuées aux sombres agissements de « traîtres », forcément bas, intéressés, et/ou dans la main d’une puissance étrangère. [N13]


L’accusation de trahison ayant une véritable « dimension d’infamie » [N14], certains auteurs ont pu affirmer que : « tout comme la trahison, la figure du traître est foncièrement négative. » [15]. S’il est clair que la trahison-accusation est toujours à visée stigmatisante (prélude ordinaire à « l’exclusion, la réclusion voire la mise à mort du traître ») [N16], l’évaluation morale de l’acte de trahison apporte un résultat plus ambigu.


Il convient d’abord de noter, avec Sébastien Schehr, que le traître n’est donc pas toujours un opportuniste ; il y a des traîtres qui sont fidèles à des convictions, et même intransigeants en la matière : « Les représentations dominantes ont souvent fait du traître un pervers, au sens où il prendrait un certain plaisir à trahir, à blesser ses victimes, à trahir leur confiance. Si ce trait existe bel et bien dans certains cas, il n’est pas pour autant généralisable à toutes les trahisons. […]

L’idée qu’un traître ne puisse être autre chose qu’un être mauvais, déloyal en toutes circonstances, n’est pas nouvelle, elle s’inscrit plutôt dans le droit fil des représentations de Judas dont la biographie fut remaniée au Moyen Age afin de mieux cadrer avec son stéréotype. Cette démarche revient à oublier un peu vite que certains traîtres furent tout de même dévoués à leurs causes, et cela parfois au péril de leur vie
. » (Ibidem, p.103)


C’est donc, sans goût exagéré pour le paradoxe, la véritable question de la fidélité du traître qui est posée. Si Schehr s’est plu à souligner la « dimension créatrice de la trahison », génératrice d’une nouvelle affiliation, sa « « valeur de lien » […] qui d’ailleurs la rapproche du don » (p.15), il faut aussi remarquer que le traître trahit parfois pour demeurer fidèle à lui-même, ou à une valeur qu’il place au-dessus de la confiance que lui a accordé une personne ou un groupe. 

Sous certaines conditions, le traître peut ainsi se dévoiler comme une figure radicale de la désobéissance (civile ou militaire). Le traître sera alors l’aboutissement de cas intermédiaires de contestation de la légitimité d’une autorité (la « forte-tête », le « rebelle » ou le mutiné) ou de la bonté d’un ensemble (église, nation, parti politique, etc.). 


(Il faudrait toutefois différencier ce cas de celui de l’insurgé ou d’un certain type de révolutionnaire, lequel, par sa désobéissance, crée simultanément sa cause et sa légitimité (par exemple, la proclamation du peuple français comme souverain par l’Assemblée Nationale de 1789) ; dans ce genre de cas, en l’absence d’éléments préexistants au profit desquels trahir, il y a désobéissance certaine mais apparemment pas trahison). 


Certaines formes de duplicité et de complicité avec un tiers hostile au groupe d’appartenance pourraient dès lors s’avérer des cas extrêmes et tragiques de fidélité maintenue à des exigences morales et/ou patriotiques. Comme l’écrit le philosophe thomiste Alasdair MacIntyre : 


« L'exemple d'Adam von Trott illustre très bien ce cas de figure.

Patriote allemand, exécuté en 1944, suite à l'attentat manqué contre Hitler, Adam von Trott avait choisi de travailler en Alle­magne, en collaboration avec l'opposition conservatrice aux nazis. Les membres de cette opposition étaient très peu nombreux mais extrê­mement bien placés. Ils envisageaient de se débarrasser d'Hitler de l'intérieur plutôt que par un renversement du régime nazi, qui aurait entraîné la destruction de l'Allemagne née en 1871. Mais pour donner le change, Trott fut forcé de se compromettre avec le régime. Il servit donc non seulement la cause de son pays, ce qui était son intention, mais également, conséquence inévitable, la cause des nazis. »

« Le patriote se définit par une façon particulière de réunir un passé, dont il tire son identité morale et politique distincte, et un avenir dont le projet est sa nation et qu'il lui incombe de réaliser. Seule l'allégeance à ce projet est inconditionnelle. L'allégeance à des gouvernements, à des formes de gouvernement spécifiques ou à des chefs particuliers dépendra entièrement de leur dévouement à ce projet et de leur aptitude à ne pas le contrecarrer ou le faire échouer. C'est ce qui rend possible qu'un patriote comme Péguy se montre profondément opposé aux dirigeants de son pays ou qu'un patriote de la trempe d'Adam von Trott aille jusqu'à intriguer pour renverser le gouvernement. » [N17]


On pourra alors se demander, avec Raymond Aron, si la trahison n’est pas le dernier refuge de la liberté… [N18]

[Note 1] : « [La dénonciation de la trahison de la nation] constitue […] la colonne vertébrale du corps d’analyse de toutes les pensées nationalistes. » (Philippe Buton, préface à Sylvain Boulouque et Pascal Girard (dir.), Traîtres et trahisons. Guerres, imaginaires sociaux et constructions politiques, Paris, Éditions Seli Arslan, coll. Histoire, cultures et sociétés, 2007, 223 pages, p.9).

[Note 2] : Sylvain Boulouque et Pascal Girard, Introduction à Sylvain Boulouque et Pascal Girard (dir.), Traîtres et trahisons, op. cité, p.11. Les philosophes n’ont semble-t-il guère fait mieux jusqu’à présent : il n’y a pas d'entrée « Trahison » dans les 1376 pages du Vocabulaire technique et critique de la philosophie, d’André Lalande (PUF, 2016 (1926 pour la première édition). Pas davantage dans les 1000 pages du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, dirigé par Monique Canto-Sperber (Paris, Presses universitaires de France, coll. Quadrige/Dicos poche, 2004, 1996 pour la première édition). Dans le Dictionnaire philosophique d'André Comte-Sponville (PUF, coll. Quadrige, 2013, 2001 pour la première édition), la notion, plus ou moins assimilée au renoncement, est mentionnée dans l'article "Fidélité". D’après une recherche par mots-clés dans les quelques 4497 pages de la Somme théologique complète annotée, Thomas d'Aquin fait quelques allusions à la trahison ("La trahison, la tromperie et la fourberie semblent avoir le même but, qui est de tromper le prochain." -QUESTION 118 — L’AVARICE, Article 8 — Les filles de l’avarice, Objections, 2, p.2111).


[N3] : Sébastien Schehr, Traîtres et trahisons, de l’Antiquité à nos jours, Paris, Berg International éditeurs, 2008, 218 pages, p.9.

[N4] : « Il est généralement admis qu’une théorie de la guerre civile fait aujourd’hui totalement défaut, sans pour autant que cette lacune semble préoccuper outre mesure les juristes et les politologues. » (Giorgio Agamben, La Guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis, Éditions Points, coll. Essais, 2015 (2015 pour la première édition italienne), 76 pages, p.9).

[N5] : Sylvain Boulouque et Pascal Girard, Introduction à Sylvain Boulouque et Pascal Girard (dir.), Traîtres et trahisons, op. cité, p.15.

[N6] : Ibidem, p.13.

[N7] : Sébastien Schehr, Traîtres et trahisons, p.54. Il est regrettable que l’auteur contrevienne à sa propre définition en parlant, p.54 toujours, de trahisons « involontaires », retombant dans le subjectivisme de la « trahison »-subie.

[N8] : L’auteur précise d’ailleurs p.17 : « Les premières traces de références explicites à la notion de trahison sont sans conteste proche-orientales : elles remonteraient au XIIe voire au XIIIe siècle avant J.- C. ». Autre piste fascinante p.128 : « L’abondance des traîtres à la Renaissance a […] amené [Jacob] Burckhardt a considéré cette figure comme un des éléments symptomatiques du développement de l’individualisme moderne. »

[N9] : Maurice Goldring, « Figures du traître dans le mouvement républicain irlandais », in Sylvain Boulouque et Pascal Girard (dir.), Traîtres et trahisons, op. cité, pp.25-31, p.25.

[N10] : Sébastien Schehr, Traîtres et trahisons, p.60.

[N11] : Sylvain Boulouque et Pascal Girard, Introduction à Sylvain Boulouque et Pascal Girard (dir.), Traîtres et trahisons, op. cité, p.14. Les mêmes auteurs notent, p.18, le « poids déterminant » de l’état de guerre (ou de la menace d’une guerre imminente) dans la production de législations pénales concernant la trahison. Si les guerres sont parfois la conséquence de traîtrises, ce sont aussi les guerres qui font les traîtres…

[N12] : Sébastien Schehr, Traîtres et trahisons, p.65.

[N13] : Pensons par exemple à l’Affaire Dreyfus, durant laquelle la droite nationaliste française reprochait aux dreyfusards non pas tellement une conception erronée du bien public (l’innocence individuelle mise au-dessus de la croyance en l’infaillibilité de l’autorité des tribunaux militaires) -susceptible d’être débattue- mais surtout d’être des agents de l’Allemagne… 

[N14] : Olivier Dard, « L’histoire de l’OAS au miroir de la trahison », in Sylvain Boulouque et Pascal Girard (dir.), Traîtres et trahisons, op. cité, pp.209-223, p.221-222.

[N15] : Sylvain Boulouque et Pascal Girard, Introduction à Sylvain Boulouque et Pascal Girard (dir.), Traîtres et trahisons, p.13. Claude Sales écrit de son côté : « On peut respecter un adversaire, on ne respecte pas un traître. » (La Trahison, Paris, Le Seuil, 1999, p.70).

[N16] : Sébastien Schehr, Traîtres et trahisons, p.49.

[N17] : Alasdair MacIntyre, Le patriotisme est-il une vertu ?, The Lindley Lecture, The University of Kansas, 26 mars 1984, 20 pages.

[N18] : « Certains Allemands anti-nazis ont souhaité la défaite de leur patrie, ils ont même travaillé en vue de cette défaite avant qu'elle ne fût acquise. Étaient-ils des traîtres ? » (Raymond Aron, « Le dernier refuge de la liberté ? », Le Genre humain, 1988/1 (N° 16-17), p. 19-40. DOI : 10.3917/lgh.016.0019. URL : https://www.cairn.info/revue-le-genre-humain-1988-1-page-19.htm . Il s'agit de la reprise de la préface d'Aron à André Thérive, Essai sur les trahisons, Paris, Calmann-Lévy, 1951, p.31. 

Sébastien Schehr répond quant à lui (Traîtres et trahisons, p.98) : « Les Allemands ayant comploté contre Hitler étaient aussi des traîtres. »

1 commentaire:

  1. Hum… Drôle de sujet. Vous ne délimitez pas vraiment le cadre de votre propos, si bien que l’on ne sait pas s’il s’agit de trahison individuelle, politique, militaire, etc. À mon avis une réflexion sur ce sujet ne pourrait pas faire l’économie des Vies d’Alcibiade et de Coriolan par Plutarque.

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